Sections administratives spécialisées et politique de la ville

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De 1955 à 1962, un des instruments ordinaires et les moins spectaculaires de la pacification en Algérie a été la Section Administrative Spécialisé (SAS). Dispositif militaire se consacrant très peu à l’action militaire traditionnelle, proche du terrain, assurant un large éventail d’interventions sociales, sanitaires, éducatives, civiques, économiques, urbanistiques et territoriales, communicationnelles, et parfois répressives.

Introduction

De 1955 à 1962, un des instruments ordinaires et les moins spectaculaires de la pacification en Algérie a été la Section Administrative Spécialisé (SAS). Dispositif militaire se consacrant très peu à l’action militaire traditionnelle, proche du terrain, assurant un large éventail d’interventions sociales, sanitaires, éducatives, civiques, économiques, urbanistiques et territoriales, communicationnelles, et parfois répressives.

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Le dispositif était suffisamment souple pour avoir une orientation plutôt répressive à certains moments et dans certains endroits, plus « progressiste » et moins militaire à d’autres moments et dans d’autres endroits. Le dispositif a aussi bien pu servir à « la reconquête des cœurs et des esprits » dans une optique de lutte contre le FLN, puis pour être réorienté vers la formation de notables français musulmans capables de prendre le relai de l’administration et des échelons politiques locaux originaires de métropole (optique d’assimilation participative et citoyenne), voire, dans les dernières années (1961) pour préparer l’autodétermination du peuple algérien et la reprise du pouvoir par les algériens. En somme c’est à un dispositif bon à tout faire et au plus près des populations que nous avons affaire, non une institution totale fermée mais un dispositif total en plein air.

Revenir sur la gestation des SAS et décrire les propriétés de ce dispositif semble éclairant dans la mesure où ce précédent historique permet de (re)penser les rapprochements actuels entre le social et le répressif dans les politiques françaises. Cela permet d’affirmer empiriquement la pertinence des analyses de Foucault sur la Police, au sens de gouvernementalité pesant sur tous les aspects de la vie, une preuve concrète de la pertinence du concept foucaldien de biopolitique. Les SAS démontrent qu’hier comme aujourd’hui le répressif, l’économique, le social et le sanitaire font système et que l’opposition que faisait Bourdieu entre la main droite (celle qui punit) et la main gauche (celle qui aide) de l’Etat, ne tient plus (pas ?) la route.

Foucault disait, contre Von Clausewitz, que la politique est la continuation de la guerre [sociale] par d’autres moyens et les SAS apparaissent comme une concrétisation pratique des liens entre guerre et politique autour de l’enjeu du gouvernement des hommes et des populations. L’exemple des SAS montre que l’armée fait du social et du politique pour gagner non une guerre militaire contre le FLN mais une guerre sociale et politique dont l’enjeu est le contrôle des représentations et des attitudes de la population algérienne, la fabrication d’un homme algérien.

Rapprocher les SAS d’hier et la politique de la ville d’aujourd’hui nous conduit à penser qu’on assiste moins à une diffusion des théories militaires de « l’ennemi intérieur » au sein du système sécuritaire (Rigouste, 2009), qu’à une articulation du social et de l’économique avec le répressif tournée non pas vers un ennemi, mais vers une population à faire obéir, reconstituant ce que Foucault désignait comme « Police » au 17e siècle : la bonne police du territoire et des populations, c’est-à-dire la bonne gestion des flux, des échanges, des ressources et des risques constituant l’environnement structurant des conduites des populations. Ce que nous appellerions aujourd’hui le contrôle social, une gouvernementalité ou une biopolitique.

Mise en place des SAS pendant la guerre d’Algérie

En décembre 1954, peu après le déclenchement de la lutte d’indépendance du FLN, des officiers des affaires indigènes du Maroc (AIM) sont envoyés en Algérie pour essayer de comprendre les causes de l’insurrection et son degré d’enracinement dans les populations.

Au-delà de la force de frappe ou de l’implantation du FLN (qui est faible à cette époque), les officiers soulignent le degré de sous-administration chronique des communes mixtes algériennes (autrement dit les zones rurales), associé à un fort sous-développement, et à une perte de contact du pouvoir métropolitain avec la masse des populations indigènes les plus pauvres, comme cause structurelle des troubles et du risque d’aggravation de la situation. Les officiers des affaires indigènes au Maroc sont des hommes de terrain, formé à l’ethnologie et habitués à l’étude et au contact avec les populations autochtones, praticiens des cultures et des langues arabes, ils pointent l’enjeu central de la reconquête des cœurs et des esprits au sein des populations indigènes.

Cette préoccupation rencontre celle de Germaine Tillion, ethnologue alors en mission en Algérie, tout comme celle de Jacques Soustelle, gouverneur général d’Algérie, qui était lui aussi ethnologue à l’origine. Soustelle, ainsi que Tillion, qui travaille pour lui comme conseillère à cette époque (Mathias, 1998, p. 24), perçoivent l’insuffisance de la seule option militaire sur le terrain, d’autant que la répression militaire, souvent indistincte et disproportionnée, pèse lourdement sur les populations indigènes. Leur analyse renvoie aussi à leur intérêt pour une meilleure connaissance et une meilleure prise en compte des attentes et des besoins des populations indigènes dans le cadre d’une pensée se voulant progressiste du colonialisme, visant à civiliser et assimiler les autochtones.

Jaques Soustelle s’appuie sur le Général Georges Parlange pour expérimenter un commandement civilo-militaire rapproché dans une région peu sûre. Le commandement militaire semble appuyer cette initiative qu’il perçoit comme la mise en place d’un réseau d’administrateurs et d’officiers pour mener l’action politique et la recherche du renseignement (Omouri, 2001, p. 384). Parlange, qui est un ancien des Affaires Indigènes Marocaines, s’appuie sur des anciens officiers AIM et implante, dans les Aurès au printemps 1955, des administrations décentralisées et légères, proches des populations, articulant pouvoirs civils et militaires.

