récits


du bon usage des experts
novembre 6, 2006, 1:27
Filed under: philosophie, politique, pragmatisme

Le recours aux experts dans les démocraties occidentales constitue un trait remarquable des politiques contemporaines. Non pas que ce recours soit nouveau : nombreux sont les princes dont l’action s’est soutenue de conseillers, lesquels connurent parfois une notoriété supérieure à celle de leur monarque. La révolution française elle-même eu recours aux lumières des intellectuels – non sans susciter de sanglantes disputes. On a déjà retracé les déclinaisons de cette grande histoire de la relation entre savoir et pouvoir – c’est là tout simplement l’histoire de la politique – je n’y reviens pas (lisez Pierre Manent, Léo Straus, Raymond Aron ou Hannah Arendt, et même les grecs et Montequieu : seuls les naïfs peuvent s’étonner de la collusion du pouvoir et du savoir et y voir je ne sais quelle insulte au politique : la question que je soulève n’est pas là)

Mais les démocraties occidentales contemporaines entretiennent avec leurs experts des relations si étendues, et si pacifiées, qu’on peut se demander si la nature même de la démocratie n’en est pas modifiée. Car c’est une chose que de demander l’avis des experts (par exemple dans le domaine de la stratégie militaire, afin d’obtenir des informations sur les conséquences prédictibles de l’engagement dans un conflit, ou les difficultés inhérentes à cet engagement), c’en est une autre de recourir à leur savoir comme la source même, voire l’alpha et l’omega, de la décision politique. Dans le premier cas, l’avis de l’expert constitue une information nécessaire à la pris de la décision politique (qui doit faire éventuellement l’objet d’un débat), mais dans le second cas, l’avis constitue la décision politique elle-même. C’est là une réduction de la politique à l’expertise (et donc, si l’expert est scientifique, une naturalisation radicale du politique, c’est-à-dire, la disparition de la geste politique elle-même) .
Des exemples récents dans le gouvernement de la France illustrent bien cette seconde manière de recourir aux experts. Prenons la conversion assumée du ministre de l’éducation Giles de Robien aux sciences cognitives. J’en ai parlé dans ce texte en mars dernier. Le ministre , emporté dans un élan presque mystique, n’hésitait pas à déclarer, à propos du bien fondé de la soi-disant méthode d’apprentissage de la lecture sur le mode syllabique : “On en a la preuve. Plus aucune fausse science ne pourra révoquer l’expérience.” Politiquement, la conséquence de cette déclaration est évidente : le débat est clos. Le débat est clos puisque l’expertise scientifique a prouvé que la manière la plus « naturelle » (c’est-à-dire celle qui respecte les schémas cognitifs vérifiés en laboratoire) d’apprendre à lire est précisément cette méthode là. Le reste (c’est-à-dire un siècle de recherche en pédagogie) n’est que littérature. On pouvait préférer l’époque récente où les ministres se reposaient sur des gens comme Philippe Meirieu, dont le travail est autrement plus nuancé et le savoir érudit (on notera avec intéret que les experts requis par le ministre éprouvent aujourd’hui le besoin de nuancer leur position en découvrant l’effet des simplifications ministérielles).

Autre exemple emblématique : l’articulation entre certains rapports de l’INSERM et le politique. On ne soulignera jamais assez comment une institution autrefois assez discrète (dans le champ médiatique en tous cas), est devenue en quelques années un des portes paroles les plus importants (on dira : « incontournable ») des débats publics. Rappelons quelques effets politiques des recherches de l’INSERM :

