Les salariés de Chapitre résistent et poursuivent l’occupation

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Ce lundi 24 février doit se tenir l’ultime réunion du Comité d’Entreprise des librairies Chapitre. C’est là que se décidera le montant des indemnités de départ des salariés, qui, en attendant, poursuivent l’occupation de la librairie. Nous sommes allés à leur rencontre.
Rassemblement samedi 22 février à 16h devant la librairie.

MaJ 24/02 à 18h00 : Le C.E. de ce jour a été suspendu, le ministère de la Culture a seulement promis d’encadrer le plan social et le patron d’Actissia Jorg Hagen ne compte pas pour l’instant donner les indemnités demandées par les salariés. L’occupation devrait donc se poursuivre jusqu’à jeudi au moins, jour de reprise de la réunion du C.E.

L’immeuble qui se dresse à l’angle de la place Bellecour et de la place Antonin Poncet est un lieu historique, cela fait plus d’un siècle qu’une librairie se tenait à cet endroit. Bien-sûr, elle a souvent changé de nom, particulièrement ces dernières années : Flammarion, Privat, et enfin, Chapitre. Elle appartient au groupe Actissia, numéro deux de la distribution du livre en France [1] et qui possède aussi France Loisirs et, bien sûr, Chapitre.com. Le groupe comptait 57 librairies sur tout le territoire.

À Lyon, ils sont environ 12 salariés - cela dépend des jours - à occuper la librairie depuis le lundi 10 février. Après la proposition d’occupation lancée par la CGT le jour de la fermeture, huit des 23 librairies qui n’ont pas trouvé de repreneurs sont occupées : Montbéliard, Colmar, Belfort (les salariés auraient abandonné l’occupation car la librairie se situait dans un centre commercial), Evreux, Boulogne, Tours [2] et Nantes.

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Au dernier étage, entre les bouquins de droit et les guides touristiques, les libraires s’organisent, mangent, passent des coups de fils... et reçoivent des journalistes

Ève, Laure, Serge et Alain finissent de manger. C’est surtout Alain qui répond aux questions. En tant que délégué du personnel mais aussi responsable du fond Sciences Humaines de la librairie, ça s’est fait assez naturellement.

C’est vrai que suis Délégué du personnel, du coup je prends la parole. Et puis comme je l’ai déjà fait, les copains disent : « oh, ben si il l’a déjà fait… ». Mais bon, c’est vrai que c’est pas évident.

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Il commence à être un peu repu par tous ces interviews, mais cette expérience des médias est à la fois drôle et passionnante. Avec les dizaines d’interviews qui se sont succédées au dernier étage de la librairie où les salariés sont installés, il a pu voir défiler toutes sortes de phénomènes journalistiques :

C’est marrant cette expérience, parce qu’il y a beaucoup de sollicitations. Mais alors la télé, je ne réponds plus, j’en ai marre. C’est trop cadré – dans tous les sens du terme. Ils n’ont que trois questions et il y a la caméra. Tu as beau dire que tu t’en fiches, tu ne t’en fiches pas en fait.

On voit bien la différence avec les gens de la presse. Quand les gens de Rue89 ou de l’Huma viennent, ils prennent des notes, ils restent. C’est quand même pas pareil quand on prend le temps. Par contre, je suis désolé de le dire, mais la presse régionale, leur façon de travailler… le Progrès, franchement…

Hier, une femme de l’AFP est venue, elle a pris des notes. C’est pas pareil. Et la radio, une fois j’ai dû répondre en direct. J’attendais pendant qu’ils parlaient des J.O. de Sotchi. J’ai répondu aux questions mais c’était froid. Après c’est intéressant de voir comment ça fonctionne, d’imaginer les gens qui font ça à longueur de journée, comme les politiques. Ils ne doivent pas bafouiller, il faut que ça soit carré. C’est là que tu te dis, la sincérité et la spontanéité, c’est fini, il n’y en a plus.

