Dormir sur le trottoir pour rester Lyonnais ?

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Lyon 3e 1 complément

En 2013 paraissait sur Rebellyon.info un texte sur les freins et embuches que met la préfecture du Rhône sur le chemin des étrangers venant faire renouveler leurs titres de séjour ou compléter leurs dossiers : Maltraitance des étrangerEs par la préfecture du Rhône. Deux ans plus tard, les témoignages continuent d’être proposés sous cet article, signe que la situation ne s’est pas améliorée, loin de là. Voici l’un d’eux sur la situation au printemps 2015, celui d’un « étranger » vivant à Lyon depuis 10 ans.

Je suis d’origine canadienne. Je suis en couple avec une Française depuis février 2004. J’habite en France depuis décembre 2005. Je suis Lyonnais depuis mars 2006. Pour rester auprès de ma conjointe et garder mon travail, chaque année, je dois renouveler ma carte de séjour.

Ces dernières années, ces démarches prenaient l’allure de simples formalités. Ma conjointe et moi préparions notre dossier, passions une demi-journée à la préfecture et fêtions l’acquisition de ma nouvelle carte de séjour en dînant au restaurant.
Ces deux derniers mois, nous nous sommes rendus à la préfecture du Rhône à six reprises.

29 avril 2015 - Pris au dépourvu

Mis en confiance par nos dernières visites préfectorales, c’est détendus que nous nous présentons à la Préfecture en ce mercredi matin. L’interminable file d’attente que nous découvrons en arrivant nous prend au dépourvu.

Lors de nos premières visites à la préfecture, de 2007 à 2009, il nous est arrivé d’être refoulés à l’entrée. Depuis, j’avais pour habitude, quelques jours avant la journée prévue, de notre visite de me rendre à la préfecture pour m’assurer que nous aurions toutes les chances de passer. Ces derniers temps, la réponse était toujours la même. L’employé au guichet d’information me disait, souriant : « Si vous faites la queue à l’ouverture, vous êtes sûr de passer dans la journée ! »

Ce n’est plus le cas. Nous ne passerons pas le 29 avril 2015.

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La file d’attente de la préfecture du Rhône

Ma carte de séjour expirant début mai, nous sommes pris de panique. Ma conjointe termine un CAP et suit un stage ; il lui sera difficile de se libérer pour revenir à la préfecture dans les prochaines semaines. Une employée nous rassure. « Vous pouvez revenir jusqu’à un mois après la date d’expiration de votre Carte. Au-delà d’un mois, vous devrez payer une amende. » Rassurés, nous rentrons à la maison. Nous reviendrons donc début juin. Ce délai d’un mois laisse à ma conjointe le temps de terminer ses cours et ses stages l’esprit tranquille.

3 juin 2015 - L’amende pour retard

Pour mettre toutes les chances de notre côté, nous venons une heure plus tôt que la dernière fois. Ca ne suffira pas. Il y a bien encore 150 personnes devant nous quand un employé de la Préfecture passe à notre hauteur et nous dit qu’il n’y a plus de tickets disponibles. On a distribué environ 100 tickets. Nous étions environ 300 dans la file d’attente.

Dans quelques jours, ma carte de séjour sera expirée depuis plus d’un mois. On me répète que je devrai payer une amende. En gros, pour rester auprès de ma conjointe, pour travailler, pour payer mes impôts, ma taxe d’habitation et ma redevance télé une année de plus, je devrai débourser l’équivalent d’une vingtaine d’euros par mois.
Je demande à la dame au guichet d’information comment on peut s’assurer d’avoir un ticket. Elle répond : « Les gens qui sont rentrés aujourd’hui sont arrivés vers 23 heures hier. » Voilà donc la solution : Dormir sur le trottoir.

