En Grèce : la crise économique, un état d’exception permanent nuisible à la démocratie

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Le 24 janvier 2013, alors que les travailleurs du métro athénien entamaient leur huitième jour de grève pour protester contre les baisses de salaires, la suppression de leur convention collective et de leurs droits, le gouvernement grec décidait d’avoir recours, pour la deuxième fois, à la réquisition générale des travailleurs afin de réduire les grévistes au silence et les forcer au travail. En ce mois de mai, c’est au tour des professeurs du secondaire de faire l’objet d’un ordre de réquisition, mais cette fois-ci selon des modalités quelque peu différentes.

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Protestation des enseignants le 13 mai 2013

Dans sa pratique autoritaire de réquisition des travailleurs, le gouvernement se fonde sur une loi figurant au paragraphe 4 de l’article 22 de la Constitution grecque. Ce paragraphe stipule l’interdiction de « toute forme de travail forcé », tout en mentionnant que la réquisition des travailleurs s’effectue uniquement « en cas de guerre ou de mobilisation ou pour les besoins de la défense du pays ou en cas d’urgence sociale due à des catastrophes naturelles ou de danger pour la santé publique ».

Plus spécifiquement, le gouvernement s’est appuyé sur un amendement de cet article daté de 2007 (loi 3536/2007) s’intitulant « Mesures pour faire face aux situations d’urgence en temps de paix » qui rend légale la mobilisation civile face à « toute situation imprévue qui exige la prise immédiate de mesures afin de faire face aux besoins de défense du pays ou à des besoins sociaux urgents concernant toute menace de catastrophe naturelle ou à tout ce qui peut mettre en danger la santé publique ».

En assimilant ainsi la crise économique à un état d’exception qui rend la mobilisation forcée légale, le gouvernement Samaras a produit une interprétation pour le moins idiosyncrasique de la loi qui a été longuement critiquée, notamment par l’Association du Barreau d’Athènes : « Dans une société démocratique, la réquisition des travailleurs en tant qu’ingérence extrême du pouvoir étatique dans la liberté personnelle et le libre développement de la personnalité de l’individu, doit être utilisée avec la plus grande parcimonie et seulement comme ultimum refugium, c’est-à-dire quand il arrive qu’il n’existe aucun autre moyen de moindre envergure pour affronter efficacement les seules situations citées dans la loi en question », déclare-t-elle. Selon cette association, qui dans ce même communiqué daté du 14 mai rappelle qu’« en démocratie, la fin ne justifie pas les moyens », la démarche gouvernementale va à l’encontre de tous les usages d’interprétation du droit constitutionnel et porte même en elle le risque de rendre la Constitution caduque de fait.

Ainsi, à peine quatre mois après avoir pratiqué pour la deuxième fois cette méthode autoritaire de la réquisition qui, selon d’anciennes déclarations à l’assemblée de l’actuel premier ministre (le 11/02/11), était « propre à la junte », le gouvernement Samaras a désormais réussi le pari de se montrer encore plus implacable en ayant recours à cette même loi, mais cette fois-ci de façon préventive.

Le 28 avril, au début des vacances de Pâques pour les élèves et enseignants grecs, le gouvernement fait voter à l’assemblée un nouveau projet de loi sur l’éducation qui prévoit la hausse des horaires d’enseignement avec son corollaire logique que sont le licenciement de 12500 enseignants et la mobilité forcée de tant d’autres.

La réaction du syndicat des professeurs du secondaire, OLME, ne se fait pas attendre et les modalités de réaction face à cette nouvelle loi sont en discussion depuis le début du mois de mai : une journée de grève est prévue pour le 17 mai, premier jour des examens d’entrée à l’université, puis une grève de cinq jours plus tard dans le mois.

Le gouvernement Samaras qui ne cesse depuis le début de son mandat de liquider un système éducatif déjà mourant, se montre alors étonnamment soucieux de l’avenir des élèves grecs et de leur « droit de réussite » : aussitôt les projets de grève rendus publics, le premier ministre menace de réquisitionner les professeurs si le syndicat ne renonce pas à ses projets.