Parlange est plus sensible au besoin d’une administration locale associée à une présence militaire marquant la souveraineté française et protégeant les populations de l’influence du FLN :

« Dans son rapport du 22 juillet 1955, le général confie que « la conquête matérielle doit s’accompagner de la conquête des âmes. Malheur aux maîtres de l’Afrique qui ne le comprendront pas ! - L’historien Stéphane Gsell, en rappelant cette vérité, nous trace le programme à définir et à réaliser pour remédier aux différentes causes du malaise qui nous préoccupe actuellement. Pour conquérir les âmes, il faut d’abord multiplier les contacts avec les populations ; il faut parler un langage simple et dépouillé et il faut parler le même langage » » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 17).

Il conçoit que la sous-administration soit à l’origine du succès provisoire du FLN sur des populations trop longtemps abandonnées à leur sort et considère que ce retour de la souveraineté française au plus près des populations permettra d’une part de mieux doser la réponse répressive et d’autre part de collecter les renseignements indispensables pour éradiquer le FLN.

Soustelle et Tillion sont plus sensibles aux enjeux économiques, sanitaires et sociaux, considérant que l’amélioration de la condition des indigènes ainsi que leur association à la gestion des affaires locales ont une grande importance dans la résolution la moins violente possible des troubles en cours ; supprimer les causes sociales de la rébellion conduira a ce que les rebelles perdent la sympathie populaire, donc à la renonciation à la rébellion. Soustelle et Tillion ont aussi conscience que ce qui va devenir les SAS permettra de limiter l’impact négatif des opérations militaires : une phase de ratissage produit toujours des dégâts sur les populations civiles et génère de nouveaux rebelles en puissance. Une part du travail des SAS sera effectivement de réparer les préjudices causés par les troupes offensives (exactions, destruction des stocks de céréales, abatage du bétail, destruction des maisons, couvre-feux, évacuation de zones interdites) en distribuant des grains, des compensations financières, des matériaux de construction, des logements, des laissez-passer pour la métropole ou encore des emplois.

Après une phase expérimentale jugée concluante, les SAS sont créés par Jaques Soustelle le 26 septembre 1955. Les Affaires Algériennes (AA), administration support et tutelle des SAS sont créés dans la foulée, 30, 400 puis jusqu’à 700 SAS et SAU (Section Administrative Urbaine) sont mises en place. L’officier ou le sous-officier dispose d’un adjoint, d’un militaire-radio, d’assistants (civils ou militaires de carrière, faisant office de comptables, secrétaires, interprètes), éventuellement d’appelés ou d’auxiliaires féminines (les ASSRA) pour des taches précises (écoles, action sociales, cours d’hygiène ou permanences médicales, fonctionnement de dispensaires par exemple), d’une trentaine de supplétifs musulmans (le maghzen) assurant la défense du siège de la SAS, la sécurité des déplacements, les patrouilles et les contrôle, enfin, de deux ou trois véhicules.

Les SAS articulent, dès leur création, connaissances ethnographiques pour une proximité avec les populations, actions répressives et militaires, actions économiques, actions sociales, actions sanitaires, éducation et embrigadement civique des populations. En lien avec le sous-préfet et les administrateurs des communes mixtes pour les questions civiles, l’officier ou sous-officier SAS travaillait aussi avec le 2e bureau (renseignement) et le 5e bureau (action psychologique) pour les questions répressives. Plus ponctuellement il participait à des opérations militaires locales (patrouille, embuscades, commandos de chasse) ou d’envergure (opérations de ratissage) ; l’officier coordonnait son action avec le commandement militaire pendant la durée de l’opération sur son territoire.
On sait que quelques officiers SAS investissaient fortement l’action militaire et que d’autres torturaient occasionnellement et exécutaient parfois des prisonniers (Mathias, 1998), néanmoins ce sont les activités « civiles » (sociales, économiques, sanitaires, éducatives) qui prédominaient et alimentaient une propagande, faisant des SAS un instrument de paix et d’assimilation des populations à la République. Cette fusion du social et du répressif portait un nom : la pacification.

En somme, deux pensées coloniales, l’une de droite, souverainiste et militariste, l’autre de gauche, pensée comme humaniste et assimilationniste, vont se rencontrer autour d’une même analyse du problème du contrôle d’une population par l’amélioration de ses conditions de vie et son embrigadement actif pour la France et contre le FLN : « Notre mission est de rétablir l’ordre et la paix, non pas contre les populations musulmanes mais avec elles et pour elles » (Jacques Soustelle, cité dans Le guide de l’officier des affaires algériennes, 1957). L’ambition est bien de faire participer les populations à leur propre assujettissement à l’ordre républicain et colonial. Il s’agit non de reconquérir un territoire mais de reconquérir les âmes pour les soustraire à l’influence du FLN et d’idées perçues comme communistes.