11 juin 2015 - En retard, même arrivés à 6 heures du matin

Par curiosité, je me rends à l’avant de la file d’attente et je demande aux gens à quelle heure ils sont arrivés. A une centaine de mètres de la porte de la préfecture, un homme me dit qu’il est arrivé à 23 heures. Les gens qui campent juste devant la porte, sur des chaises de camping ou couchés à même le sol sur des bouts de carton, sont arrivés, eux, à 18 heures.

Je rejoins ma conjointe à l’arrière de la file d’attente. Il faut dire que nous sommes arrivés à 6 heures du matin. Autrement dit, nous sommes des retardataires. Une dizaine de mètres devant nous, il y a un homme d’environ soixante-quinze ans. Si nous sommes arrivés à 6 heures du matin, cet homme doit être là depuis 5 heures et demie. Derrière nous, il y a un couple avec un bébé de quelques semaines.

Trente minutes avant l’ouverture de la préfecture, une dame de soixante-dix ans tente de s’incruster dans la file d’attente. Le ton monte, des insultes sont échangées. Elle répète son âge à plusieurs reprises, argumentant qu’une femme de soixante-dix ans ne devrait pas avoir à faire la queue pendant des heures. Tout le monde est d’accord. Pas plus qu’un homme de soixante-quinze ans, qu’un bébé de quelques semaines, qu’une femme enceinte ou qu’une personne handicapée. Seulement, quand vous faites le pied de grue depuis deux heures trente et qu’une personne essaie de prendre votre place, la question de l’âge et du sexe perd de son importance.

De toute façon, la question est vite réglée.

A 8 heures 45, un employé de la Préfecture nous annonce qu’il n’y a plus de tickets disponibles. L’homme de soixante-quinze ans n’est pas entré. Pas plus que le couple avec son bébé. Ni même la dame de soixante-dix ans. De fait, en discutant, j’apprendrai que même les gens qui sont arrivés à 3 heures du matin ne sont pas entrés dans la préfecture ce jour-là.

L’employé de la préfecture me dit que le nombre de demandes de titre de séjour à augmenté de 40% en un an. Lorsque je lui dis qu’il serait peut-être intéressant de mettre en place un système de prise de rendez-vous pour les renouvellements, il le prend comme une attaque personnelle. D’une voix brisée, il me dit qu’il en a marre qu’on l’insulte et qu’on le menace quotidiennement.

On reproche souvent aux fonctionnaires leur manque de compassion, leur froideur, leur insensibilité. Et il est excessivement désagréable de sentir que l’avenir de son couple dépend de la bonne volonté d’une personne qui ne semble avoir aucune considération pour votre cas. Mais confrontés jour après jour à des gens en état de stress extrême, donc davantage enclins à l’impatience et à l’énervement, peut-on en vouloir à ces fonctionnaires de s’être formés au fil du temps une carapace ?

Lors de notre première visite à la préfecture, en 2007, notre dossier a été refusé. La femme derrière le guichet a jeté un coup d’œil à nos papiers et les a poussés vers nous en disant : « Votre dossier est incomplet. » N’ayant trouvé aucune information sur le site de la préfecture et ayant reçu des réponses approximatives et contradictoires au guichet d’information et au téléphone, après avoir essayé de les joindre pendant une journée, nous lui demandons en quoi notre dossier est incomplet. « Je ne suis pas payée pour vous donner la liste des documents. Renseignez-vous. » Nous insistons. « Des gens attendent ! », nous presse-t-elle, comme si nous n’avions pas attendu nous-mêmes pendant des heures.

J’ai compris ce jour-là que pour cette femme, ma conjointe et moi n’étions plus des êtres humains. Nous n’étions qu’une pile de papiers. Et je faisais un triste constat : notre couple, formé trois ans plus tôt, ne tenait qu’à un « dossier complet » et à l’humeur d’un employé de la préfecture.

Avant de rentrer chez moi, ce 11 juin 2015, j’apprends qu’il existe une solution pour éviter de dormir sur le trottoir. Moyennant 30 euros, des gens se proposent de passer la nuit à la belle étoile à votre place. Après bientôt 10 ans en France, j’en suis là : dormir sur le trottoir ou payer quelqu’un pour le faire à ma place.