Le 16 mai, la veille du début des examens, le syndicat décide finalement de reporter la grève, mais il est déjà trop tard : le premier ministre a déjà signé, depuis le 13 mai, le document ordonnant la réquisition des professeurs du secondaire, et dès le 14 mai, les professeurs grecs, que ce soit à leur lieu de travail ou à leur domicile, reçoivent la visite d’un officier de police venu leur apporter leur « feuille de route » individuelle, annonçant leur réquisition depuis le 15 mai à midi et jusqu’à nouvel ordre.

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Feuille de route d’un professeur du secondaire

Selon cette feuille, tout professeur qui refuserait de satisfaire à ses fonctions es menacé d’au moins trois mois de prison et de poursuites judiciaires qui peuvent naturellement déboucher sur son licenciement.

Ce nouveau recours par le gouvernement à la réquisition des travailleurs a de quoi choquer l’opinion publique malgré le fait qu’il s’agit désormais en Grèce d’une pratique politique banalisée dans une situation de crise assimilée par là même à une situation de guerre : il s’agit là d’une assimilation caractéristique d’un gouvernement néolibéral qui met en équation parfaite la perte d’une vie humaine avec celle de capitaux.

Par ailleurs le calendrier gouvernemental semble être pensé avec un cynisme accablant, car il est difficile à croire que le gouvernement a choisi au hasard de proposer au vote cette nouvelle loi sur l’éducation à l’approche des examens nationaux : face à l’inquiétude croissante des parents d’élèves craignant que leurs enfants soient « pris en otage » par une éventuelle grève des enseignants en pleine période d’examens, le mouvement de protestation des professeurs a bénéficié de moins d’appuis dans l’opinion publique que s’il avait eu lieu à un tout autre moment de l’année scolaire.

Il est à noter également que les médias grecs ont aussi une grande part de responsabilité dans l’image négative que les professeurs occupent ce dernier temps dans l’opinion publique. Les grands journaux et grandes chaînes de télévision ont œuvré dans le sens du gouvernement en prédisposant favorablement l’opinion envers cette nouvelle loi sur l’éducation : alors que le syndicat était en pleine discussion sur l’organisation des grèves, des articles et reportages sont diffusés accusant les professeurs grecs d’être ceux « qui travaillent le moins d’Europe ». Sous des apparences de la plus parfaite objectivité, en déployant chiffres et statistiques, les médias ont construit une image terriblement mensongère de la situation des professeurs grecs, les exposant à la haine sociale au moment même où ils auraient eu le plus besoin d’appuis dans l’opinion publique.

Toutefois, plus que le seul avenir de l’éducation, c’est l’avenir de la démocratie grecque qui se joue dans cette nouvelle affaire de réquisition. Si au mois de janvier les travailleurs des transports publics avaient eu le temps d’exprimer publiquement leur désaccord avec les décisions gouvernementales avant que leur mouvement de protestation ne soit muselé par l’autoritarisme étatique, ce qui est refusé en ce mois de mai aux professeurs du secondaire par leur réquisition préventive, c’est bien la possibilité d’exercer leur droit de grève, un droit qu’ils ne sont pas certains de recouvrir dans un avenir proche vu que le décret gouvernemental ne précise pas à quelle date la réquisition prendra fin.

Cette dérive autoritaire constitue non seulement une atteinte grave au fonctionnement démocratique du pays déjà fragilisé par la crise, mais également une atteinte aux droits les plus fondamentaux, aux droits même de l’homme comme l’a fait remarquer Jezerca Tigani d’Amnesty International.

Voilà que ce qui était considéré par la plupart comme des acquis de nos démocraties européennes, le droit de grève, la liberté d’expression, ne le sont finalement pas tant dans cet « état d’exception » qu’est la crise économique - un état qui risque bientôt de n’avoir plus rien d’exceptionnel en Europe.

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