Au-delà des SAS : le cadre conceptuel et doctrinaire de la contre-insurrection
Cette conception entre en résonance avec les théories de la guerre contre-révolutionnaire qui ont émergé chez certains officiers français revenus d’Indochine (Colonel Charles Lacheroy, Colonel Jean Némo, Général Jacques Hogard) et qui ont été pratiquées puis théorisées au cours de la guerre d’Algérie (Trinquier 2008, Galula 2008). Il s’agirait d’une troisième influence convergente avec celle de Tillion et Soustelle et celles des AIM. L’influence des penseurs plus (Trinquier, 2008) ou moins (Galula, 2008) fascisants de la guerre contre-révolutionnaire sera forte sur le 5e bureau (opérations psychologiques) [1] et sur la bataille d’Alger [2]. Si Trinquier et Galula n’ont pas participé au dispositif SAS, ils ont toutefois mis en pratique en Algérie des savoirs-faire construits en Chine, en Indochine et en Grèce en matière de lutte contre une insurrection à forte idéologie, via une action visant à contrôler, à associer et à convaincre les populations [3]. Ce sont ces mêmes conceptions doctrinales et options pratiques qu’on retrouve dans les SAS. Il y a par exemple des convergences remarquables entre des tactiques contre-insurrectionnelles inspirée de Trinquier et de Galula telles qu’elles sont décrites aujourd’hui dans le Cahier de la recherche doctrinale [4] (Valeyre, Guérin, 2009) et les tactiques pratiques mises en place dans les SAS [5].

La littérature sur les SAS souligne la prégnance dans la plupart de ces structures d’un souci de contrer l’idéologie communiste par une contre-idéologie et un contre-embrigadement politique et psychologique, teinté d’un fort encadrement des populations (conditions de vie, loisirs, travail, déplacements). Le 5e bureau, sous l’influence croissante des théories de contre-insurrection, misera beaucoup sur l’embrigadement idéologique des populations algériennes via les SAS : soutien à la mise en place des Moniteurs de la Jeunesse Algérienne devant encadrer les jeunes musulmans et leur inculquer les valeurs de la république ; soutien aux Dar El Askri (cafés des anciens combattants) de façon à valoriser les algériens anciens combattant des première et seconde guerres mondiales ; actions prétendant favoriser l’émancipation des femmes algérienne, dans le but de déstabiliser les structures culturelles traditionnelles et de créer un nouveau front et une nouvelle ligne de fracture au sein des populations autochtones.

La thèse de cette troisième influence reste à approfondir, il faudrait notamment préciser quand les officiers ayant fait l’Indochine arrivent en Algérie et établir concrètement si des transferts de compétence et de conceptions se sont opérés vers le dispositif d’encadrement et de formation des officiers SAS.

L’idéologie contre-insurrectionnelle et anti-communiste, qu’elle soit teintée de totalitarisme et d’embrigadement (Trinquier) ou qu’elle se prétende plus progressiste et fondée sur l’adhésion et la participation des populations à un pouvoir légitime (Galula), marque non seulement l’expérience des SAS que nous allons décrire mais aussi une large part des conflits de la guerre froide et des conflits post guerre froide. Des ressemblances frappantes existent entre ce que Trinquier théorise en 1960, ce qui s’est pratiqué à Alger dans le cadre du Dispositif de Protection Urbaine (DPU) et ce qui s’est fait dans certaines SAS et certaines SAU. Cette idéologie fascisante de contrôle des populations a ensuite inspiré l’OAS, l’extrême droite française, les dictatures sud-américaines et pro Etats-Unis des années 60-70, le programme américain de cellules dormantes « stay behind » en Europe (1945-1980), programme s’appuyant sur des réseaux d’extrême droite anticommuniste et des relais dans les dictatures européennes (Espagne, Portugal, Grèce).

Les analyses de la guerre contre-insurrectionnelle ont joué un rôle lors de la guerre de basse intensité qu’a connu l’Italie durant les années de plomb, dans la mesure où les attentats attribués à l’extrême gauche, organisés par l’extrême droite (réseau Gladio) et téléguidés par les services secrets italiens et américains dans le cadre de « Stay behind » ont visé à manipuler et à contrôler idéologiquement les populations pour la couper des groupes d’extrême gauche. Une variante moins fascisante (moins inspirée par Trinquier et plus par Galula), valorisant l’humanitaire (pour améliorer l’image de l’occupant), une participation moins contrainte des civils et le contact avec les populations (dans un but de renseignement et de division du camp adverse), réprouvant (en théorie) la torture et l’embrigadement idéologique, a été soutenue par l’armée Américaine en Iraq et en Afghanistan.

Dans le cadre de la stratégie américaine en Iraq et en Afghanistan, des interventions de chercheurs en sciences sociales sont financées et menées.

« Le déploiement de ces anthropologues chargés de collecter des données socioculturelles pour l’armée est partie prenante de la nouvelle stratégie américaine de contre-insurrection (counter-insurgency) en Irak et en Afghanistan. Les anthropologues doivent en effet pouvoir aider les militaires à gagner la confiance des populations – pièce essentielle des opérations de « pacification ». On attend d’eux qu’ils permettent de gagner les « tribus » locales à la cause américaine en les empêchant de se rallier à celle des talibans ou des « insurgés » irakiens » (Bonhomme, 2007).

Ces chercheurs en sciences sociales interviennent avec l’armée américaine et fournissent des données permettant aux militaires américains de repérer des rapports de force internes pour identifier les groupes qu’on peut rallier, repérer des interlocuteurs clés, les leaders des communautés à qui s’adresser en priorité pour les acheter, les convaincre et les fidéliser, repérer les divisions internes aux tribus et clans, pour jouer un groupe contre l’autre afin d’affaiblir la résistance à l’occupation. Ces programmes s’intitulent Minerva et Humain Terrain System (HTS), ils rappellent fortement le programme militaire américain (avorté) Camelot de 1964 (Faille, 2010), qui visait à l’étude des sociétés d’Amérique latine, afin d’identifier les facteurs sociaux et les groupes à risques favorisant les idées communistes. Minerva et HTS apparaissent comme un lointain écho de l’instrumentalisation de l’ethnographie de Tillion et Soustelle dans le cadre de la mise en place et du fonctionnement des SAS. Connaitre le « territoire humain » d’intervention, pour adapter l’action civilo-militaire, était affirmé comme une condition essentielle d’une action efficace des SAS.

