Gênes 2001/2011 : c’est vous les morts

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20 juillet 2001, Carlo Giuliani est tué par la police au contre-sommet du G8 à Gênes. On nait flic, rebelle on le devient ; surtout quand la subversion de la dynamique sociale devient compréhensible, quand une fissure s’ouvre dans la vie quotidienne, et que le passage, d’où on peut émerger sans contrôle, commence à s’élargir... Manif le 23 juillet 2011 à Gênes.

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« Personne ne pourra mettre en acte des initiatives spontanées, de n’importe quel type, car les rendez-vous pour discuter et organiser la désobéissance civile ont été publics. (...) Suivre les indications des Tute Bianche. (...) Toute initiative doit être coordonnée avec les Tute Bianche. Il ne devra y avoir aucun jet de projectiles d’aucune sorte qui ne soit décidé par les Tute Bianche. (...) Pendant le cortège aucune initiative personnelle ou de groupe ne doit être mise en acte. Merci de signaler tout événement aux Tute Bianche »


Désobéissance civile, instructions ; tract distribué à l’occasion du cortège contre Tebio à Gênes, 25 mai 2000.

Il y a deux types de personnes : il y a celui qui peut uniquement compter sur ses propres bras pour survivre, et, au contraire, celui qui vit grâce à la sueur des autres ; il y a celui qui a un rôle qui l’élève et ne parle jamais en son nom, et celui qui est un numéro dans un engrenage qui le domine et qui n’a plus de nom ; il y a celui qui lutte quotidiennement pour vivre et celui qui, dans ce jeu de rôles, est né directeur. Il y a de l’exploitation et du privilège, de la main-d’œuvre et du corrompu. Vie pratique d’un coté, spectacle de l’autre. Il ne suffit pas de déclarer la guerre à l’ordre social pour échapper à une dynamique enracinée dans la civilisation. Pour sortir de la pantomime il faut bien autre chose que des mots, car c’est un cancer qui s’infiltre jusqu’à ceux qui nous entourent...

Il y a dix ans, une petite élite privilégiée est venue à Gênes dans l’intention de décider du sort des autres. Huit singes de cour enfermés dans leur palais, des vautours "de mouvement" dans les rues. Tous les deux faisant des proclamations et des apparitions à la télévision, tous deux séparés de leurs sujets par des gardes et des services d’ordre. L’un et l’autre ont essayé d’affirmer leur hégémonie sur la volonté des individus.

Les contradictions inhérentes au système capitaliste dans lequel nous vivons, les conditions précaires de vie dictées par la globalisation, le profit et l’autoritarisme - déjà contestés à Gênes en Juillet 2001 et incarnés par les huit singes de cour - de ces dernières années n’ont rien fait d’autre qu’aggraver l’existence d’une masse de gens plus ou moins conscients de leur état ​​d’esclavage. La transformation des universités publiques en entreprises, les contrats précaires et les emplois temporaires, les licenciements, les pactes sociaux et de concertation pour redéfinir en faveur des patrons les termes du chantage travailliste, les grandes œuvres et les privatisations : quelques pièces d’un grand plan pour enrichir les cadres au détriment de la population ; le spectre des crises financières et territoriales pour créer un état ​​d’urgence permanent, une structure stable de guerre interne qui va au-delà des frontières de la fiction démocratique, et l’aliénation médiatique-structurelle des rapports sociaux, cependant, n’ont pas réussi jusqu’à présent à apaiser définitivement les esprits, en rencontrant au contraire des nouvelles poches de résistance. Ces dernières années, de Rosarno à Rome, de l’INSSE à Fincantieri, en passant par les mouvements étudiants et des actions directes contre les géants de l’économie mondiale, un dangereux vent de revanche, également inspiré par les turbulences sur les rives de la Méditerranée, a réchauffé de nouveau la péninsule.

Dans le même temps semble s’être consommée la montée et le déclin des grands symboles de la récupération des luttes politiques. Après avoir bien profité de leur contrôle de sièges dans les conseils municipaux et ensuite dans le parlement, après avoir joui d’un statut privilégié dans le microcosme de la contestation, en termes d’espaces et de contrôle social, les vautours semblent être en difficulté, peut-être ne sont-ils plus en mesure de dompter une nouvelle génération d’abstentionnistes inadaptés, une base de main-d’œuvre qui piaffe à l’intérieur de ses cages.

