Les exemples de ces divergences foisonnent. Il suffit en effet de penser aux graciles Égyptiennes témoignant par leur maigreur de la puissance du pharaon, aux opulentes vénus callipyges de l’Antiquité grecque qui amenaient richesse et fécondité, aux mauritaniennes dont le gavage constitue l’étape décisive vers l’être-femme ou encore au mannequin filiforme s’exposant aux cliquetis des photographes... A chaque contexte spatio-temporel, correspond des images idéales de la corporéité.
Dans la plupart des cultures dites traditionnelles, la corpulence est valorisée comme signe de richesse et de pouvoir de ceux qui ne doivent pas trop travailler aux champs. La capacité d’emmagasiner de le nourriture est perçue en général comme un signe de vitalité et, pour les femmes en particulier, comme la promesse heureuse d’une descendance.
Dès lors, pourquoi dans nos sociétés capitalistes, les fortes corpulences sont-elles considérées comme inesthétiques, jusqu’à tourner parfois à la stigmatisation ? L’image idéale de la beauté semble aujourd’hui osciller entre l’allure minimaliste des mannequins et celle, athlétique et maximaliste, des bodybuilders. Deux idéaux que l’on pourrait juger différents, mais qui, en réalité, sont unis dans le combat contre un seul ennemi : la chair en excès, la mollesse, le relâchement. Le corps doit être « sous contrôle ».
Si, dans des univers où les aliments sont rares, être gros devient une qualité positive, par contre lorsque tout le monde peut manger à sa faim, ce n’est plus un signe de différenciation. Dans le même temps, la démesure s’accompagne d’une volonté croissante de contrôle et de maîtrise.
Cette séparation entre tradition et modernité doit elle-même être nuancée. Par exemple, l’effervescence que provoque chez les jeunes japonaises l’arrivée d’un sumotori dans les quartiers branchouilles de Tokyo, montre le relativisme du modèle esthétique de la minceur au cœur même des sociétés développées.
Je m’attarderai cependant sur les travers que celles-ci engendrent, non pas pour idéaliser un ailleurs, mais afin de circonscrire les possibles qui peuvent être envisagés à partir de“notre” situation.
Le Corps, cette invention...
Il peut être éclairant de dresser un bref panorama, forcément lacunaire, des conceptions de la minceur dans le temps, afin de sentir à quel point les affects qui nous semblent les plus privés sont en fait en grande partie les fruits de contingences radicales.
Le concept même de Corps, en tant qu’entité abstraite de l’Esprit, est lui-même le fruit de singularités historiques. Les concepts mis en jeu sont eux-même empreintés à une histoire, celle de la pensée occidentale.
La subjectivité moderne repose en effet sur une altération, sur la négation du rapport âme/corps, lui-même coupé du monde et des autres : découpage de l’être, objectivation du corps et individualisation de l’esprit.
Cette séparation a une histoire identifiable, dont on peut grossièrement dessiner les contours. Nous trouvons les prémisses de celle-ci dans le dualisme platonicien, repris par la suite, moyennant quelques aménagements, dans le christianisme triomphant. En posant en effet une âme divine et sacrée opposée au corps pêcheur et soumis à la corruption, la conception chrétienne ouvre en effet la voie à ce que chaque personne jouisse désormais d’un statut qui transcende la réalité sociale. Il suffira ensuite de séculariser cette tendance pour séparer radicalement le corps individuel du reste.
D’où le renversement complet de la fonction corporelle. Tandis que dans une sphère communautaire, les corps sont des relieurs d’énergie collective, il est au contraire devenu, dans les sociétés individualistes, un interrupteur qui marque les limites de la personne. Dans le noir où je reste seul, je peux commencer à me regarder le nombril...
Mais cette individualisation du corps ne veut pas dire son autonomisation, loin de là ! La pression sociale véhiculée par les médias, y compris voire surtout les médias que sont les corps eux-même, entraîne un mimétisme conformiste ahurissant.
Dans la conception moderne, le corps est ainsi soumis à une triple coupure ou objectivation. L’homme est d’abord coupé du Cosmos : ce n’est plus le macrocosme qui explique la chair, mais une anatomie et une physiologie qui n’existent que dans le corps séparé. Il est ensuite détaché des autres. Il est enfin coupé de lui-même : son corps est perçus comme différent de lui. Le dualisme cartésien en sera l’expression remarquable et restera comme le symbole de la séparation : dignité de la personne et maîtrise des objets.Le corps devient objet parmi les autres.
Donc, encore fallait-il qu’à la verticalisation instaurée par le dualisme cartésien correspondit un redressement de cet objet. D’où cet effort de la "civilisation des mœurs" que se sont imposé les sociétés européennes à partir de la Renaissance. Les corps devenant modernes doivent être dressés, lavés, réprimés, corsetés,...
Avec le développement de le consommation de masse, des congés et du tourisme, le corps va se dévoiler de plus en plus, ce qui engendre une fétichisation croissante.
Baudrillard disait que le corps, dans notre monde d’hyper consommation, devient l’objet le plus précieux, le plus éclatant de tous. Il serait devenu objet de salut et se serait substitué à l’âme dans sa fonction morale et idéologique : le corps comme capital, le corps comme fétiche [1].
In corpore sano
Il nous faut aussi parler de la place prépondérante que prend la "santé" dans nos sociétés. La morale sur l’alimentation y est imprégné d’une dimension quasi-religieuse, dans la lignée chrétienne qui veut que la rédemption passe par la pénitence. Ainsi, le régime alimentaire, tel qu’il est imposé par une certaine “rationalité”, non seulement n’a pas de sens en terme de bien-être, mais il est la source de nombreux désordres alimentaires nouveaux. Pour les anthropologues, anorexie et boulimie sont les deux faces d’une même médaille, issues une relation émotionnelle hypertrophiée vis à vis de la nourriture.
Aujourd’hui tout comme hier, les êtres humains projettent leur imagination sur l’ alimentaire, menant à la croyance en des pouvoirs quasi « magiques » des aliments.
Cela vaut pour les biens matériels mais aussi pour les « marchandises intellectuelles » (conseils , coaching, services) qui sont délivrées par les membres des « professions de santé ou de soins ».
Le philosophe et anthropologue Galimberti estime que dans les sociétés postindustrielles la santé est devenue « la nouvelle religion » [2]. Selon lui, la santé du corps a remplacé le salut de l’âme. En effet, l’effondrement des religions a fait disparaître cette notion d’âme ainsi l’espoir d’une vie éternelle. Confrontés à leur terreur de la déchéance physique et de la mort, les individus focalisent alors leur attention sur la recherche d’un corps en parfaite santé et éternellement jeune.
Dé-médicaliser le corps, le dé-fétichiser, le remettre en situation, l’articuler aux dimensions socioculturelles des différentes formes-de-vie, pourraient amener un souffle par rapport à ce sur-codage asphyxiant du rapport au corps. Ce qui invite à prendre en charge les différents horizons du corps et de l’acte alimentaire qui le nourrit : son lien au plaisir, ses dimensions sociales et symboliques, ...
Nicolas Zurstrassen
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