Quand l’expertise tend à la prédiction

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De l’analyse scientifique à l’interprétation, de la certitude rationnelle à la prédiction, retour sur la génétique et son utilisation à tout va que l’on nous vend comme infaillible.
Compte-rendu d’une conférence sur l’investigation génétique qui s’est déroulée le jeudi 20 mai, dans le cadre de l’exposition Edmond Locard aux Archives de Lyon.
« L’investigation génétique : retour vers le futur » était présentée par Laurent Pene, responsable de la section « Biologie-ADN » du laboratoire de l’INPS (Institut Nationale de la Police Scientifique) de Lyon.

La conférence commence par une définition du « principe de l’échange », mis au point par Edmond Locard en 1919. Tout individu emporte avec lui et/ou laisse sur place des traces sur la scène d’infraction. Le boulot du laborantin est donc la collecte des traces. Si la criminalistique est la science de l’individualisation, l’analyse ADN devient donc un indice précieux pour la police, car :
- elle résiste aux dégradations du temps,
- elle permet une individualisation de la trace,
- elle peut établir des liens (familiaux ou par la correspondance d’un profil déjà enregistré).

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L’échantillonnage des marqueurs génétiques

Pour permettre des points de comparaison entre différents ADN, il faut donc un panel de population large pour individualiser la trace. « Plus il y a de variabilité, plus c’est facile d’individualiser l’ADN, mais l’échantillonnage de ces marqueurs génétiques, comme souvent en science, est souvent mauvais. » Le conférencier avoue que ces bases de données ont été bricolées sur la fin des années 80 par les différents laboratoires, suivant d’ailleurs leurs intérêts idéologiques et financiers, pour pondre du résultat. Ces marqueurs qui servent de socle de travail sont constamment remis en questions par les scientifiques. Une population de référence évolue dans le temps, elle se métisse. Les marqueurs deviennent caduc s’ils ne sont pas réactualisés ou établis selon les même normes partout.

La collection d’échantillons est la première et la plus importante étape de l’étude sur la diversité. Idéalement, les échantillons devraient être isolés et représentatifs des populations que l’on étudie. Certains prétendent qu’avec l’échantillonnage d’une centaine de personnes, choisi avec attention, on peux faire ressortir les caractères distinctifs d’une population et sa diversité intraraciale, si un nombre de marqueurs indépendants est utilisé.

Cependant, si une population se déplace peu, on peut réduire le nombre de marqueur, car la consanguinité augmente (au sens où cette population est locale et se développe en autarcie). Au contraire, on augmente le nombre de ces marqueurs dans le cas d’une population plus répandue, divisée en écotypes différents.
Le critère géographique couplé de données historique devient essentiel, si l’on veut une cartographie fiable des marqueurs génétiques sur une géographie étendue (pour un pays comme la France par exemple).

Un échantillon biaisé, de part l’absence de prise en compte des déplacements de population et de leur métissage, produira des résultats faussés ou incompréhensibles.

La méthode la plus simple est donc de ficher le plus possible d’individus. L’INPS recueille plus de 30 000 nouveaux profils par mois pour le FNAEG qui compte déjà 2 300 000 profils « pour faciliter le rapprochement des échantillons et être le moins possible dans du calcul de probabilité dans la comparaison des suspects ». On est rassuré... Il termine ce chapitre en disant « Dans le milieu judiciaire, il n’y a que 5% des magistrats qui se réfèrent à ces bases là ». On commence à piger les erreurs judiciaires quand on sait à quel point les magistrats ne jurent plus que par cette technique. Juges, avocats et procureurs utilisent ce truc comme palliatif à l’angoisse de l’erreur judiciaire.

Laurent Pene insiste sur la difficulté d’installer des marqueurs génétiques stables et communs dans les laboratoire. L’articulation de ce que l’on peut faire comme politique avec les systèmes de fichiers automatisés des empreintes ADN se fait difficilement. Il nous endort avec des exemples sur les tests de paternité dans le cadre pénal, les corps non-identifiés et les victimes de catastrophe.

Mais quelqu’un lui coupe la parole et pose une question : « Mais si c’est si difficile, pourquoi on fait pas un prélèvement à la naissance alors ? ». Pan, dans les dents ! Laurent Pene répond que c’est du ressort de la politique : « Choisir ce type de fichage, ça passe par le vote ». Il explique aussi qu’il y aurait un problème de coût (!) : « Ça entraînerait beaucoup de rapprochement qui serait trompeur. Pour chaque trace rentrée il faudrait comparer bien plus d’individus ».
Autrement dit, si ces messieurs du ministère mettent la main à la poche, les labos devraient pouvoir pallier à cette surcharge de travail.

Il dit qu’il est contre, mais il n’explique pas pourquoi. Pourtant le « power point » affiche en gros la diapo suivante : « Enjeux de la génétique »... Dans la salle un petit bordel s’installe, les gens semblaient tous avoir cette question en tête.

Le biologiste reprend le cours de son exposé, évacue la question et le débat qui pourrai être posé. Dommage, un des techniciens-responsables du fichage génétique s’expliquant sur cette méthode ultime que la classe dominante attend de faire passer aurait eu de l’intérêt.