Les choix de ces politiciens, à la radicalité bien mesurée, ne seraient-ils pas dictés, comme toujours, par la nécessité de ne pas tomber de cheval, plutôt que par une réelle urgence de vie ? Tout ce que nous pouvons espérer maintenant, c’est que cette nouvelle génération de poulains rebelles, devenus des étalons, n’écoutent que leur cœur et leur tête, se déplaçant avec le vent, hostiles à chaque calcul, médiation et injonction de qui se met sur un plan supérieur.

Les événements du Juillet génois ont montré principalement la fausseté des singes et des vautours. D’une part la farce annoncée d’un sommet aussi cher qu’inutile, de l’autre, la farce d’une bataille livrée uniquement avec des boucliers en plastique et des parcours convenus. Et au milieu ? Du sang. Un fleuve de sang avec, sur un côté, ceux qui ont réprimé et, de l’autre, ceux qui ont envoyé les gens à l’abattoir. Mais il y a dix ans, traversant les Alpes pour descendre à Gênes, fourmillant au milieu des maisons et des rues étroites, une horde de barbares est également arrivée, concrètement déterminée à mettre fin à l’empire du roi de l’argent. Il y a dix ans, au delà de tout calcul politique, une dérive d’exclus a traversé les portes de Gênes, prêts à tout faire pour démonter à la racine les bases du privilège et pour reconquérir un espace et un temps dignes de notre présence au monde.

Depuis 2001, les singes ont trouvé la rédemption par le sacrifice des brebis galeuses que leur ont désignées les vautours ; ces derniers, qui se sont fait subtiliser le contrôle de la place par le vent, n’ont obtenu qu’un simple rôle de victimes. Mais pour les chiens errants, le feu et les larmes du Juillet génois, qui peut être considéré, dans le sillage de Seattle, comme une effective révolte occidentale de l’ère post-industrielle, ont représenté une victoire de la vie. Une victoire qui comme la vie peut être aussi brève qu’intense, mais qui pour cette raison aussi est digne d’être vécue. Digne comme toute tension qui finit par s’exprimer, digne comme les passions auxquelles on se laisse aller, digne comme une digne mort, sur un champ de bataille.

Le sang coagulé de Carlo sur le bitume, en face de l’église de piazza Alimonda, les mensonges et les infamies d’une classe intermédiaire de vautours qui, au lieu de désirer la subversion réelle de l’existant visent plutôt des places de pouvoir, c’est la démonstration d’une pensée qu’ils ont appris des patrons de ce monde et qui les y fait y ressembler. Ce n’était pas le sang d’un innocent. Juste avant, il était bouillant de haine et de revanche contre ses bourreaux à venir, un instant plus tard, il était déjà devenu le symbole de la victimisation des opportunistes habituels. Il avait vingt-trois ans, il a déchiré le seuil entre la parodie et la réalité avec un extincteur dans les mains, il était vraiment en guerre. Carlo n’était pas là par hasard, Carlo était un de ceux que les vautours appelaient déjà « infiltrés provocateurs », Carlo était l’un des « habituels casseurs ».

Après dix ans de rubriques nécrologiques, les vautours ont de nouveau décidé de lever la tête pour mettre le point final sur la réécriture de l’histoire. Mais dix ans de mensonges ne sont pas assez pour oublier : si même une seule personne a toujours dans l’esprit la rage de ceux qui se sont battus, si même de nombreux jeunes qui n’étaient pas dans les rues de Gênes en Juillet 2001 veulent la vérité et veulent vivre pendant un moment, dans l’océan de possibilités humaines, ce dont ils ont seulement entendu parler et n’ont vécu que dans leur imagination, eh bien, alors, avant tout, que soit détruite toute forme de spectacularisation et d’(auto-)célébration, que le feu soit mis aux esprits, au nom d’une vie digne.

Mortes sont les victimes qui ne seront pas vengées ; morts sont les carabiniers assassins et leurs commanditaires car il emplissent leurs vies de mort ; morts sont les innocents et tous les indifférents parce qu’ils n’ont pas pris part à la lutte humaine pour la liberté.
Carlo vit.

« On le connaissait à peine, parfois on le rencontrait au bar Asinelli. C’était un punk-à-chien, un de ceux qui ne travaillent pas mais qui portent de nombreuses boucles d’oreilles, qui veulent entrer sans payer, un de ceux que les gens respectables appellent ’’parasites’’. Le monde le dégoûtait et n’avait rien à voir avec celui des centres sociaux, il disait qu’on était trop disciplinés. »


Matteo Jade, leader des Tute Bianche génois, directe radio, 20 juillet 2001

On nait flic, on devient rebelle

« C’est moi qui ai frappé Cristiano avec le casque. Je voulais juste que le cortège ne souffre pas de ralentissements, pour mener la protestation, la protestation des précaires, des jeunes qui n’ont pas de contrat stable, directement en face du Sénat »


Manuel De Santis, un étudiant de science politique à l’Université La Sapienza de Rome et appartenant au service d’ordre du réseau Uniriot-Esc, 20 décembre 2010.