1° En réponse à une demande de Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs indépendants (Canam) sur le dépistage, la prise en charge et la prévention et du trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent, un rapport est publié intitulé Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent (2005) (qui fait suite à Troubles mentaux : depistage et prévention chez l’enfant et l’adolescent (2002). Le ministre de l’intérieur s’en empare pour nourrir quelques alinéas de son projet de loi sur la prévention de la délinquance. Il suit de manière assez grossière les recommandations du rapport de l’INSERM, en préconisant un dépistage précoce de « troubles comportementaux » censés annoncer un parcours vers la délinquance. S’ensuit un tollé de nombreux citoyens concernés par la question de l’éducation infantile, et la constitution d’un collectif, Pas de zéro de conduite pour les enfants de zéro à trois ans. Le ministre n’a pas cru bon de prendre l’avis d’une pluralité d’experts et s’en est remis à une seule institution, porte-parole d’un courant scientifique particulier (le cognitivisme experimental plus ou moins teinté de neurobiologie).

2° En 2004, à la demande de la direction générale de la santé, l’INSERM publie un rapport intitulé : Psychothérapies, trois approches évaluées. Les conclusions de ce rapport font clairement apparaître que les différentes approches psychothérapeuthiques se prêtent plus ou moins bien à une « évaluation » (sous-entendu scientifique donc chiffrée). Les rédacteurs sont nettement d’obédience neuro-cognitiviste, comme on pouvait s’y attendre. Le ministre de la santé s’empare immédiatement de ces conclusions pour produire un texte visant à définir ce que devrait être un psychothérapeute, quelles sont les conditions nécessaire à l’obtention de ce titre : d’où les propositions de lois à ce sujet sur lequel je ne m’étendrais pas (étant moi-même psychanalyste, je suis dans cette affaire trop concerné pour développer ce point dans ce texte). Là encore, la publication du projet suscite un maelström de réactions de la part des associations et acteurs se sentant visés en tant que psychothérapeutes.

Je dois être ici le plus clair possible. L’INSERM est une institution dont les travaux sont indispensables (il suffit de lire la liste de leurs rapports). Et je ne vois aucun inconvénient à ce qu’une institution comme l’INSERM soit requise – voire réquisitionnée – par les politiques pour l’aide à la décision. Le problème ne vient pas de la qualité de leur expertise, mais de l’absence de prise en compte d’autres expertises. Le politique considère (implicitement) qu’une institution comme l’INSERM a vocation à représenter l’avis éclairé de la totalité des experts – sous entendu, dans sa structure même, elle constitue un idéal scientifique, capable de produire un système de pensée subsumant équitablement la pluralité des points de vue. Pour ma part, je ne souhaite rien de tel qu’un tel idéal. Et je suis loin de croire que l’organisation de l’INSERM la légitime en tant qu’institution idéale. Et je suis persuadé que les chercheurs attachés à l’INSERM ne le croient pas non plus. Seul le ministre le croit ou fait semblant d’y croire. Nous avons absolument besoin ici (comme ailleurs) d’un anthropologue qui vienne enquêter sur les pratiques et les théories, implicites et explicites d’une telle institution. Plus que jamais, nous avons besoin des anthropologues, capables de décrire de manière fine les modalités de ce recours à l’expertise, l’organisation et la production du savoir et du pouvoir au sein de ces institutions, et ses effets sur le champ politique (au sens large).

Le danger ne vient certainement pas des experts, mais de l’usage politique qu’on en fait : et il y a ceci de tout à fait pervers, que cet usage, promu par le politique, conduit finalement à réduire le champ propre de la décision politique. En se référant aux experts comme dépositaires légitimes de la vérité, on espère faire taire les voix faisant entendre un son de cloche différent. Qu’on lie la décision politique à l’avis des mollahs ou à l’avis des chercheurs de l’INSERM n’y change rien. Dans les deux cas, le débat démocratique est clos. La place est nette pour la production de la loi. On a instauré des portes paroles de la vérité, ce qui n’est rien d’autre qu’en revenir à un despotisme (plus ou moins éclairé). On fait plus qu’imposer un cadre de pensée (par exemple l’interprétation des textes sacrés ou les sciences neuro-cognitives), on voudrait noyer à l’avance toute vélléité critique.