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La SAS : Un dispositif total et en plein air de contrôle social

« D’un point de vue général, la mission des SAS est de rétablir (ou d’établir) avec les populations le contact rompu d’abord par la sous administration, puis interdit par l’action du FLN et de l’ALN [Armée de Libération Nationale, branche militaire du FLN].

Pour le général Partiot, inspecteur général des Affaires algériennes en 1959-1960, « les SAS ont été créées et mises en place pour prendre ou reprendre contact avec la population musulmane ». C’est pour lui « la mission principale, celle qui domine toutes les autres ». Leurs tâches ont été précisées par Soustelle, pour qui « il faut reprendre pour ainsi dire à l’envers le travail des fellaghas. Ils terrorisent ? À nous de rassurer. Ils désorganisent ? À nous de réorganiser. Ils brisent le ressort des populations pour les empêcher de se défendre ? À nous de leur rendre le goût et la possibilité de résister ». Pour cela, « les chefs de SAS exercent les missions de maintien de l’ordre et de pacification, mais aussi une mission d’administration, dans le cadre de la lutte contre les activités rebelles OPA [Organisation Politico Administrative], d’une action psychologique de remise en confiance des populations et d’une action médico-sociale » (Frémeaux, 2002, p. 57). La part du militaire et du civil auraient été, selon l’Armée, équilibrée : « À l’origine, et jusqu’en 1959, la part des actions militaires constitue environ la moitié des tâches confiées aux officiers des SAS. Après le succès du plan Challe (février 1959-avril 1961), qui voit la mise en place de quartiers dits de pacification, le rôle militaire des SAS va en décroissant, tandis que la part consacrée aux activités économiques et administratives augmente » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 31).

On a affaire avec les SAS à une sorte de « dispositif total », mais en plein air. Comme une « institution totale », la SAS s’occupe d’à peu près tout et en régimente potentiellement toute la vie, à l’échelle d’un territoire en apparence ouvert et qui se révèle pourtant fermé par certains cotés [6]. L’ensemble des lectures ou des visionnages sur les SAS (Andoque, 1977, Cahier de la recherche doctrinale, 2005, Frémeaux, 2002, Mathias, 1998, Lamodière, 2004, Omouri, 2001, Service Cinématographique des Armées, 1957) permettent de classer l’activité des SAS en 9 grands domaines :

- Activité d’instruction et d’animation :

Ouverture de centres et comités féminins : « des foyers et des ouvroirs sont implantés dans le but de faire bénéficier les femmes de conseils en matière d’hygiène domestique, de puériculture, d’instruction ménagère » (Frémeaux, 2002, p. 59). « Dans une société traditionnelle où le matriarcat reste fort, surtout en pays kabyle, la réussite de la pacification passe par la conquête des femmes [...] les femmes constituent un poids démographique non négligeable, surtout dans les espaces où les hommes sont partis à la recherche d’un emploi, en ville ou en métropole, ou ont pris le maquis. Elles deviennent de ce fait un enjeu politique entre la France et la rébellion, puisqu’une étude estime leur potentiel électoral à deux millions de voix » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 63). Galula théorisera peu après la guerre d’Algérie l’intérêt tactique d’une action sanitaire, sociale et psychologique ciblant spécifiquement les femmes dans des sociétés musulmane et plus généralement dans toute société machiste et patriarcale.

Ouverture d’école dans le Douar d’implantation de la SAS : « L’action éducative n’est pas moins encouragée. Souvent, une école s’ouvre à côté de la SAS, avec un instituteur qui est fréquemment un militaire du contingent » Frémeaux, 2002, p. 59).
Ouverture de foyer pour jeunes (Foyer de Jeunes, Centre de Formation de la Jeunesse d’Algérie), proposant du sport, une instruction civique et des formations : « Pour les jeunes sont ouverts des foyers sportifs et des cycles de formation professionnelle » (Frémeaux, 2002, p. 59). Les Moniteurs de la jeunesse Algérienne, musulmans pour la plupart, sont formés en France au Centre d’entraînement de Moniteurs de la Jeunesse Algérienne d’Issoire. Les Foyers de Jeunes mobilisent 46 officiers d’active, 316 officiers du contingent, 1400 moniteurs et 774 ouvriers professionnels.

Le Guide de l’Officier AA précise que l’officier SAS doit « s’intéresser à la jeunesse, non seulement pour la scolariser, mais aussi pour lui procurer des distractions saines : sports, terrains de jeux, salles de gymnastiques, scoutisme, théâtre d’amateurs, chants, etc. », cela afin de limiter l’emprise et l’attraction du FLN. Par le sport, notamment par les sports collectifs, il s’agit de donner aux jeunes « une éducation de base, le sens de la citoyenneté et du respect ». Ce programme qui rappelle étrangement celui des actuels internats militaires EPIDE (Etablissement Publique d’insertion de la DEfense), destinés aux jeunes de banlieue sans diplôme et sans perspectives. Plus largement cela renvoie à tout "l’occupationnel" et au "présentiel" mis en place dans les banlieues (animateurs sociaux, médiateurs sociaux issus des quartiers et recrutés sur la base de leurs compétences « culturelles » et de leur inscription dans les populations), afin de soustraire les jeunes aux « mauvaises influences ». Ce type d’intervention fait penser à l’objectif d’un encadrement et d’un embrigadement fort des populations par des éléments issus de cette même population, défendu par Trinquier dans La guerre moderne (1961).

- Activité sanitaire :

Centres de puériculture, vaccinations, tournées d’AMG (aide médicale gratuite) : un médecin militaire, une infirmière et une garde se déplaçant de village en village pour des consultations gratuites : « L’assistance médicale gratuite prouvait aux paysans la réalité des bonnes intentions tant de fois proclamée de la France. Le principe était simple : le médecin allait au malade qui ne pouvait venir à lui » (Andoque, 1977, p. 59).