Au cours de deux discussions différentes, le même mot sort de la bouche de mes interlocuteurs pour qualifier la situation : « Inhumain ».

18 juin 2015 - La punition collective de la préfecture

Je rencontre une jeune femme originaire de Côte d’Ivoire. Elle habite en France depuis 12 ans. Elle y a fait ses études, s’y est mariée, y a eu un enfant et y travaille. Ce matin-là, elle est la deuxième personne dans la file. Elle est arrivée à 19 heures la veille. Elle est confortablement installée sur une chaise de camping, bien au chaud dans un grand sac de couchage. L’homme à ses côtés, qui doit bien avoir soixante-cinq ans, n’a pas la même chance ; il est assis à même le trottoir. Les mots « inhumain » et « humiliant » sont prononcés très tôt lors de notre échange.

Comment ne pas se sentir humilié quand on nous force à dormir sur le trottoir à la vue de tous ? Comment ne pas se sentir déshumanisé quand on passe des heures en rang comme des bestiaux ? Les passants nous observent, nous dévisagent. Certains avec curiosité, d’autres avec un sourire méprisant. Ignorant certainement que près de la moitié des personnes dans la file d’attente sont comme eux de nationalité française.

La jeune femme avec qui je discute me dit qu’elle a habité à plusieurs endroits en France mais n’a jamais rencontré autant de problèmes à renouveler son titre de séjour. Elle m’avoue craindre de perdre son emploi. C’est la troisième fois en autant de semaines qu’elle demande une journée de congé à sa patronne pour venir à la préfecture. Si elle a passé la nuit loin de sa famille, c’est pour s’assurer que cette troisième visite à la préfecture sera la bonne.

La peur de perdre son emploi est un sujet qui revient de façon récurrente au cours des discussions.

Plus loin dans la file d’attente, un couple m’explique qu’ils sont arrivés à 2 heures du matin. Rien d’exceptionnel. Seulement, c’est la deuxième journée consécutive qu’ils viennent à 2 heures du matin. La veille, un employé a étudié leur dossier et leur a dit qu’il manquait une photocopie. Peut-être faudrait-il soumettre au Préfet l’idée de munir la Préfecture de photocopieuses. Cette mesure révolutionnaire permettrait d’éviter que des cas aussi absurdes ne se reproduisent dans l’avenir.

Une femme habitant Villefranche-sur-Saône vient pour la deuxième fois. La première fois, elle a pris le train, a attendu une partie de la nuit et s’est fait dire à 8 heures 45 qu’elle n’avait plus qu’à prendre le train pour rentrer chez elle et retenter sa chance un autre jour.

A 2 heures du matin, une femme est venue prendre place dans la queue avec son bébé dans une poussette. Une autre femme fait la queue, une semaine après avoir accouché.
J’apprends qu’un matin, une bagarre a éclaté dans la file d’attente. Rien de surprenant ; tous les ingrédients sont réunis pour favoriser les tensions. L’attente, l’inconfort, la fatigue, le stress… En guise de punition, la préfecture n’a distribué que 30 tickets. Les 200 personnes qui ont passé une partie de la nuit sur le trottoir ont été priées de rentrer chez eux et de retenter leur chance un autre jour.

30 juin 2015 - Une heureuse initiative dans la file d’attente

Une milice s’est formée pour surveiller la file d’attente. Une femme a pris l’initiative de faire une liste de toutes les personnes dans la file d’attente pour empêcher les nouveaux venus de se faufiler dans la queue. Si je pose mon nom sur la liste, j’aurai le numéro 104. Il est 6 heures du matin. Sachant qu’on distribue rarement plus de 100 tickets, je décide de rentrer chez moi. J’apprendrai plus tard que la Préfecture a distribué ce jour-là 90 tickets.