La génétique prédictive.

Ces panels de populations prennent tous leur sens pour ce qui nous attend dans les 10 prochaines années. « La génétique prédictive ». Le but de cette méthode est de donner un résultat d’ADN lorsque l’on a pas d’échantillon de comparaison. La trace de l’empreinte vise alors à donner une orientation geo-génétique, une appartenance familiale ou un portrait robot génétique. « Nous avons dans notre ADN des traces de nos séquences de mutation. Elles sont visible, même si elle remonte à plusieurs milliers d’années. Il faut faire ressortir ces groupes de population avec des distances génétiques importantes, référencer ces groupes et suivant les caractéristiques du groupe identifié, donner un rendu avec une probabilité de x%. »

Si cette bonne vieille méthode des empreintes digitales tendaient vers la stricte individualisation de l’indice, cette génétique prédictive légitime à nouveau les classements biologiques sur les groupes ethniques ou la race. Et donc tout le contenu fascisant qui va avec.
De plus, cette approche qui demande des panels de population stable et « ethniquement homogène » se heurte au métissage croissant de la population, ainsi qu’à l’historique des déplacements de populations. Les gènes deviennent altérées par le temps et le calcul de la probabilité devient encore plus large. (Sans même ce « problème », il est déjà hallucinant que le rendu du laborantin se base sur une probabilité.) De plus une prédiction n’a jamais été une certitude.

Quand au portrait robot qu’il serait possible de fabriquer en laboratoire grâce à la méthode prédictive, il semblerait que l’on ne soit en mesure de définir correctement que la couleur des yeux et de la peau. Pour les cheveux, si le suspect les a teint, c’est mort. « Mais sont en cours de recherche des techniques pour modéliser la taille de la boîte crânienne et donc la forme du visage, la taille donnant elle, toujours des mauvais résultats. »
On arrête pas le progrès. Mais ne vous inquiétez pas pour 2010-2020, il est prévu un encadrement éthique des tests prédictifs , une uniformisation des normes des marqueurs communs, ainsi que l’explication des limites et des apports de ces preuves. Si c’est la CNIL qui encadre, autant dire que le pouvoir fera ce qu’il veut.

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Edmond Locard

Le poids de la preuve.

Laurent Pene n’a jamais cessé de répéter que les résultats de l’ADN et les expertises génétiques doivent être soumise à interprétation. "Il faut faire parler l’ADN" Elles doivent toutes être remises dans le contexte de la source (nature de la trace), de l’événement (Le suspect a-t-il laissé cet ADN au moment du crime ?) et de l’action (Est- ce bien cette personne qui a commis le geste du crime ?).

Les empreintes ADN, les tests génétiques sont souvent présentés comme des preuves irréfutables aux yeux de la population, ce qui est faux si elles ne sont pas soumis à l’interprétation du scientifique qui doit s’appuyer sur l’investigation policière. L’enquête avec des vrais humains quoi.

"La source" ou la trace est riche ou pauvre. C’est à dire que les liquides, le sang, le sperme et la salive sont très riche en fragments génétiques et l’indice est lisible plus facilement. Une trace est pauvre lorsqu’elle contient peu de gènes , comme une poussière épidermique sur un vêtement ou sur un objet. Cette trace est prise en aveugle, par déduction, car elle est si infime qu’on ne la voit pas à l’oeil nu. La police scientifique passe alors la scène du crime au "peigne fin" et récupère de la trace ADN.
C’est sur la source que les scientifiques peuvent vraiment aider l’enquête, car ils ne s’occupent dans cette phase que de la stricte analyse de l’empreinte et non de son interprétation.

Le pourcentage de réussite à faire ressortir le code ADN de l’INPS, qui indique aussi l’enregistrement du profil dans la base de donnée, est de 73% pour les traces riches et de 23% pour les traces pauvres. " Or le nombre de dossiers augmente car nous interprétons de plus en plus des traces pauvres, nous travaillons sur du délictuel et les traces sont pauvres."

Viennent s’ajouter à cela des pollutions. Dûes en grande partie au "transfère". Il s’agit dans cette étape de l’enquête d’établir une date entre l’ ADN suspectée et où se trouvait le suspect. Entre temps, la pièce à conviction et l’endroit où s’est produit l’affaire "ont vécu". L’ADN en question est souvent pollué par d’autres ADN. ( Des personnes ayant circulé dans la pièce, ayant touché des objets, la pièce ayant été nettoyée...) " Nous devons tabler notre interprétation sur des profils génétiques complexes, où il y a des mélanges d’ADN. Si le ratio d’ADN est trop riche sur une trace pauvre, on augmente le nombre de résultats et l’éventail des profils correspondant est trop large pour interpréter correctement."

Il en va de même pour "l’action". Déterminer la personne qui effectivement a commis le délit ou le crime passe en grande partie par l’investigation des enquêteurs et non pas par le labo. C’est l’enquête sur le terrain, avec le recoupement des informations in situ, la recherche du mobile qui, à ce moment là, fait ressortir des preuves et des vérités.