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- Activité d’aide sociale et de protection sociale :

Distribution de farine, semoule, lait, vêtements : « Au niveau le plus élémentaire, l’aide consiste en distribution de vivres ou de vêtements aux plus pauvres. Beaucoup préfèrent, à cette assistance indispensable, l’ouverture de chantiers de travaux publics qui donnent du travail et un salaire en évitant de perpétuer un assistanat peu respectueux de la dignité des personnes » (Frémeaux, 2002, p. 59).

Accès aux droits sociaux (prestations familiales, minimum vieillesse, pensions d’ancien combattant), conditionné par l’obtention d’une carte d’identité : « Les SAS sont en charge du recensement de la population. Sans pièces d’identité, les Algériens ne pouvaient prétendre bénéficier des lois françaises. Ainsi, les anciens combattants n’avaient pas accès aux retraites, pas plus que les familles aux allocations sociales » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 46). Le contexte initial de sous-développement de l’administration coloniale en zone rurale aboutissait à ce que très peu d’autochtones aient leurs pensions militaires ou les allocations familiales. Concrètement seules les familles acceptant d’être recensées et fichées par la SAS (composition de la famille, établissement d’un état civil, terres exploitées, volume de bétail et de grain) accédaient à des droits sociaux. Les familles suspectées de sympathies pour le FLN étaient privée de carte de recensement ou d’identité, donc de droits sociaux.

- Activité économique :

Ouvroirs pour les femmes.
Chantiers pour les hommes (radiers, ponts, routes, irrigation, puits, bâtiments, villages de regroupement, mise en terrasse des champs, drainage) : « Partout, l’argent débloqué par le Plan Constantine [plan financier lancé en 1959, visant au développement économique et à la construction de villages de regroupement] est destiné à la construction d’infrastructures dans les SAS » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 51).
Soutien technique agricole (conseil et expertise agronomique, remembrement, crédits bonifiés pour l’achat de terre).

Ces objectifs économiques associés à l’action militaire de pacification dans le but de reconquérir les cœurs et les esprits des populations est aujourd’hui caractéristique des doctrines contre-insurrectionnelles inspirées de Galula et mises en œuvre en Irak et en Afghanistan.

- Activité de contact avec les populations :

L’instruction des SAS insistait sur l’idée que l’officier SAS doit se montrer le plus possible et démontrer par sa présence la force de l’autorité légitime. L’officier SAS et sa garde devaient vivre au sein des populations. Le poste SAS devait être implanté au cœur d’un village important.
Visite « de souveraineté » : visite visant à « mouiller le douar » en compromettant les notables traditionnels (cadi) avec la SAS. Inaugurations d’école, de centres sociaux, etc. Cérémonies républicaines (8 mai, 11 novembre, 14 juillet) avec les anciens combattants musulmans algériens (considérés comme des éléments fidèles à la France). « Les chefs SAS doivent chercher toute occasion pour entrer en contact avec les populations. Les fêtes, les méchouis organisés par les chefs SAS en sont des exemples. De même, les tournées dans les mechtas, les visites dans les villages, les opérations de ravitaillement, les tournées médicales » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 21).

Visite aux indigents.
Recueil de doléances au siège de la SAS.

Aujourd’hui encore les programmes de contre-insurrection insistent sur l’idée que la force militaire doit montrer sa présence et aller au contact des populations pour montrer sa souveraineté et convaincre de sa supériorité sur la guérilla.

- Mise en place d’une participation des habitants :

Recrutement local du Maghzen (troupe de supplétifs sous les ordres de l’officier SAS)
Constitution de groupes d’autodéfense.
Implication des populations dans les centres sociaux, ateliers, ouvroirs.
Implication des populations dans les élections (par la propagande, la pression ou la contrainte) : « Ils sont chargés, dans un premier temps, d’assurer la tutelle des nouvelles communes, et de recruter, dans la population, des délégués qu’ils doivent initier à la gestion municipale. Dans un second temps, ils sont invités à susciter des candidatures destinées à mettre en place des municipalités élues » (Frémeaux, 2002, p. 58).
On retrouve ici des modes d’action qui ont été théorisés par Galula puis repris par Pétraeus dans le « Surge » en Irak et la théorisation de la doctrine de contre-insurrection américaine.

- Activité de médiation et de justice :

Arbitrage des « chicayas » (disputes entre musulmans algériens) : « Toutes les semaines, les officiers SAS endossent la robe de juge de paix et règlent les conflits entre voisins. Un cahier est à la disposition de la population qui y note ses griefs. Les chicayas sont considérés par tous les anciens SAS comme un élément essentiel de la pacification car ils permettent de comprendre comment les gens vivaient » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 21).
Réparations monétaires et matérielles pour les dommages causés par l’armée.
Distribution d’amendes et de peines de prison de courte durée.

- Contrôle des populations dans le but de couper la guérilla de sa base arrière :

Recensement des hommes, recensement du bétail, recensement et contrôle du volume des récoltes et des lieux de stockage : « Cette volonté de recenser une population, longtemps sous-considérée, se caractérise par un dénombrement de tout ce qui constitue le pays. À ce titre, il est bientôt demandé de recenser les troupeaux et autres biens économiques » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 46). Le recensement du bétail et des grains vise, conformément à ce que prescrivent plusieurs théoricien de la guerre contre insurrectionnelle, à repérer auprès de qui le FLN se ravitaille et à éviter que le FLN puisse se ravitailler. Il y a là un parallèle possible avec la lutte actuelle contre l’économie souterraine dans les banlieues, qui associe la police, les douanes et les services fiscaux.
Le recensement des hommes et des papiers d’identité « peut avoir une utilité « militaire » [...] Ce recensement n’a pas seulement vocation à élargir la connaissance administrative, mais s’inscrit dans la lutte contre le FLN. Les rebelles, privés de papiers d’identité, ne peuvent avoir accès aux prestations proposées par la France. De plus, l’absence de papiers tend à prouver l’appartenance à la rébellion » (Cahier de recherche doctrinale, 2005, p. 47).

