Justice d’abattage : comment le tribunal de Fribourg légitime les meurtres policiers

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Le décor en disait long sur ce qui se tramait dans les premiers jours d’octobre au Tribunal de Fribourg. Deux personnes comparaissaient de part et d’autre d’un paravent pour déterminer les « circonstances » de la mort de Sébastien Casser, abattu d’une balle dans la tête le 18 avril 2010.

Les deux côtés du paravent

D’un coté Yunus, le conducteur d’une Audi RS6 prise en chasse par les flics du canton de Vaud. De l’autre Gregory Lambert, le tireur-tueur, accompagné de son supérieur Starenberg, le poseur de herse au beau milieu du tunnel de Sevaz sur l’A1.

Aux abords du tribunal, la police patrouille : des agents en civil et en uniforme. Pas de dispositif anti-émeute mais une certaine tension est palpable. Un jeune homme venu assister au procès se fait salement contrôlé et sa voiture est fouillée de fond en comble. Dans le hall, deux policiers dévisagent les gens venus assister au procès, plus haut les entrées sont filtrées par une demi douzaine de flics, refoulant quelques personnes au prétexte que la salle serait trop petite. L’habituelle manœuvre de tri.

Pendant ce temps, Lambert entre et sort de la salle d’audience par une autre entrée. Idem pour le bâtiment du tribunal dont il est tous les jours exfiltré sous protection policière dans une voiture banalisée aux vitres teintées.

La salle d’audience est à l’étage ; au deuxième check-point les flics fouillent et passent au détecteur de métaux tout ce qui ne ressemble pas à un collègue. Si tu sors pisser, re-fouille ; aller fumer une clope même sans quitter leur champ de vision implique encore une nouvelle fouille. Pour tester, tu fais 2m dans le couloir puis tu re-rentres, fouille à nouveau.

La porte par laquelle Lambert entre et sort est la même que celle qui est réservée au juge. On commence à comprendre.
Aucune gestion de flux n’est neutre. Elle opère un tri, une séparation. Ici juge et flics d’un coté, la plèbe de l’autre, sous le regard des journalistes. Une population à risque encadrée, surveillée, observée.

Face à l’estrade centrale où siègent cinq magistrats, la salle est coupée en deux par un paravent dont les accrocs ont été soigneusement rescotchés. D’un côté, celui dont on ne verra rien, on trouve les deux policiers incriminés mais soigneusement dissimulés, sans doute certains de leurs collègues et amis et leurs avocats. De l’autre encore des flics en civil et en uniforme veillant à ca que personne ne s’approche du paravent (précieuse séparation). Yunus est suivi comme son ombre à l’intérieur de la salle par un policier qui lui semble dédié. Un portier place les gens, chacun à leur place : devant Yunus son chaperon et les avocats. Derrière la famille et les proches de Sébastien. Sur le côté et au fond les journalistes scrutent les réactions, les « émotions « à saisir sur le vif.

Nul besoin d’être grand scénographe pour comprendre la scène. D’abord tout le dispositif sécuritaire accrédite la thèse de l’accusation : ces gens suspects venus des banlieues lyonnaises sont dangereux ; parmi eux il y a ces bandits de grand chemins, ces bandits « par métiers » sur lesquels les gendarmes ont légitimement ouvert le feu dans le tunnel de l’A1. Et pendant ce temps, Lambert est derrière son paravent. Accusé de meurtre, il est caché, protégé. De qui, de quoi ? Tout le procès est marqué par cette possibilité d’une vengeance, d’un éclat de voix, d’une tentative pour se faire justice soi même _ possibilité d’autant plus forte que tout le monde sait que les dés sont pipés, que le résultat est couru d’avance.
Les flics ont déployé une herse et tirer sur deux jeunes pour protéger le coffre fort suisse. De la même manière la justice et les forces de l’ordre tirent leur paravent protecteur sur les simples exécutants de leur politique. Les acteurs de leur Sécurité.

Le procès n’a duré qu’un jour et demi au lieu des quatre prévus (du côté de l’institution judiciaire on craignait de « multiples incidents de séance »). Expédié. L’affaire est jugée.

À chacun son rôle

Premier jour ; les prévenus et plaignants s’expriment. Ce qui est en jeu, c’est cette étrange mise en balance : qui a mis en danger qui ? Et donc qui est responsable de l’issue mortelle. D’un coté une voiture lancée à toute allure. De l’autre, une herse et sept coups de feu. Une balle dans la tête.
Starenberg parle le premier. Sa vérité c’est le respect des règles. Tout est « réglementaire » dans cette affaire. La herse au beau milieu du tunnel. L’autre voie barrée par le véhicule de police. Un tireur en amont du barrage et qui fait feu. Pour se défendre soi-disant, quand bien même le véhicule en fuite roulait de l’autre côté de la voie. À la question « feriez-vous la même chose aujourd’hui ? » Réponse : « Oui ». « Que ressentez-vous ? » « De l’amertume envers le conducteur. C’est lui qui est responsable de tout ».

Lambert présente ensuite sa version. Traumatisé mentalement. Bourreau endossant l’habit de victime. Scandaleux retournement qui ne choque pas. Pas même quand, en riant, il se déclare « bon tireur ». Le chasseur a tué son gibier mais c’est un grand sensible.

Entre les interventions des flics, un expert de pacotille, lui même ancien commissaire, qui aurait suivi une semaine entière de formation à Seattle. Il finit de peaufiner la vérité policière : le tir est un tir de légitime défense. Il assène ses termes techniques : effet looming, effet tunnel, parle d’accélération du rythme cardiaque, de rétrécissement du champ de vision, du facteur stress. Malgré ce stress, l’agent Lambert parvient à suivre la procédure. Tirer sept fois sur la voiture, de face. C’est ce que prescrit le manuel quand il s’agit de stopper un véhicule en fuite. Viser la calandre. À la question « quel est l’effet éventuel des tirs sur le conducteur », l’expert répond « je n’ai pas d’information sur le sujet. Il n’est même pas dit que le conducteur s’en soit aperçu ».

Dans ce jeu de dupe, Yunus finit lui aussi par interpréter la partition attendue : incarner le regret, plaider la jeunesse et l’inconscience, assurer que sa vie a changé depuis. Et de rappeler tout de même quelques évidences. Non il n’allait pas rouler sur les flics. Oui il allait se rendre. Il ne serait pas aller beaucoup plus loin que la herse.

L’avocat de la famille demande pour terminer à ce que la mère de Sébastien exprime sa peine et ses émotions ; quelques larmes immédiatement capturées par les journalistes présents.

Au final tout le monde joue son rôle. Tout le monde fait semblant. Tout le monde joue le jeu. C’est une opération de pacification réussie. Les différentes versions contiennent probablement leur part de vérité. Les règles ont été respectées, le flic est traumatisé un peu. La vie des proches et de la famille de Sébastien a bien basculé. Mais au fond ces vérités sont incompatibles, il n’y a pas de vérité commune possible entre ces versions. Malgré tout le dispositif policier et judiciaire, elles resteront en guerre.

De même que ces jours-là, il n’y avait que deux cotés au paravent il n’y a jamais eu que deux cotés aux barricades. Le 14 octobre, comme convenu, Lambert est formellement acquitté par le tribunal de Fribourg ; Yunus est condamné à 15 mois de prison ferme pour avoir mis en danger la vie d’un ami abattu juste à côté de lui, par le gendarme Lambert ; une semaine avant, deux cent manifestants s’affrontaient aux flics pour perturber le défilé du bicentenaire de la police genevoise.

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