Le 14 décembre 2010 à Rome une brèche a été ouverte dans les esprits rebelles d’une nouvelle génération d’inadaptés. Les fissures de liberté refermées par la répression et la diffamation lors du G8 à Gênes, les possibilités qui couvaient dans un nouvel imaginaire de résistance métropolitaine, ont été réouvertes par une nouvelle vague de rage que les sermons des politiciens chevronnés et la dialectique asphyxiante des écrivailleurs et des diplomates de palais a fini par submerger une fois encore. Une nouvelle dérive collective, une explosion vitale de plus de la part d’une jeunesse sans avenir, mûrie auprès des mouvements lycéens et étudiants, bientôt unis au malaise chaque jour plus répandu dans la société.

Dans la gueule de ceux qui ont pris le temps de disserter sur les limitations des conflits existants, comme dix ans avant sur l’inutilité de courir après les rendez-vous fixés par le pouvoir, dans la gueule de ceux qui encore une fois ont pensé qu’ils pouvaient canaliser dans les rangs étroits de la bouffonnerie médiatico-contestataire l’insoutenable et humiliant présent, ont surgi l’imagination et l’exubérance des nouveaux venus. Les paris, comme les enjeux, étaient certes très grands : réussir à généraliser une opposition au départ dirigée contre le seul gouvernement, et montrer clairement que si on ne change pas tout rien ne change. Ça n’était pas si simple. Mais pour qui était à Rome, apparemment, ça a été un jeu d’enfant.

Un jeu d’enfant comme détruire des choses au hasard, une blague pyromane, le jet d’objets et se moquer de l’autorité, retrouvant dans ce qui est inné - dans ce qui naïvement exalte les vies ennuyées, depuis l’enfance, dans le gris de la métropole - une pratique émancipatrice, bien que temporaire, une pratique d’attaque contre la police et l’urbanisme, en tant que symboles éminents de tous les interdits et les contraintes pré-établis. L’assaut au présent, la subversion de la normalité, comme ces étudiants qui, à Londres, le 6 novembre de la même année s’en sont pris au siège du Parti conservateur et à la réforme de l’enseignement supérieur. La brèche ouverte à Rome en 2010, la tendance dans toute l’Italie à cesser de demander la permission et à ne pas tendre l’autre joue lorsque on a une matraque en face, représentent la victoire de la vie, indomptable contre les calculs, les impositions et les opportunismes de la politique de place et de palais.

Mais l’autre côté de la médaille, c’est, encore une fois, un mec qui reste sur l’asphalte le visage ensanglanté. Cette fois-ci il s’agit d’un lycéen de quinze ans, et, cette fois-là encore stoppé net par fourgon de police dans sa spontanéité d’esprit libre, au cours d’un mouvement d’euphorie collective. Mais cette fois, ce ne sont pas les flics qui ont cassé la tête du manifestant, mais le service d’ordre de l’énième tentative de récupération, cette fois dans sa version universitaire, des vautours du mouvement. C’étaient les grands promoteurs du « conflit mimé », ceux qui ont manifestement perçu comme une menace, depuis les assemblées à l’Université La Sapienza des jours précédents, ce qui pour la plupart des personnes présentes dans la rue allait devenir le succès de la manifestation : une masse de jeunes enragés qui sans accords avec la police transforment en arrière-garde les vieilles directions ; les momies étaient seules avec leurs boucliers à établir pour tous, sans leur troupeau, les objectifs et les modalités de la journée.

Mais comme l’enseigne une bonne règle de l’opportunisme politique, quand on ne peut pas vaincre l’adversaire, il faut s’allier avec lui. Donc, pour tous les gens bien-pensants, jeunes et vieilles cariatides de mouvement, journalistes et faiseurs d’opinion gauchistes, les acteurs ne sont enfin plus un petit groupe de vandales irresponsables, mais l’expression légitime de la frustration des jeunes privés de leur avenir. Soudain, la responsabilité des troubles revient à la militarisation de la zone rouge et, pour une fois les défauts sont tous ceux du gouvernement et des flics. Peut-être que cette fois même des pacifistes délateurs, comme à Gênes en 2001, ne réclameraient pas que l’on charge sur les violents plutôt que sur eux..