Distribution des laissez-passer, des permis de circulation, des autorisations d’installation en ville ou en métropole ; distribution des permis de vendre sur les marchés.

Délivrance de la carte d’identité (qui conditionne l’accès à toutes les prestations sociales, refus de délivrance aux personnes notoirement connues comme proche d’éléments FLN).

Contrôle des individus suspects assignés à résidence.
En ville, mise en place du Dispositif de Protection Urbaine (quadrillage, fichage, désignation de chef d’ilot devant rendre compte des allées et venues).
Contrôle et utilisation des rebelles ralliés : les rebelles repentis, ralliés, ayant parlé sous la torture, sont intégrés au maghzen. Se sachant condamnés à mort par le FLN parce qu’ils ont parlé, ils ont la réputation d’être loyaux, efficaces, utiles en matière de renseignement et offensif dans l’action militaire. Garder des FLN repentis au sein du Maghzen envoie un message de victoire et de supériorité aux populations et au FLN tout en suggérant aux insurgés que la France sait être indulgente envers ceux qui rendent les armes.
Depuis Galula les théories contre-insurrectionnelles insistent sur l’importance de laisser aux insurgés des possibilités honorables de reddition, Pétraeus affirmait qu’il valait mieux un insurgé rallié qu’un insurgé capturé et qu’il valait mieux un insurgé capturé qu’un insurgé tué.

- Police et répression :

Recueil de renseignement  : transmission de rapports d’ambiance alimenté par les notables et le Maghzen, transmission de rapports précis alimentés par des indicateurs rémunérés, le tout transmis au préfet ou au 2e bureau de l’Armée (renseignement). Les enfants sont une cible privilégiée, à force de contact ils finissent par dire si un membre de leur famille est partie de la maison (pour rejoindre le FLN ?) ou si la famille reçoit des visites nocturnes d’insurgés venant se ravitailler.

« Les SAS sont en rapport étroit avec la population, soit directement, soit par l’intermédiaire des hommes de leur maghzen, soit par des informateurs. Ils sont chargés de procéder aux recensements, de délivrer des cartes d’identité et des laissez-passer, ce qui leur permet de repérer les suspects. Ils sont bien placés pour faire du « renseignement d’ambiance », qui consiste à définir l’état de l’opinion publique, ses dispositions envers les Français et le FLN, sa capacité à appuyer l’un ou l’autre camp ; ils contribuent aussi à la connaissance de l’organisation locale adverse. Il est plus rare qu’ils aient l’occasion de faire du renseignement dit « opérationnel », celui qui donne suffisamment d’éléments précis sur les positions de l’ALN à un moment donné pour permettre de mener une opération d’envergure » (Frémeaux, 2002, p. 59).

Interpellation de suspects et démantèlement de l’organisation politico-administrative (OPA) du FLN (organisation FLN non combattante, chargée du ravitaillement, du renseignement, du recrutement et de la collecte de l’impôt pour financer la rébellion). Soutien aux opérations d’envergure menée par les éléments réguliers de l’armée.

Activité d’enquête (une partie des officiers ont le statut d’officier de police judiciaire).
Amendes et peines de retentions extrajudiciaires à la SAS, pour de courtes durées.
Opérations militaires (embuscades en zone interdite ou aux horaires de couvre-feu, commandos de chasse, patrouilles) :

« Les officiers de SAS sont évidemment tenus de participer au rétablissement de l’ordre. Leurs implantations assurent, dans des régions souvent reculées, une présence permanente qui s’ajoute à l’ensemble du dispositif de quadrillage. La disposition d’une unité de supplétifs leur permet d’assurer notamment un service de tournées de jour et parfois de nuit, destinées à reconnaître le pays et rendre la vie difficile aux agents de l’adversaire, mais aussi à familiariser les populations avec leur présence. Éventuellement, ils sont appelés à participer aux opérations militaires qui se déroulent sur le territoire de leur circonscription, aux côtés des unités régulières. En qualité d’officiers, ils sont rattachés à la hiérarchie territoriale qui peut requérir leur emploi » (Frémeaux, 2002, pp. 58-59).

« La pratique essentielle reste les patrouilles [...] Les embuscades se multiplient, et les résultats sont assez satisfaisants, comme en témoigne la notice d’information du I/12e RAAMA96. Entre le 25 décembre 1959 et le 25 décembre 1960, le bataillon saisit 11 pistolets-mitrailleurs, 18 fusils de guerre, 47 fusils de chasse, 15 revolvers, 20 pistolets automatiques. Dans le même temps, le bataillon tue 47 « fells », en capture 161, et en rallie 2 » (Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 37).

Interrogatoires de suspects (avec parfois torture).

Parfois exécutions sommaires de prisonnier [7].

On voit donc que le militaire s’occupe ici de tous les aspects civils de l’existence (au point que certains officiers SAS n’ont quasiment pas eu d’activité répressive sur leur territoire). Les SAS enrégimentent tous les aspects de l’existence et cette intervention dans tous les domaines permet une connaissance des populations et donne une prise sur chaque famille. Cette prise est d’autant mieux assurée lorsque à la pure répression et contrainte se rajoute des récompenses, des incitations, des dépendances matérielles, financières et symboliques (papier, statut d’ancien combattant, reconnaissance comme interlocuteur de la SA, réintégration des éléments FLN repentis, humiliation lorsqu’on doit participer à des cérémonies rendant hommage à la France).