J’aurais bien aimé que cette initiative soit prise lors de ma sixième tentative. A 5 heures du matin, on m’a dit que j’étais 85e. A 8 heures 30, j’étais 115e.

1 juillet 2015 - La rumeur des guichets supplémentaires

C’est dans un état d’esprit positif et optimiste que je me présente à la Préfecture.
Le préfet, soucieux du sort des étrangers et conscient des problèmes que rencontrent ces derniers lors de leur demande de titre de séjour ou leur demande de renouvellement, a annoncé que 5 guichets supplémentaires seront prêts à les accueillir à partir du 1er juillet 2015.

Les spéculations vont bon train dans la file d’attente. Si on donnait jusqu’à maintenant 100 tickets, on peut peut-être compter sur 150 voire 200 tickets par jour. Surtout que nous ne sommes pas un vendredi ; journée où la préfecture ne distribue parfois que 75 tickets probablement pour pouvoir profiter du week-end un peu plus longtemps.

Un Irakien qui habite en France depuis 16 ans me dit qu’il vient à 5 heures du matin pour la troisième journée consécutive. Cette fois, il est confiant.

On a distribué exactement 109 tickets. Mon ami Irakien et sa femme étaient 116e.
Un Français avec qui j’ai sympathisé a quant à lui réussi à entrer. Il avait quitté son appartement à 4 h 30 du matin et il y a remis les pieds à 16 h 30, passant ainsi 12 heures à la Préfecture. De 8 heures à 16 h 30, il a tout de même pu profiter de la compagnie de sa femme et de leur fils de 5 mois.

Les 5 guichets supplémentaires n’ont jamais été ouverts. De fait, on m’a dit qu’il n’y avait que 3 ou 4 guichets pour traiter les premières demandes de titre de séjour, les renouvellements, les remises de carte de séjour, les changements d’adresse et de statut…

D’ailleurs, le service dédié aux premières demandes et aux renouvellements a été interrompu pendant plus de 2 heures. Après avoir traité le cas du numéro 68, tous les guichets se sont occupés des gens qui venaient retirer leur carte de séjour. Autrement dit, le numéro 69 a attendu pendant plus de 2 heures croyant à chaque nouvel appel que c’était enfin son tour.

On voudrait décourager les étrangers de rester à Lyon, on ne s’y prendrait pas autrement.

Nous avons bien compris le message. Les démarches pour rentrer au Canada sont enclenchées. Si la préfecture refuse de me traiter comme un être humain, je ne vois pas pourquoi je lui laisserais le droit de décider de l’avenir de mon couple. Ma conjointe s’est excusée de la façon dont son pays me traitait. « J’ai honte », m’a-t-elle dit comme si elle en était responsable. Après « inhumain » et « humiliant », elle ajoute « indécent » à la liste.

Lyonnais toujours ? Malheureusement, non.

Lyon aura été ma ville d’adoption. Une ville où j’aurai étudié et travaillé. Une ville où j’aurai fait un nombre incalculable de rencontres marquantes et enrichissantes. Une ville où je me serai constitué une réserve inépuisable de bons souvenirs. Mais Lyon sera aussi une ville que je quitterai bientôt avec soulagement et avec un arrière-goût amer au fond de la gorge.

Lyonnais toujours ? Non. Si je dois dormir sur le trottoir pour le rester, alors je ne le suis plus. Dormir sur le trottoir ne devrait pas faire partie des pré-requis à l’obtention d’un titre de séjour.

Le 5 juillet 2015

P.-S.

Note de la modération : cet article a d’abord été proposé en complément d’info. La modération a complété les intertitres et choisit le titre à partir d’éléments du texte.

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  • Le 6 juillet 2015 à 13:01, par

    Je suis la compagne de l’auteur de cet article. Merci au site de l’avoir publié.
    Pour info, cette lettre est en cours d’envoi à la préfecture, au préfet, au maire de Lyon, au Président de la République, à la Cimade, et à la Ligue des Droits de l’Homme.

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