Premier voyage sur l’île

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D’origine amérindienne par mon père, ma mère, mon grand-père et arrière grand-père j’ai gardé le goût des voyages, puisque je rentrai lundi d’Afrique. Un détour par Louxor. La Nature a donné à ce qu’on appelle mon âme, un étui des plus minces et des plus misérables.

Mon premier voyage

Ça a surpris tout le monde.
Quand j’ai réclamé une paire de bottes pour mon anniversaire.

« Mais maman… ! »
« On n’a ni boue ni flaque d’eau chez nous ! »
« S’il te plait maman arrête de nous
surprendre ! »

Dans ma tête les bottes devaient servir à mon premier voyage pour l’île.
Un secret pour l’instant.

La première fois où j’arrive sur ses rives, pleine d’euphorie, et un peu à l’aveuglette, je prends la route principale.
Je ne tourne ni à gauche, ni à droite, je ne m’arrête pas, à peine à une intersection, pour lire les panneaux de direction.
Aucune personne ne me double pour le moment.
Je continue une route dégoudronnée, partiellement boueuse et sinueuse, sautant parfois de petites flaques de pluie avec mes bottes magiques.

À la rentrée du premier village, mon attention est saisie par une voix nasillarde et hostile qui m’environne.

Elle plane autour de moi, bien haut et répète sans cesse avec son ton moqueur :

« Va-t’en l’île est fermée. Va-t’en l’île est fermée. Va-t’en l’île est fermée ».

Quand elle se tait je soupire comme énervée par les sottises qu’elle était en train de me débiter.
Elle a un drôle de son qu’on qualifierait difficilement d’humain.

J’ignore pourquoi elle m’a choisi.
À force de me retourner dans tous les sens, comme un manège j’eus mal au cou.
Cela a duré un bon quart d’heure avant que je me décide de ne plus me retourner ni de lui prêter attention, pensant qu’elle n’est pas en fait destinée à moi seule.

Devant un graffiti annonçant halte police, je fais une halte, et j’attends.
Des regards étonnés suivent chacun de mes mouvements.
Je ne baisse pas la tête.
Je les contemple sans focaliser mes yeux et avec un mélange d’admiration, de respect et de crainte.

Je me souviens au pays, dans un quartier latin où je traîne la plus part du temps de mes oisives journées, j’ai été en sympathie avec des tziganes que j’ai côtoyés dans les fêtes de mariage de rue, les folklores amusants et les exhibitions.
Je les ai même pris en photos à certaines occasions, j’ai enregistré leurs chants et filmé leurs petits bambins.
Ils sont pour moi la « rumeur » de ma race.

Comme je suis habituée à la société,
J’ai marché jusqu’au centre d’une placette et je me suis arrêtée. Au milieu il y a une stèle sur laquelle se dresse une grande statue d’abeille et tout autour des hommes bizarres.
Je sens leur souffle sur mes joues, leur haleine bizarre autour de moi.
Je suis émue.
Il est vrai que je n’en ai encore jamais vu de pareils.
Ils me plaisent tout de suite
Je brûle de les connaître.

Voila la première fois que j’en vois devant moi. Une foule bigarrée de pauvres gens ayant un autre langage, une autre manière de s’habiller.
Ils ne ressemblent en rien aux tziganes aux longs cheveux.
Ils ont tous le crâne rasé de très près portent de grandes moustaches.
Je ne dispose pas assez de critères dans mon esprit pour les décrire.
Ils sont incomparables de tous les êtres.
Ils me rappellent un peu ces monstres inventés par les Grecs anciens.
Des centaures qui ignorent tout de la hiérarchie.
Ça serait très mal élevé de les appeler ainsi.
Ça me fait mal.

En sauvages, ils jouent du coude et du pied sous une pluie fine.
Si fine, qu’elle pénètre leurs vêtements et leurs cheveux.
Leur structure ne ressemble pas beaucoup à la nôtre, mais leur façon de jouer et de rire prouve qu’ils sont de ma race.
Impatients, les hommes attendent devant une grande porte géante qui sert d’entrée principale, qu’on ouvre à l’aube et qu’on referme le soir.

Un peu plus loin à une soixantaine de mètres sous les arbres, leurs femmes sont assises dans l’herbe avec leur bébé collé comme des luths à leur poitrine.
Elles semblent plongées dans un demi-sommeil.
Comme absentes.
Elles n’entendent rien.
On dirait que le froid mouillé de la pluie a bouché leurs oreilles.