La télé, il faut de l’image à tout prix. L’autre jour, quand M6 est venu, il a fallu faire semblant de dormir ! Pour eux, il faut faire du sensationnel : « Ah mais vous dormez là ?! ». Alors que bon, ça va, il fait chaud, on dort sur des matelas. Il y a des mecs qui dorment dans leurs voitures ou dehors. Donc ça, ça t’agace. On n’a pas envie qu’ils montrent ça comme quelque chose qui serait méritoire. On n’est pas dans une occupation d’usine où les mecs sont dans le froid avec leur brasero. Après, les journalistes, c’est leur gagne pain, donc ils peuvent pas tout envoyer balader, mais tu sens bien, quand tu discutes avec eux, que ça les emmerde que ça se passe comme ça, mais c’est ce qu’on leur demande.

Par contre, quand France Culture est venu, ils ont fait un truc de 10 minutes, et 10 minutes, c’est long. Donc là, oui, tu prends le temps, tu n’es pas dans un discours formaté, tu as cette liberté là.

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Alain parle beaucoup des journalistes, de ce monde qu’il observe de l’intérieur depuis quelques semaines et ne peut s’empêcher de voir des similitudes avec son propre métier :

Ils sont tous journalistes, mais ils ne font pas tous le même boulot, c’est plein de nuances. C’est un peu comme être libraire, si tu bosses chez Passages, ici ou à la Gryffe, tu fais pas le même boulot.

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Une sélection des articles de presse est placardée sur la vitrine de la librairie

Alors que nous discutons, le téléphone sonne. Laure, qui a commencé à travailler à Chapitre il y a 13 ans déjà, décroche. Deux étudiants en journalisme d’une école de Vaise attendent devant la librairie munis de leur caméra et de leur micro. Ils aimeraient bien monter interviewer Alain pour leur JT du jour. Pendant qu’ils filment les matelas installés dans le rayon papeterie, Alain nous raconte l’occupation, les visites et les soutiens qui se manifestent depuis une dizaine de jours :

C’est assez surprenant humainement. Quand tu fais un truc comme ça, tu ne sais pas trop où tu vas, tu ne sais pas trop comment ça va se passer. Ça pourrait être dans la tension, dans une certaine tristesse. Et puis non, et ça, ça fait du bien.
Il y a le côté revendicatif, bien sûr, mais il y a une façon de terminer une histoire avec des gens qu’on a vu tous les jours, et ça, c’est chouette.

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Entre les livres pour enfants et la papeterie, les libraires ont installé leur dortoir

Et puis, il y a aussi des surprises, des marques de solidarité. On ne s’y attend pas. On nous dit qu’on vit dans ce monde égoïste, individualiste, blasé, démobilisé, etc… Alors qu’avec une action modeste comme celle-là, on se rend compte qu’il y a des gens qui sont touchés par le fait de dire « Non », de ne pas accepter le « c’est comme ça ».

Un monsieur de Renault Trucks est venu, un autre de Volvo, et ils nous ont laissé de l’argent de leurs poches. Il y a aussi une solidarité des représentants qui vendent les bouquins. On pourrait imaginer que c’est seulement des rapports commerciaux, et qu’une fois que c’est fini, c’est fini. Mais non, ils passent nous voir, ils nous aident, ils nous soutiennent sur le plan pécuniaire. C’est essentiellement pour manger, on ne fait pas la fiesta ! Mais tout ça, on ne l’aurait pas su si on ne l’avait pas fait. Pour moi, ça n’a pas de prix. Il y a les indemnités, et c’est important, mais il y a aussi cette dimension là.

Et pourtant, on a une vision impersonnelle de ces librairies, de ces grosses chaînes comme Virgin ou la Fnac, dont fait partie Chapitre. Pour Alain, ce sont « eux » – les patrons, les actionnaires – qui le voulaient, qui l’ont cherché. Mais cette impersonnalité au travail s’ancre dans une problématique bien plus grande :

En ville, on a de moins en moins à faire à des humains. Il y a de plus en plus de machines. Regarde La Poste. C’est une banque, il y a des smartphones, des trucs… Les employés sont devenus des vendeurs. C’est triste, mais ils ont basculé. Là tu te dis : « Mais qu’est ce qu’il se passe ? Qu’est ce qu’on est en train de faire ? Qu’est ce que ça veut dire aujourd’hui travailler ? Pourquoi, comment on travaille ? Le temps qu’on y consacre…

C’est l’enjeu absolu de notre société, sauf qu’on est dans la morale, qu’il "faut travailler". On n’arrive pas à sortir de cette civilisation du travail alors qu’il faudrait en sortir. Parce que c’est fini, on ne peut plus travailler comme nos parents à une époque où il y avait du travail. Et puis on l’acceptait parce que ça représentait une promotion sociale, alors qu’aujourd’hui, ça ne marche plus.