En d’autres termes, on nait flic, rebelle on le devient ; surtout quand la subversion de la dynamique sociale devient compréhensible, quand une fissure s’ouvre dans la vie quotidienne, et que le passage, d’où on peut émerger sans contrôle, commence à s’élargir. De ce passage, le 14 décembre, à Rome, filles et garçons ont fait irruption dans les rues sans se sentir plus seuls, en assaillant le présent pour n’avoir plus rien à mendier demain. Le passage est ouvert ; on ne réussira pas à le fermer facilement. Dix ans après ce qui a été l’émeute et le massacre du Juillet génois, la crainte est de nouveau en train de changer de camp, et les flics ne dorment peut-être plus d’un sommeil tranquille. Les plaintes, les associations de malfaiteurs, les perquisitions et les arrestations en sont la preuve. Remplissons alors nos sacs à dos d’audace et de rage, choisissons bien nos complices et allons-y ! Pas un pas en arrière, ce n’est que le début de la reconquête de nous-mêmes.

Nous, notre barricade, on l’a choisie depuis longtemps.
Nous ne sommes pas avec les flics.

Traduit de l’italien de Indymedia Liguria

Une manifestation internationale est organisée le 23 juillet 2011 à Gênes.

Pour voir le programme et pour trouver plus d’infos sur les dix ans du G8

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  • Le 16 juillet 2011 à 16:21, par Olivier

    J’ai oublié de coller le lien du texte de Agustin Garcia Calvo dont je parlais. Et en plus j’ai écorché son nom.

    http://rebellyon.info/Non-a-n-importe-quel-Etat.html

  • Le 16 juillet 2011 à 12:31, par Olivier

    Bonjour,

    Une remarque sur "on nait flic, rebelle on le devient". Ce n’est peut-être qu’une formule (pompeuse, un peu comme l’ensemble du texte), mais c’est assez décevant. Ne pas comprendre qu’il y a des facteurs sociaux qui font que certaines personnes décident de devenir flics c’est refuser d’admettre que les choses sont plus complexes qu’ont le voudrait. Pourquoi certains deviennent chefs, élus, policiers, profs, complices du système à différents degrés ? Que l’on refuse de se poser la question parce que trop compliqué d’y trouver une réponse, d’accord, mais la régler en balançant comme une évidence "on nait flic", c’est un peu lourdaud et pas très intéressant. De même que les démocraties ont souvent "réglé" le problème du nazisme en disant "c’est des monstres", donc en ne réglant rien du tout, donc en reproduisant les mêmes comportements.
    Deuxième remarque, sur les jeunes "privés de leur avenir". Lisez le magnifique discours de Agustin Garci Calvo intitulé "Non à n’importe quel Etat démocratique ou pas" dont est extrait ce passage :
    "C’est avec le Futur qu’ils nous trom­pent, les vieux, mais sur­tout les plus jeunes, chaque jour. Ils nous disent : « Vous avez beau­coup de Futur. » ou « Vous devez cons­truire votre Futur. », « Chacun se doit de cons­truire son Futur. », et tout cela n’est rien de plus -bien qu’ils ne le disent pas- qu’une rési­gna­tion à la mort, à la mort future. Le Futur, c’est cela ; le Futur, c’est ce qui est néces­saire au Capital ; l’Argent n’est rien d’autre que crédit, c’est-à-dire du Futur, une foi dans le Futur. Si l’on ne pou­vait pas tenir de comp­tes, il n’y aurait ni Banque, ni bud­gets étatiques. Le Futur est à eux, c’est leur arme. Par consé­quent, ne le lais­sez jamais réson­ner à vos oreilles comme quel­que chose de béni ou de béné­fi­que : il doit réson­ner comme la mort, ce qu’est jus­te­ment le Futur. Ce que nous sommes en train de faire ici, ce que vous êtes en train de faire ici, cela par­lera de soi-même, mais nous n’avons pas de Futur. Nous n’avons pas de Futur parce que c’est le propre des entre­pri­ses, des finan­ces et du Capital. Vous n’avez pas de Futur ! : c’est ce qu’il faut avoir le cou­rage de dénon­cer."

  • Le 16 juillet 2011 à 10:44, par Dortmunder

    De l’ennui, dont il se distrait par des règlements de comptes, à la mort, à laquelle il a décidé d’aspirer, puisqu’elle au moins... viendra, l’étalon insurrection dérive sur les champs de bataille.
    Comme c’est triste. Et c’est joli parfois, ce beau geste où la gloire de l’individu fait face au règne de celui-ci.

    Un contrepoint éventuel à la décollectivistation ambiante : La figure du prolétariat, multitudes, insurrection et nécessité subjective

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