Dimension spatiale du dispositif total en plein air.

Revenons un instant sur la dimension spatiale de ce dispositif total en plein air. Les SAS s’inscrivent dans une politique spatiale de contrôle des individus, dans ce que l’Armée appelle un « quadrillage » fonctionnant avec 5 instruments : les villages de regroupement, les zones interdites, les couvre-feux, les laissez-passer, les permis de voyage pour la métropole. Ces instruments sont créateurs d’infractions et de comportements suspects, il faut bien évidement que l’armée se livre à des patrouilles, des contrôles et des embuscades pour rendre ces instruments efficaces et qu’ils servent à trier les indigènes entre bons éléments et mauvais éléments suspects se trouvant là où ils ne devraient pas se trouver.

Gagner une guerre contre-révolutionnaire suppose de contrôler une population sur un territoire de façon à couper les éléments insurgés de leur base arrière que constitue la société entière. Pour cela, il faut que l’Armée et les SAS vivent et agissent au plus près des populations à dominer et à reconquérir, ce qui signifie que les zones isolées, peu accessibles, ayant peu d’intérêt économique et stratégique, sont abandonnées, après avoir été vidées de leur population civile et de leurs ressources économiques.

On a donc vu se mettre en place des zones interdites, ratissées par les commandos de chasse et des villages de regroupement, de façon peu organisée, puis planifiée (programme 1000 villages dans le cadre du Plan Constantine) : « En réunissant les hommes, nous pourrions d’abord les aider plus facilement ; nous pourrions aussi, pourquoi ne pas le dire, mieux la contrôler pour l’étouffer, la rébellion. Nous pourrions du même coup espérer faire naître un esprit communal qui amènerait les habitants à se saisir de leurs problèmes par eux-mêmes » (Andoque, 1977, p. 86).

Théoriquement, la mise en place des villages de regroupement devait être négociée et préparée avec les populations. D’autre part, l’accès au confort moderne et l’aménagement rationnel du territoire agricole servaient d’alibi au regroupement. On leur promettait un meilleurs accès aux aides, à l’AMG, à l’école publique mise en place par la SAS, une protection contre le FLN. On leur promettait de meilleures terres et l’irrigation. Si certaines populations ont été explicitement contraintes d’aller en villages de regroupement (car habitant en zones interdites), d’autres ont cédé sous les incitations. Les villageois acceptaient car c’était la condition pour continuer à bénéficier d’aides et de droits (Carte de recensement et carte d’identité qui conditionnent l’accès aux Prestations Familiales, au minimum vieillesse ou aux pensions d’ancien combattant, permis de circulation, autorisation d’installation en ville ou en métropole pour un membre de la famille, distribution de nourriture, distribution de travail).

Dans l’ensemble la littérature souligne « le peu d’enthousiasme de la population à s’installer dans ces nouveaux villages » (Cahier de recherche doctrinale, 2005, p. 50). « La méfiance des bénéficiaires n’avait rien d’étonnant. On ne leur avait jamais demandé leur avis qu’au dernier moment, lorsque tout avait été prévu et souvent bâti en dehors d’eux » (Andoque, 1977, p. 94).

Les maisons modernes étaient en fait des baraquements en parpaings et toit de tôle, surchauffés l’été et glacials l’hiver. Les aménagements collectifs n’étaient pas faits. L’irrigation absente, rendait impossible une mise en culture suffisante des terres entourant le village de regroupement, condamnant ainsi les populations à vivre des distributions de nourritures ou de travail faites par les SAS, ou a demander un permis pour aller travailler en métropole ou dans les centres urbains algériens.

On peut ici faire un rapprochement entre le plan 1000 villages et l’ANRU. Dans les deux cas, les préoccupations urbanistiques, sociales, économiques, rejoignent les préoccupations sécuritaires. La grande nouveauté des derniers programmes de destruction-reconstruction de l’habitat social en banlieue est que pour la première fois la police nationale est explicitement consultée sur les aménagements à faire (Belmessous, 2010).

Que demande la police aux urbanistes ?

Premièrement qu’on supprime dans les quartiers les voies de circulation en impasse qui sont si favorables aux embuscades contre les patrouilles et qui ne permettent pas un dégagement facile des forces de police accrochées par des émeutiers.

Deuxièmement qu’on supprime les toits plats qui permettent des caillassages [8].

Troisièmement qu’on résidentialise les bâtiments, avec clôture et digicode à l’entrée, avec murage des corridors traversant l’ensemble des caves des barres HLM, de façon à ce que le quartier et les immeubles soient cloisonnés, de façon à ce que des émeutiers ne puissent plus circuler facilement à l’intérieur d’une barre d’immeuble ou entre les immeubles.

Quatrièmement, qu’on privatise les espaces verts au pied des immeubles, de façon à ce que l’espace d’émeute reste un terrain dégagé, visible, sans replis, sans caches et sans couverts pour l’adversaire.

Tout cela s’inscrit dans ce qu’on appelle la prévention situationnelle : la façon dont l’espace interdit les troubles, l’émeute, la délinquance, permet la surveillance et l’intervention policière. La prévention situationnelle, c’est le contrôle d’un espace pour qu’il dissuade. C’est exactement cette problématique que prenait en charge la politique à la fois militaire et sociale de zones interdites et de villages de regroupement en Algérie. Un village de regroupement, autour d’une SAS, entouré de barbelés et de miradors, avec deux entrées surveillées et un terrain dégagé aux alentours, c’est un peu l’équivalent des HLM résidentialisées et sous vidéosurveillance modernes.

