L’anarcha-féminisme : oui et non ?

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« Si l’on excepte l’un des pères fondateurs de l’anarchisme, Proudhon — que certaines de ses phallophrases rendent digne de figurer au panthéon de la mysogynie —, les anarchistes revendiquent la liberté et l’égalité pour tous les individus, ce qui induit entre les sexes. La plupart des théoriciens sont à ce propos sans ambiguïté (...) Cependant, il n’y a pas pour les anarchistes une question spécifiquement féminine : la libération des femmes est conçue et comprise dans le problème plus général de la libération de la personne humaine. »

Et ceci génère des positionnements différents, voire en tension forte, sur ces questions d’émancipation des femmes : est-ce que les femmes sont des individus à émanciper, plutôt en tant que membres de la classe prolétaire, ou bien un groupe social qui doit se rassembler de manière autonome pour s’émanciper ? Quelles relations avec les hommes militants libertaires ?
Différentes positions existent, et aujourd’hui, nous vous en proposons deux : la première, développée par Vanina, veut souligner que si "l’anarchisme en tant que tel ne suffit pas aux femmes", elles doivent néanmoins se sentir concernées par lui autant que les militants hommes. La deuxième, à travers notamment l’exemple des Mujeres Libres, veut montrer que si les femmes se sentent "moins concernées/moins impliquées" par l’anarchisme, c’est peut-être surtout que l’anarchisme ne leur fait qu’une place ténue dans la réalité, à l’insu de ses théoriciens prônant pourtant, sincèrement, pour la plupart, une réelle égalité hommes - femmes.

1) « Pour contribuer à un débat sur l’anarcha-féminisme », par Vanina

"Je voudrais ici critiquer certaines conceptions de la lutte antipatriarcale qui circulent aujourd’hui dans les milieux libertaires, car elles me paraissent, par leur caractère réducteur ou ambigu et les dérives qu’elles peuvent entraîner, préjudiciables à une véritable avancée de cette lutte dans le sens qui nous intéresse. Notre démarche à la fois antipatriarcale et anticapitaliste nous laissant parfois une marge de manoeuvre assez étroite, il me semble en effet important d’avoir clairement conscience des enjeux dissimulés derrière telle ou telle affirmation séduisante par sa logique en apparence imparable, pour ne pas faire, en la reprenant à notre compte, tout simplement et une fois de plus le jeu de nos adversaires.

« L’anarcha-féminisme vise à changer les hommes de la famille anarchiste »

Je ne suis pas d’accord avec ce genre de formules, malheureusement trop répandu autour de nous.

Définir l’anarcha-féminisme par rapport aux hommes anarchistes, en effet, c’est d’une part nous faire une fois de plus exister, nous les femmes, en fonction des hommes, d’une référence masculine ; et d’autre part réduire l’anarcha-féminisme à un « usage interne > puisqu’il s’agit d’amener les hommes anarchistes à évoluer sur la question du patriarcat.

Pour moi, sans avoir tellement besoin d’étiquette, celle d’« anarcha-féministe » me convient dans la mesure où la définition que j’en donne correspond à ce que je suis -une femme communiste libertaire qui, en tant que telle, cherche à la fois dans sa pratique militante et dans sa vie quotidienne à avancer vers ce qui lui tient particulièrement à cœur : la fin de l’oppression, quelle qu’elle soit, par la libération de toutes les personnes exploitées d’une façon ou d’une autre (parmi lesquelles moi-même, bien sûr).

Dans cette optique, les anarcha-féministes ont un rôle à jouer aussi et surtout à l’extérieur des sphères libertaires, puisqu’il s’agit de mener la lutte contre le patriarcat et le capitalisme à tous les niveaux de la société.

Mais, à vrai dire, je crois qu’il faut s’attacher davantage à l’action qu’aux mots employés pour la qualifier.

Je trouve ainsi juste qu’Emma Goldman soit facilement citée comme référence de l’« anarcha-féminisme », même si le courant portant ce nom n’est apparu que bien après sa mort, et en dépit du fait qu’elle refusait l’étiquette de féministe.

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Emma Goldman

Elle estimait, je le rappelle, que le féminisme conduisait à une impasse parce que ses militantes (d’origine « bourgeoise > ou non) négligeaient ou refusaient la lutte des classes, ce qui les incitait à développer un lobby interclassiste pour influer sur le gouvernement plutôt qu’un mouvement révolutionnaire pour le renverser. (Cela n’a pas empêché des féministes de chercher à récupérer E. Goldman en publiant une version de son autobiographie outrageusement expurgée de ce qu’elles jugeaient peu intéressant, pour la recentrer sur ses « actions féministes »...)

