Tunis : premières impressions.

Malgré la brûlante situation libyenne, malgré les manifestations et le référendum constitutionnel de ce week-end au Caire, nous n’oublions pas que le processus révolutionnaire, qui semble vouloir visiter chacun des pays d’Afrique du Nord un à un, a débuté en Tunisie, et est encore loin d’avoir (là-bas aussi) abouti.  Il ne nous paraît donc pas décalé d’essayer de relater ce qu’il s’y passe, ou ne se passe pas, en ce moment. Nous commençons par ce (long) texte que nous a envoyé un ami présent actuellement dans la capitale tunisienne à l’occasion de la fête-anniversaire de l’indépendance du pays.

Aujourd’hui c’est dimanche et la matinée fût fraîche et venteuse. Promenade le long de l’avenue Bourguiba depuis la porte de France que seuls les Français s’acharnent encore à nommer ainsi et les Tunisiens aussi pour faire plaisir aux Français. Les Tunisiens l’appellent en réalité Al beb al bahar : la porte de la mer. A l’époque ottomane, la mer s’aventurait jusqu’aux portes de la médina. Aujourd’hui Al beb al baar n’est plus qu’une arche, à défaut d’avoir été une porte, et les remparts qui ceinturaient la médina ont ici disparu depuis longtemps. La petite place qui entoure la porte est aujourd’hui vide. Les commerces de la médina sont en effet tous fermés.

Une grande artère très élégante commence ici,  l’avenue de France, où se situe non loin l’hôtel de France. L’ambassade de France se trouve évidemment un peu plus loin, au croisement de l’avenue Bourguiba, sur une place qui porte le nom de Place de l’Indépendance. Ironie de l’histoire ? Je ne sais pas, mais d’une certaine façon, il est difficile de croire aux coïncidences dans cette matière. Sur cette même place, on trouve une cathédrale, que l’occupation française a laissé aux Tunisiens tel un cadeau empoisonné, et au style aussi immonde que celui du Sacré-Cœur à Paris. Tout à côté de la cathédrale s’appuie un immeuble blanc de cinq étages qui abritait jusqu’au fameux mois de janvier le Ministère de la Femme et qui a depuis fermé ses portes. Ne reste visible de ces moments fiévreux que les vitrines du rez-de-chaussée brisées et que personne n’a songé à remplacer depuis. Je ne crois pas que les émeutiers aient eu une quelconque dent contre les femmes en général, mais plutôt à l’encontre de l’une d’entre elles. Inutile de la nommer encore une fois, tout le monde sait de qui il s’agit.

Sur la place de l’indépendance un périmètre de sécurité est dressé qui interdit totalement l’accès à sa partie centrale, et la circulation s’organise autour de la ceinture de barbelés qui délimite ce périmètre. Des barbelés inoxydés flambant neufs, avec des crochets en forme de petites lames de rasoir. Peut-être là un ultime présent offert par la France, qui a su et sait si bien partager son expérience en matière de maintien de l’ordre. Je dis cela en déduisant que, jusqu’au mois de janvier, le régime n’avait pas grand besoin de ce type de matériel. La terreur qu’il faisait régner ici suffisait semble-t-il à dissuader quiconque d’envisager quoi que ce soit dans la rue, et encore moins l’assaut en règle d’un bâtiment, que ce soit un ministère ou une ambassade. Mais aujourd’hui, force est de constater que tous les bâtiments un tant soi peu sensibles, ministères, ambassades, banques sont désormais enceints par ces lignes infranchissables de barbelés déployés en rouleaux. A l’intérieur de ce périmètre d’à peine deux-cent mètres carrés sont postés un blindé couleur sable, mitrailleuse couverte, ainsi que trois jeep humvy de fabrication américaine – un véhicule militaire très répandu dans les armées des pays bénéficiant d’aides américaines et qui préfigura sa non moins fameuse version civile : le hummer. Quelques militaires en faction, fusil d’assaut anglais à lunettes en bandoulière veillent distraitement sur leur petit territoire désert. L’ambassade de France, sur la même place, est elle-aussi enceinte par un dispositif identique, si ce n’est que là, ce sont des policiers et des militaires qui en assurent la surveillance par alternance. On distingue seulement dans la cour de l’ambassade de grandes tentes blanches protégeant  les voitures officielles. Petit détail qui semble anecdotique, mais au regard de la considération qu’ont la plupart des Tunisiens pour la carrosserie de leurs véhicules, quels qu’ils soient d’ailleurs, le côté chochotte des Français prête à sourire. Un autre détail, plus important : un immense drapeau français a été hissé sur la hampe de l’ambassade, ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques jours. Il faut signaler qu’aujourd’hui dimanche 20 mars, on fête le 55ème anniversaire de l’indépendance tunisienne. La présence de ce drapeau français frappe comme un rappel vraiment très maladroit des égarements diplomatiques de Paris ces dernières semaines, au moment même où toute cette avenue Bourguiba se noyait sous le rouge des drapeaux tunisiens, hissés à la fois sur presque tous les arbres, réverbères, poteaux ou capots de voiture, comme sur bon nombre de dos et de poitrines.