Dans ce lieu mythique, inhospitalier, humide et très froid, rien ne présage, ce soir-là, un événement extraordinaire.

Un vigile bourru qui a tout du lymphatique s’avance, gonfle sa bedaine, monte sur une sorte d’estrade et avec un ton démesuré impose silence à la foule et dit à haute voix sans mâcher les mots :

« Pour votre information.
Les passages dans l’île sont bloqués jusqu’à nouvel ordre.
Revenez plus tard le premier du mois.
Vous disposez d’un mois pour vous préparer et revenir au moins avec des pièces d’identité.
Allez repos ! »

- « On n’a pas de pièces d’identité » répond une voix au milieu de la foule tumultueuse
- « Tout est dans vos archives »

Voilà un brave homme qui parle pour nous, maintenant !
Les autres en sont enchantés.
Moi je suis également satisfaite, et c’est un repos pour moi.
De surcroît le vigile se penche vers un de ses collègues et susurre à son oreille « si on les laisse tous entrer, ils vont nous transmettre des épidémies et tout le pain de l’île ne va pas leur suffire ».

Évidemment il parle de moi et de ces pauvres gens.

Aucun d’entre nous dans la foule n’a eu peur.
Les plus forts se sont mis à crier très fort des slogans, et les plus hardis à rire en même temps, feignant de ne pas entendre, de ne pas comprendre son réquisitoire.
Et le comble, c’est que leurs rires saccadés et bruyants ont excité la haine de tous les militaires ici présents qui semblent cacher leur jeu.

- « Vous avez senti leur mépris pour nous, non ? » dit-il a ses collègues.
Ces derniers qui ne semblent pas attentifs à ses propos ne lui répondent pas.
Chacun a l’air égaré à la lisière d’un no man’s land.

« Il nous rend ce qui est a nous »
Dit un homme barbu a coté de moi !

Pas plus tard que la veille, j’ai eu une longue discussion avec sarah.
Elle m’a déconseillé le voyage et prévenue que la situation n’est pas bonne du tout.
Elle suit de très près depuis toujours les nouvelles de l’île.
J’ai eu tort, parce que j’ai refusé d’écouter.
L’île est bien fermée.

Cependant elle n’est faite que pour eux.
Je sens confusément qu’une partie de mon âme se trouvait là.

Sous la pluie glacée, l’air est sec, il fait très froid.
Je me sens déjà très fatiguée après une très longue marche.
Et je traîne toujours comme Fabrice dans la Chartreuse de Parme.
Un militaire à l’air gentil eut pitié de mon de mon sort.
Il sort son nez d’une lucarne et m’invite à sa guérite.
Je suis congelée.
Je tremble de la tête aux pieds.
Sans pouvoir attendre je hâte le pas et j’entre.

« Bonjour », lui dis-je timidement. Il acquiesce avec un petit sourire incrédule.
Il fait chaud à l’intérieur, il y règne une forte odeur de café.
Il m’offre poliment un siège, puis me sert généreusement une petite tasse de café bien chaude que je sirote en silence tout près de la chaleur du poêle.
J’entends la pluie contre les vitres.
Quel joli petit bruit elle fait dehors ! les arbres ont l’air tout endormis dans la nuit.
Il fait très froid.
Pour parler je ne suis pas certaine de pouvoir dire un mot.
Mais j’aurais pu lui adresser quelques mots de remerciements.
J’aurais pu me présenter et lui expliquer ce que je suis venue faire dans cette île.
Je me sens peut être une femme de ménage qui n’a rien de captivant à raconter.
J’attends, mais je ne sais même pas quoi.
J’attends les yeux fixés dans le vague et je pense à des choses qui ne se sont même pas produites, et arrête d’y penser en ce moment là.
Et, de fait, je ressens son geste impeccable qui va droit au cœur.
Il ne me fera pas de mal.

Il remarque soudain que je l’observe toute sereine avec un air énigmatique qui le rend instable.
Va-il résister ?
Que peut-il me dire ?

Il regarde vaguement un moment autour de lui, fait un pas vers moi et pose amicalement sa main sur mon épaule.