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Le téléphone sonne de nouveau. La librairie de Colmar, occupée elle aussi, appelle pour prendre des nouvelles.

À Colmar, ils vont bien. Ils offrent le café aux passants le matin. Par contre, on a appris qu’Évreux et Nantes rament parce qu’ils n’ont plus de thunes. Ils ne sont pas assez soutenus. Une librairie a dû arrêter l’occupation [apparemment Monbéliard], parce qu’ils étaient dans un centre commercial. Toutes les librairies n’ont pas pu faire d’occupation parce qu’elles ne sont pas toutes ouvertes le lundi. Et comme la décision d’occuper est tombée lundi, ceux qui ont fermé samedi n’ont pas pu y retourner. Ils n’avaient plus les clés.

À Lyon, pour décider de l’occupation, on a organisé un vote à main levée entre 12 h et 14 h. L’occupation a été votée à une très grosse majorité, donc le soir, on a dit « on reste », et ça c’est fait comme ça. Après, on est dispersés, on est quelques personnes mais on se rend compte qu’on a pas l’impact qu’a pu avoir Virgin quand ça a fermé (...) Il y a eu une rupture. Le fait de changer d’enseigne, c’était fini. On aurait pas fermé pareil si on avait encore été Flammarion, ça aurait eu plus d’impact.

Et l’impact sur la mairie en place ? Aucun, niet, nada et ce n’est pas étonnant :

Ça ne paye pas électoralement ! Ils ne vont pas perdre leur temps à venir ici. Il ne faut pas être naïf. Après, c’est dommage que personne ne se soit manifesté, ils auraient pu se fendre d’un petit mot pour dire qu’ils déploraient la fermeture de cette librairie historique place Bellecour. C’est pas pour nous, c’est dommage qu’ils ne disent rien pour le lieu. Mais bon…

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Des messages de soutien de plus en plus nombreux apparaissent à l’entrée de la librairie

Et maintenant, quelle est la prochaine étape ?
Le Comité d’Entreprise, le dernier, se tiendra lundi 24 février. C’est là que se décidera le montant des indemnités des salariés mis à la porte. Ce que les salariés de toutes les librairies demandent, ce sont, ce qu’on appelle en novlangue, des « indemnités supra-légales », des indemnités décentes. Pour l’instant, ils vont recevoir le strict minimum : 5 ans d’ancienneté égale un smic. Pour 10 ans, on te donne généreusement 2000 euros !

Ça ne peut pas se passer que le 24, il faut qu’il y ait un signe avant, que ça bouge. Mais ça s’arrête inévitablement le 24. Le Plan de Sauvegarde de l’Emploi (PSE) sera finalisé. Après le 24, c’est ter-mi-né. Ça ne veut pas dire qu’on ne pourra pas continuer à occuper, mais on ne pourra plus discuter. Pour faire pression, on a jusqu’à lundi. Pour l’instant, on tient jusqu’au 24, après, on se sait pas ce qui va se passer. Pour l’instant, ils « tolèrent », mais ils peuvent aussi très bien appeler les flics et tous nous évacuer.

Une rumeur qui s’élève sous la fenêtre nous interrompt. Un groupe d’une quarantaine de retraités de la CGT crient leur solidarité avec les salariés de Chapitre. Alain descend à leur rencontre. Eve, Laure et Serge se placent à la fenêtre pour observer, amusés et émus, ce nouvel élan de solidarité inattendu.


Lire aussi : Occupation de la librairie Chapitre
La page de soutien facebook Chapitre
Le site de la CGT Chapitre

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