Malgré cette évidence Laurent Pene nous informe que c’est sur ces deux derniers points que les scientifiques sont le plus souvent interrogés lorsque les juges convoquent les experts. " Le transfert est difficile à déterminé, ce n’est pas l’ADN qui aide l’enquête ici." Il ajoute : " Le poids de la preuve c’est un calcul de probabilité."

On peut se demander s’il on est pas quelque part dans l’inverse du processus scientifique normal ? C’est à dire qu’une donnée scientifique est a priori, émise, testée puis validée. Elle doit éclairer donc, un doute, ou porter vers un consensus relativement strict. Ici, il semblerait qu’on tende vers le sondage, vers l’approximation et vers toutes les variabilité qu’entraînent une interprétation.

Aux Etats-Unis, un magistrat peut demander à connaître l’opinion de scientifiques pour juger de la fiabilité d’une expertise ; s’il estime qu’il n’y a pas de consensus sur le sujet, l’expertise ne sera pas présentée aux jurés. (...) c’est là que les scientifiques expriment ou non leur accord, c’est là aussi que les avocats peuvent mesurer la fragilité du consensus. Cette exigence de consensus se situe en effet en porte-à-faux avec ce que révèle l’analyse des controverses scientifiques. On sait à quel point les consensus scientifiques sont difficiles à obtenir et surtout fragiles une fois obtenus.Et parmi les avocats, certains ont mis peu de temps pour s’en rendre compte.

En France, une telle exigence n’existe pas. Le principe est celui de la liberté de la preuve : rien ne s’oppose actuellement à l’utilisation des empreintes génétiques comme mode de preuve. Le magistrat instructeur dirige l’enquête, lui seul décide de commander ou non une expertise à un laboratoire, de même pour une contre-expertise. Et devant une cour d’assises, c’est aux jurés qu’il appartient d’apprécier la valeur de l’expertise, à un "jury de profanes" comme on a pu le dire, qu’il appartient le cas échéant de trancher entre les divers arguments scientifiques.
Bien entendu, l’avocat (ou le juge) peut influer sur la décision des jurés... à condition toutefois de disposer de l’information nécessaire pour le faire.

( Eric Heilmann ; paru dans Science ou justice ? Les savants, l’ordre et la loi. )

Impressions.

Le fichage génétique convient parfaitement à la culture de la statistique. Les statistiques sont l’outil de base pour servir une politique sécuritaire. L’augmentation des chiffres de la délinquance s’explique par la fabrication des statistiques du pouvoir.

En l’espace de 4 ans, les différents degrés de l’analyse génétique se sont déplacés. "Les pourcentages se sont tout simplement inversé de 2005 à 2009, l’ INPS traitait 70% de criminel pour 30% de délictuel, aujourd’hui c’est 30% de criminel pour 70% de délictuel." L’accent est mis sur le délictuel, "au détriment du criminel" . (Le délictuel représente la grande majorité de la délinquance.) Ainsi, on peut transposer un discours politique sur le fichage nécessaire, pour n’importe quel type de délinquance, son utilité social pour la combattre et l’acceptation de contrôles de plus en plus intrus et préventifs.
Pour ce qui est des délits, peu d’entre-eux sont résolus par l’empreinte génétique. Les traces étant trop faible (23% de réussite pour récupérer le profil génétique), le champ d’interprétation de l’expert reste trop vaste pour rendre un jugement scientifique sans appel.

Mais le fragment ADN de l’empreinte rentre tout de même dans les fichiers administratifs d’Etat (et peut-être bientôt dans le système marchand ?) et cette trace est comptabilisée, répertoriée. Elle n’attend plus qu’à être recoupée, pour une affaire pouvant avoir des similitudes avec les circonstances du délit ou du crime perpétré.
La promotion de l’analyse génétique, et bientôt de la génétique prédictive, découle de ce rêve de l’Etat de pouvoir répondre de manière totale et infaillible à la criminalité. Il devient presque normal, en poursuivant cette idée de la génétique prédictive, de devancer les criminels potentiels que nous sommes.

"La parole d’un homme ne vaut plus dans les enceintes qui sont destinées précisément à la recueillir dans son témoignage singulier lorsqu’il est en situation d’avoir à se défendre : la défense ou l’aveu qui l’engagent dans ses signifiants, le dire vrai de chacun, ne pèsent rien, au regard de ce qui se compare sans parole dans l’homogénéité de l’infime différence de ce qui se « lit » automatiquement dans la « base de donnée » et qui suffit à distinguer, l’un de l’autre. L’oreille se ferme à la voix."

( Sarah Schulmann ; www.commentcestquonment.org )

Refusons le fichage.

Refusons le prélèvement d’ADN.

Dénonçons la génétique comme entreprise expansive et colonisatrice de nos vies.

Fauchons l’esprit scientiste.

P.-S.

NDR : Ce texte se calque sur un fond critique de la technologie et du progrès. Je ne me soustrait pas à la véracité de la technique brute, mais à la logique technicienne que j’ai essayé de démonter. Le but technologique idéalisé induit les moyens techniques déployés (ou l’inverse ?) , s’il n’y a donc aucune neutralité technique, je ne me prive pas, moi non plus, d’un point de vue subjectif.

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