Je vois dans ses yeux, tout à coup, l’illumination :
Mon Dieu !
Que va-t-il me dire ?
Moment magique ou un oui ou un non peut changer toute notre existence.
Je comprends que tout se joue à cet instant-là.
Ma tension augmente, ma peur aussi.
Chaque seconde qui passe est une brûlure.
Une nouvelle peine qui saigne mes veines.
Je m’encourage :
« Ne panique pas, c’est un simple geste. Banal.
Allez, debout…
Vite, le temps presse, tu vas juste remplir des formulaires pour entrer à l’île…
j’ai prié, j’ai prié »

Ne pouvant me regarder de face, ce qui m’étonne un peu, car l’élégance des jeunes militaires m’a souvent surprise, il balbutie confus :
« Madame je suis désolé pour vous mais revenez le mois prochain c’est l’amnistie générale.
Ce sont les ordres du chef.
Dommage que tu ne sois pas arrivée plus tôt, il t’aurait reçu dans son bureau pour te dire la même chose.
Il vient de partir au quartier »
, renchérit-il doucement d’un air empreint d’un remords soudain.

Il semble épargner un peu sa voix pour atténuer l’impact de mon choc mais bien avant, aux mouvements de ses lèvres j’ai compris.
Les causes et autres choses.
Maintenant je n’ai plus besoin d’explication.
Je me sens incapable de retenir mes larmes.

Ce qu’il m’a annoncé, m’a l’air d’une moquerie d’autant plus que j’eus envie de mourir, au lieu d’attendre le mois prochain.

Pendant un instant je soupire longuement, mais déjà la même voix reprend son chœur sans arrêt.
J’ai l’impression qu’elle me suit au pas.

« Il n’y a aucun endroit pour toi dans l’île »
« Il n’y a aucun endroit pour toi dans l’île »
« Il n’y a aucun endroit pour toi dans l’île »

Je déteste un peu cette voix qui commence par m’irriter.
Son attention portée sur moi me rends chaque fois mal à l’aise.
Elle m’exaspère depuis le début. Elle me suit toujours.
Je veux qu’elle s’en aille vers les autres.
Mais je m’en fous.
Si je serais absente encore une fois à mon rendez-vous dans l’île.

Je hoche la tête en me levant à réticence, en m’en allant à regret, d’un pas nonchalant sans crier sans signe d’adieu
Vers mon anonymat…

De nouveau la voix se rapproche si près de moi !
Tantôt à côté de moi, tantôt à mon oreille, d’abord à gauche, puis à droite !
Cette fois en gentillesse elle me dit :

« Je ne suis pas comme toi une personne tronquée.
Regarde avec attention devant toi ne t’arrête pas de regarder avant d’avoir entrevu mon apparence trompeuse »
.

Sans lui laisser l’avantage sur moi.
Je lui demande : « Mais qu’as-tu fait pour avoir une telle dimension ? »
Elle me répondu évasivement :
« Autrefois je n’avais pas d’idéal pour durer ».
« C’est absurde » ai-je répondu.
« Tu peux appeler ça « absurde » si ça te plaît », dit-elle.

Je l’ai écouté patiemment, toute intéressée par ses énigmes tragiques comme des interrogations mais elle n’a pas osé discuter sur ce dernier point, et s’est tue pour me tenir en haleine.

Après une ou deux minutes, je pousse un grand éclat de rire et l’amitié naît entre nous.
On est si bien et si tranquille maintenant.
Je commence à l’aimer comme on aime un homme dédaigneux.

Parce qu’elle n’a toujours pas d’identité, a refusé de se plier aux lois de l’île et à la sédentarisation.

Finie le voyage ! Ce voyage devient de plus en plus fatiguant. Il a été choisi et classé comme des jours de repos depuis novembre dernier.
Il y a, à mon avis, dans l’île, trop de choses qui ne sont pas encore claires, trop d’ordre, mais pas assez de souplesse ni de facilité de passage pour les exiles.
Enfin c’est ce que je pense mais je fais mieux de garder cette réflexion pour moi. .

Pendant quelques minutes, je suis restée sans mot dire à regarder devant moi. L’île brille dans l’air vert de la vie comme une oasis de lumière.
Elle me dit silencieusement au revoir.

Le militaire qui m’a accueilli dans sa guérite me souhaite bonne chance sans pouvoir lever ses yeux sur moi.
Je me demande si je le reverrais jamais.
Me rappellerais-je son numéro de badge ?
Je n’y ai pas pensé.
Quelle idiote j’étais devant lui, je ne lui ai même pas demandé son numéro de téléphone.

Quelques secondes plus tard, une main efface l’île de mes pupilles, en la recouvrant de son ombre et j’ai faim !
Une faim comme à mon habitude !

Fin

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