« L’anarchisme est l’affaire des hommes »

Autre idée formulée de-ci de-là - dans la mouvance libertaire plutôt que dans les organisations, sûrement - et qui permet à telle ou telle de déclarer, au nom des femmes (ou des militantes anarchistes) en général : « C’est pour cela que l’anarchisme en tant que tel ne suffit pas aux femmes. » Cette affirmation équivaut à dire que l’anarchisme est strictement une « affaire d’hommes », et renvoie au classique positionnement public-privé par le biais d’un anticapitalisme attribué au sexe masculin et d’un antipatriarcat réservé au sexe féminin... alors qu’il s’agirait plutôt que les femmes débordent en masse ce fameux « privé » auquel le système les assigne, non ?"

Suite de la réflexion de Vanina sur le site de l’Endehors.

2) « Femmes et anarchistes. De Mujeres Libres aux anarchaféministes » de Nicole Beaurain et Christiane Passevant

"Si l’on excepte l’un des pères fondateurs de l’anarchisme, Proudhon — que certaines de ses phallophrases rendent digne de figurer au panthéon de la mysogynie —, les anarchistes revendiquent la liberté et l’égalité pour tous les individus, ce qui induit entre les sexes. La plupart des théoriciens sont à ce propos sans ambiguïté, qu’il s’agisse de Bakounine :

« Il n’est point d’autre principe moralisateur, ni pour la société ni pour l’individu, que la liberté dans la plus parfaite égalité. », « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes, femmes, sont également libres. »

Ou de Malatesta :

« […] combattons la prétention brutale du mâle qui se croit maître de la femelle, combattons les préjugés religieux, sociaux et sexuels. »

Cependant, il n’y a pas pour les anarchistes une question spécifiquement féminine : la libération des femmes est conçue et comprise dans le problème plus général de la libération de la personne humaine. Or, la mise en œuvre de ces principes reste problématique tant sur le terrain militant que dans la vie privée et, comme beaucoup d’autres courants et partis politiques, l’anarchisme a connu et connaît un décalage entre théorie et pratique.

L’évolution d’une société, dit-on souvent, se mesure au degré d’émancipation des femmes : même si la pensée anarchiste prône l’égalité des sexes, il semble que sur ce point précis les libertaires aient encore du chemin à parcourir. C’est du moins ce que laisse penser le slogan “If You’re Dissing the Sisters, You Ain’t Fighting the Power” [1] que les féministes noires des États-Unis inscrivaient sur leurs badges au début des années 1990.

Emma Goldman a déjà mis en évidence la persistance de “l’instinct de propriété du mâle”, même parmi les révolutionnaires : “dans son égocentrisme, l’homme ne supportait pas qu’il y eut d’autres divinités que lui.” Une analyse qu’elle développe dans La Tragédie de l’émancipation féminine.

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À l’appui de cette remarque, on peut citer celles de militantes anarchistes lyonnaises des années 1930 : “J’ai souvent dit à mon mari que les anarchistes sont contre l’autorité des autres pour imposer la leur dans leur foyer.” Une critique répétée quand il s’agit de constater la division domestique du travail ou l’exercice de l’autorité au sein du couple : “Il est possible que mon mari me considérait comme son égale, n’empêche qu’entre nous, il voulait toujours avoir raison.”

Même au sein du mouvement anarchiste, les femmes ont souvent dû compter sur leurs propres forces pour imposer cette égalité trop théorique à leurs yeux. La revendication d’une égalité entre les sexes reste un sujet de controverse dans les mouvances révolutionnaires comme au sein de la société. Si l’élan révolutionnaire réapparaît épisodiquement suivant une logique conjoncturelle quasi imprévisible, les réalisations d’une pratique véritablement libertaire et égalitaire en matière de rapports entre femmes et hommes sont encore plus épisodiques.

Il existe cependant des expériences historiques essentielles pour comprendre l’idéal que représente l’anarchisme dans la vision d’une société future de liberté et d’égalité, où le mouvement pour l’émancipation des femmes a joué un rôle central dans l’action socialement révolutionnaire. À la lumière de la difficulté de cette lutte menée à l’intérieur de la lutte révolutionnaire, il est intéressant d’examiner deux de ces expériences préfigurant des rapports sociaux où la différence entre les sexes était refusée comme critère de pouvoir : le mouvement des Femmes libres, qui s’est développé pendant la Révolution espagnole de 1936 et l’émergence de l’anarchaféminisme aux États-Unis vers la fin des années 1970. Ces deux moments sont exemplaires en ce qu’ils ont illustré une concrétisation des idées égalitaires dans la lutte même. Il n’en demeure pas moins que l’observation oblige à faire ce constat : les idées et la pratique de ces expériences historiques rencontrent de la résistance au sein des mouvements anarchistes. D’où l’intérêt de la résurgence depuis quelques années d’un courant féministe dans la mouvance anarchiste en France."

Suite de cette réflexion disponible sur le site des Chroniques Rebelles.

Notes

[1« Si tu ne respectes pas les compagnes, tu ne combats pas le pouvoir »

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