Tout le long de l’avenue Bourguiba, on voit des graffitis en arabe et en français conspuant à la fois le RCD et les Ben Ali-Trabelsi. Ici ou là, des panneaux d’affichage systématiquement détruits. Les cars de police, encore très nombreux les jours précédents (à chaque carrefour) ont, en ce jour anniversaire, complétement disparu, comme pour s’effacer le temps d’une journée de fête. Une manifestation de quelques centaines de personne commémore à la fois l’indépendance, la mémoire des martyrs et la fierté d’une révolution chèrement payée. Une chorale de femmes à l’allure bourgeoise chante successivement les hymnes nationaux sud-africains, tunisiens et d’autres. Un homme ne comprend pas pourquoi faire ça sur les marches de la cathédrale et le fait savoir très bruyamment. Les cafés, très nombreux sur l’avenue Bourguiba, et leurs terrasses sont noires de monde. Sur l’allée centrale, comme sur les marches du théâtre, des groupes de plusieurs dizaines de personnes s’interpellent, conversent, se disputent, rient et se parlent. Scènes apparemment inimaginable il y a encore quelques semaines. La politique ici prend tout son sens loin des manœuvres qui ont repris cours dans les ministères et autres édifices du gouvernement, dans un bourdonnement incessant de voix qui s’élèvent et se répondent. Hommes et femmes se partagent et se départagent, envahis par une rare intensité politique que l’on n’imaginerait même plus sur le vieux continent.

Un peu plus loin, trône sur l’allée centrale un transport de troupes blindé. Des officiers militaires s’affairent eux aussi à converser avec des policiers et des civils – que l’on devine être pour le coup des policiers en civils. Derrière ce blindé, équipé d’une pelle pour dégager des obstacles, comme des barricades par exemple, se dresse une tour qui doit approcher les cent mètres de haut et qui de loin domine tout Tunis et les environs : l’hôtel Africa. L’hôtel de luxe est fermé depuis que les employés y ont entamé une grève et, pour couvrir ce qui devait être les baies vitrées du hall et de la réception, on a installé tout autour de l’immeuble d’immenses panneaux en métal blanc (désormais recouverts de graffitis). Un petit vigile méfiant, d’une cinquantaine d’années, veille sur une porte de service comme s’il craignait que quelque chose advienne de nouveau dans l’instant. L’hôtel n’a effectivement l’air plus exploité et lorsque l’on demande à ce vigile ce qu’il s’y passe actuellement, il répond avec une gêne évidente et en détournant le regard que l’hôtel est en travaux. J’insiste en lui disant que des Tunisiens m’ont affirmé que les employés étaient en grève. Mais sans dévier il m’affirme toujours le contraire, en insistant bien sur le fait que l’hôtel est vraiment en travaux. En m’éloignant un peu, observant un long moment cette entrée à la dérobée sur laquelle veille ce vigile, je constate que des hommes et des femmes qui ne semblent pas être des ouvriers du bâtiment, mais plutôt des employés de l’hôtel, sortent et rentrent régulièrement de l’Africa.