Cette manière de s’avancer sous l’autorité des experts, bien qu’elle soit éminemment politique (et ne nous étonne en rien), consitue en même temps une négation de la démocratie. Chaque objet que le politique remet aux soins des experts est désormais exclu du débat public, retiré du champ de la critique. Et on doit bien convenir que l’augmentation croissante du recours aux experts, en retirant du champ de la démocratie tel ou tel objet, appauvrit considérablement l’ensemble des objets qui demeurent sujet à discussion. A ce rythme, on pourrait s’attendre à ce que seul moment démocratique qui nous reste s’incarne à l’avenir dans le vote, et rien d’autre, le reste étant de toutes manières l’affaire des experts et ne faisant plus débat (voter pour un mouvement politique serait alors en réalité voter pour garantir l’autorité de certains experts, lesquels, et c’est là qu’est la perversion, se cachent dans l’ombre de leur ministre – qui devient le porte-parole de ces experts)

D’un autre côté, et c’est là un fait remarquable qui doit au contraire être porteur d’espoir pour la vitalité démocratique, les recours répétés aux experts suscitent immanquablement, surtout lorsqu’ils sont à ce point grossiers (c’est le cas des exemples cités ci-dessus), la réaction des personnes concernées par l’objet politique en question : des collectifs se contituent, des débats, des actions, des manifestations, etc. Bref, la politique prend vie, contrariant ainsi le dessein initial du recours aux experts comme dépositaires de la vérité. Au fond, l’avenir des démocraties occidentales repose en grande partie sur cette tension : la vérité doit-elle demeurer une affaire publique, ou bien devra-t-on comme aux plus grandes heures du scientisme politique, la remettre aux mains des experts (fussent-ils religieux, scientifiques, économistes, que sais-je ?). La question est sans doute mal posée : mais je persiste à penser que la tension entre la science et le politique est une des conditions d’une démocratie vivante, qui ne dégénère pas en despotisme, fut-il éclairé.

(lire aussi : les difficultés d’une experimentation collective de Bruno Latour , ainsi que l’allocution d’Isabelle Stengers lors du procès de la firme Mosato, ainsi que son livre : Sciences et pouvoirs)

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addenda du 15 novembre 2006 :

Il faut lire cet article paru dans Libération ce matin, et qui vient en quelque sorte illustrer mon texte:

http://www.liberation.fr/actua…

L’INSERM a organisé un débat autour de l’expertise sur les troubles de conduite chez les enfants. Débats forcément très animés. La conclusion de Jean-Marie Danion, directeur de recherche à l’Inserm, « En amont de nos prochains travaux, nous allons travailler avec des groupes plus larges, en associant les sciences humaines mais aussi les associations de malades ou de familles. Ensuite, lorsque le rapport sera achevé, on le fera débattre dans plusieurs cercles, avant de le publier avec les critiques. Enfin, nous organiserons, comme on vient de le faire, des débats ».

Voilà qui constitue un désaveu cinglant de la manière dont les politiques font parfois usage des experts, et aussi une très encourageante initiative des dits experts pour remettre de la politique (ou du « social », ou du « collectif ») dans les sciences.

J’insiste d’ailleurs sur ce point que mon texte n’accuse pas les experts, mais la manière dont le politique s’en réclame pour exclure un certain nombre de problème du champ de la démocratie.

Sur ce point là, en tous cas, la démocratie a largement repris le dessus.


2 commentaires so far
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[…] [lire aussi pour une analyse plus poussée du recours à l’expert cet autre texte . Je dois préciser que j’ai travaillé 5 ans en tant que formateur auprès de personnes adultes illettrées. J’ai donc été formé moi-même à des méthodes pédagogiques différentes, mais qui toutes avaient au moins en commun de ne pas commencer par une technique purement syllabique. Pour la simple et bonne raison que ces personnes ayant toutes été scolarisées n’avaient pas appris à lire dans le contexte scolaire en pratiquant cette méthode.] Filed under: politique   |   […]

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