Toujours sur l’avenue Bourguiba, en continuant en direction de la mer, on débouche sur un nouveau périmètre de sécurité qui cette fois est de loin le plus imposant de tous. On peut reconnaître là le complexe de bâtiments regroupant le Ministère de l’Intérieur et les différents services de sécurité qui, doit-on le rappeler, n’ont pas été dissous depuis cette révolution, mais plutôt réorganisés – pour reprendre le terme officiel. Le périmètre mord l’avenue sur plus que sa moitié et la circulation y est interdite sur un sens, allée centrale comprise. Ne reste qu’une voie et un trottoir depuis lequel on peut observer plusieurs blindés de l’armée et de la police ainsi qu’une nuée de petits véhicules plus légers et un canon à eau. Ici comme ailleurs la police et l’armée semblent parfaitement s’entendre. Plus loin sur la gauche, en direction de l’aéroport et du quartier des banques, on aperçoit l’ex-siège du ex-RCD – je dis « ex » car dissous par décision de justice il y a deux semaines. Là encore, l’accès y est interdit et les militaires semblent s’ennuyer fermement à défendre ce qu’il pourrait encore recéler. C’est un immense building très vilain, construit avec des matériaux assez semblables à ceux que l’on utilise pour rénover les tours des  banlieues en France. Depuis l’avenue, on aperçoit toutefois l’immense terrasse que surplombe une grande baie vitrée en partie brisée, ouverte à tous les vents depuis qu’une manifestation avait réussi à investir les lieux. Les manifestants avaient détruit tout ce qu’ils pouvaient, à l’exception peut-être de ces quelques dizaines de chaises blanches de jardin en plastique, abandonnées sur la terrasse, et qui donnent l’évident sentiment que le pouvoir parait toujours plus dérisoire lorsqu’il finit par tomber.

Décrire l’ambiance qui règne autour de l’avenue Bourguiba pourrait sembler, dans un contexte politique que tous ici qualifient de révolutionnaire, sans grande importance. Et pourtant, ce que l’on voit là, ce qu’on peut en saisir, ces traces laissées par ces jours de soulèvement et le fait de constater que l’Etat et ses appareils sécuritaires ne sont pas tombés pour autant, représentent probablement une approche assez fidèle de ce qu’est cette situation politique, du moins à Tunis. A l’image de ce vigile qui face un occidental n’ose faire l’aveu du conflit et qui au contraire voudrait absolument rassurer en prétextant de travaux dans l’hôtel sur lequel il veille. Partout à Tunis, on voudrait faire croire que tout va bien, ou mieux, et pourtant il y a quelque chose ici, une tension qui infirme ce qui tient de l’injonction à l’optimisme. La ville reste en état de siège. Certes les forces de sécurité, et notamment la police, se font plus discrètes qu’auparavant, dans le sens où elles semblent adopter profil bas depuis janvier. Des bagarres éclatent pour une chose ou pour une autre, ici où là, à l’entrée de la faculté de droit, à la sortie d’un Monoprix, entre commerçants et vendeurs ambulants, parfois même à quelques mètres de la police, qui souvent n’ose intervenir, de peur sans doute de faire dégénérer encore plus la situation.

Lorsque la nuit tombe vers 19 heures, les rues se vident et même si les Tunisiens ne sont pas pour la plupart des couche-tard, la ville semble alors plonger dans une sorte de couvre-feu que presque tous s’accordent à respecter. Ici, tout le monde vous déconseille de sortir le soir. Trop dangereux dit-on. Insécurité ajoute-t-on. Il est vrai que le contraste entre le jour et la nuit est étonnant. La ville fourmille toute la journée, tandis que la nuit tombant elle est désertée par ses habitants. Et si tous ici aimeraient croire et faire croire que tout va bien (ou mieux pour être plus exact), on ne peut pourtant qu’en douter. Cette révolution est en suspension, s’accroche à un calendrier électoral qui prolonge une incertitude, à savoir ce qui pourrait advenir. Le 24 juillet aura lieu très certainement l’élection de l’assemblée constituante. En attendant cette échéance, l’ambiance qui règne sur l’avenue Bourguiba et dans les quartiers alentours donne une tonalité étrange à ce processus politique. On sent que derrière les messages destinés à rassurer, tout est encore possible sans que l’on sache de quoi il pourrait s’agir.

Lors de la rédaction de ces quelques lignes, depuis ma chambre, aux alentours de 22h30, j’entends des cris et des hurlements venant de dehors sur ma droite dans la rue. Depuis le tout petit balcon de ma chambre, je devine dans l’obscurité de la rue un homme courir, un objet long dans une main, sans que je puisse distinguer la nature de cet objet, poursuivi par des hommes en uniforme camouflés. Trois militaires le somment en arabe de s’arrêter, l’un d’entre eux le met en joue plusieurs fois dans sa course mais l’homme ne répond pas aux sommations verbales, il trébuche, se relève, puis disparaît dans une ruelle perpendiculaire, immédiatement suivi par les militaires. Un groupe d’hommes, peut-être armés de bâtons, difficile de discerner, leur emboitent le pas à une distance mesurée. Je n’entends bientôt plus que les cris et hurlements qui continuent à s’élever dans les airs, attendant avec angoisse et une quasi certitude la détonation d’un fusil d’assaut. Elle ne viendra pas et, à entendre de loin, l’homme semble avoir été neutralisé. Deux militaires en cagoules noires à l’allure très sportive passent au bout de la rue sur ma gauche et semblent se diriger vers l’endroit d’où proviennent les cris. Quelques minutes plus tard, le groupe d’une dizaine de personnes qui suivait les militaires reflue de la ruelle à reculons et attend à bonne distance les cinq militaires qui à leur tour en ressortent pour passer sous le balcon de ma chambre. Quatre sont armés de fusils d’assaut, le cinquième tient haut dans la main un long objet qui étincelle à la lueur des rares réverbères de la rue. Il me semble que c’est un sabre. L’homme menotté maintenu fermement par les militaires, semble jeune. Ceux-ci, tout en l’insultant, lui donnent en alternance des coups de crosse, coups de pieds dans le ventre, coups de poing dans le ventre, tout en le trainant violemment vers une destination que l’on devine cauchemardesque. Il reste silencieux et encaisse les coups qui s’abattent sur lui. Ils disparaissent de ma vue. Le groupe resté prudemment au fond de la rue à droite aussi. La rue est redevenue déserte et les chats recommencent à besogner les poubelles. Je reste là longtemps sur le balcon à me demander ce qu’il s’est passé, en sachant que jamais je ne trouverai de réponse à cette question. Ne reste qu’un sentiment de malaise qui ne me quittera pas de la nuit.
De toute évidence, tout ne va pas si bien à Tunis.

Tunis, le 20 mars.

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2 commentaires pour Tunis : premières impressions.

  1. x dit :

    Merci pour ce précieux témoignage de l’intérieur. L’actualité déferlant sans arrêt, la célèbre « révolution » tunisienne ne défraie plus la chronique, c’est pourtant maintenant que les choses se jouent pour l’avenir du pays.
    Bonne continuation à l’auteur et courage au peuple tunisien ! S’il arrive à établir plus de justice et d’égalité, il deviendra un modèle pour tous – et pas seulement dans les pays dits arabes.
    Gardons l’espoir et la lucidité.

  2. bejaoui mohamed ali dit :

    c’est un article pertinant
    c’est sûr tout ne va pas au mieux en tunisie loin de là la contradictione entre le jour et la nuit n’on est que le remou de surface.
    la police politique sevi encore en sourdine elle est comme en dirait en stand by.
    le rcd et les rcdistes cherchent a ce refondre et les parti de friaa,morjane en sont les nouvelles emanations.
    ce qui c’est passe a la kasbah le 24/03/2011 quand les forces de l’ordre on disperses par la force des manifestants qui cherches a organisé un sit in.
    en derniere manifestation de flou démocratique l’annonce du ministere de l’interieure son intention de poursuivre certain facebookeurs pour incitation a la haine et la violence ………..des questions ce pause sur cette annonce et ce qu’elle comporte
    ce sont autant de signaux d’alarme!!!!!!
    mais restons optimiste la marche est engagée et rien ne l’arrétera

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