Le contrôle spatial est aussi passé par des couvre-feux ponctuels ou permanents, aboutissant à séparer les populations entre individus sûrs (ceux qui sont chez eux aux heures où il est obligatoire d’y être) et individus suspects (ceux qui sont dehors pendant le couvre-feu).

Enfermer les civils chez eux la nuit, c’est faire de l’espace public nocturne un lieu de combat et d’insécurité pour les éléments FLN. Le couvre-feux retire les civils et ne soumet que des suspects à l’action de l’Armée.

On a le même contrôle spatial à l’heure actuelle en banlieue, avec la pénalisation de la présence dans les halls d’immeuble, avec les autorisations d’intervention dans les parties communes des HLM données par les bailleurs à la police, avec les couvre-feux pour mineurs, avec les couvre-feux généralisés et les bouclages mis en place pendant la période d’état d’urgence lors des émeutes de 2005, avec les couvre-feux de fait qu’impose des équipages de BAC dans certaines banlieues (contrôle systématique des individus présents dans l’espace public à des heures tardives et incitation très pressante à rentrer chez soi), avec les rondes de médiateurs sociaux qui poussent de façon pressante les « petits » à rentrer chez eux en début de soirée.

Enfin la politique de distribution de permis et de laissez-passer permettait un contrôle et une différentiation des populations : restriction pour les familles et les individus suspectés de sympathie pour le FLN, distribution plus souple de permis et de laissez-passer pour les familles jugées loyales à la France.

Ainsi l’espace ouvert est néanmoins un environnement organisé, contrôlé et contrôlant, qui gouverne les comportements, en encourage certains et en dissuade d’autres.

La dimension dispositif des SAS

Cette prise en charge totale, cette influence totale, ce contrôle spatial, sont faits au plus près des territoires et des personnes. Pour les officiers SAS, l’autonomie d’intervention, la transversalité des missions et des tutelles (tutelle administrative du sous-préfet, tutelle hiérarchique des Affaires Algériennes, dépendance opérationnelle et logistique au bataillon d’armée le plus proche) contribuaient à un ciblage et à une adaptation au territoire et aux populations. L’institution disparait physiquement au profit du terrain physique et humain d’intervention de l’officier. Le sujet ne vient pas à l’institution, c’est le dispositif qui se rapproche de lui et intervient en milieu ouvert, partout, de façon légère et adaptée aux spécificités.

L’idée d’adaptation de l’action au territoire et aux sujets prime sur celle d’imposition aveugle et impersonnelle d’un ordre républicain ou militaire. Elle est l’envers de l’action massive, non diversifiée et impersonnelle opérée ailleurs par le reste de l’armée (bombardements, ratissages, commandos de chasse à pied ou héliportés). Au contraire la SAS coordonne, articule, différencie, adapte : « La SAS ne fait normalement que coordonner un ensemble de moyens matériels et humain pour l’adapter aux réalités du terrain » (Mathias, 1998, p. 68).

D’où l’importance (théorique) des monographies des territoires que chaque officier devait réaliser en prenant son poste. La connaissance intime des populations et de leurs ressorts internes est la condition d’une action ajustée sur les individus et les groupes. Ces monographies de Douars, de groupe de Douars ou de communes mixtes comprenaient des données de géographie (relief, climat, végétation, ressources naturelles, répartition de l’habitat, axes de circulation), de démographie (volume de population, structure d’âge, état de santé, mortalité), d’ethnographie (tribus, clans, familles, coutumes, croyances, rivalités, conflits anciens), d’économie (activités économiques, volumes, secteurs, perspectives), des données politiques et militaires assimilables à du renseignement « d’ambiance » tel que le pratique aujourd’hui la DCRI dans les banlieues : notables politiques, économiques ou religieux locaux, clubs, associations et partis officiels, implantations supposée d’organisation politico administrative (OPA) FLN, implantations supposées de groupe ALN, familles et individus suspectés de sympathie pour le FLN, zones peu sûres, état d’esprit des population envers le pouvoir légal) (Omouri, 2001, p. 386).

C’est cette connaissance qui permettait d’ajuster les curseurs « répression », « sanitaire », « économique », « action sociale », etc. Ensuite, l’officier SAS se devait de connaitre personnellement certains individus ou certaines familles clés, de les influencer en particulier pour jouer de leur influence, de montrer sa proximité.

D’autre part, la SAS s’appuie activement sur des populations qu’on tente par divers moyens d’associer à l’action. Faire participer pour compromettre, faire participer pour séduire, faire participer pour séparer les civils du FLN, faire participer pour diviser les français musulmans, ce sont les méthodes implicites des SAS et les tactiques explicites des théories de la guerre contre-révolutionnaire que Trinquier et Galula vont théoriser au terme de l’expérience algérienne (et indochinoise). Comment fait-on participer les indigènes à un ordre social qu’ils n’ont pas choisi ?

Le premier point d’appui, c’est le recours aux indigènes eux-mêmes pour assurer l’ordre colonial. Tout particulièrement les maghzenis : ces groupes de supplétifs armés issus des populations indigènes locales, nourris et payés par la SAS, vivant dans un bâtiment annexe de la SAS, allant au contact de population, obéissant aux ordres du sous-officier SAS et donnant l’impression d’une armée et d’une France ouverte aux Algériens. Le Maghzen permettait une meilleure connaissance, donc un meilleur contrôle des populations civiles :

« Ces hommes qu’on se préparait à rejeter étaient depuis des années des bâtisseurs, protecteurs, ambassadeurs ordinaires et extraordinaires. Recrutés dans les Douars où nous agissions, ils y connaissaient tout le monde. Qui dira la somme de services qu’ils rendirent, les impairs, les faux-pas ou les contretemps qu’ils nous évitèrent ? » (Andoque, 1977, p. 131).

Il y a là un parallèle avec la politique socio-répressive actuelle : même tentative de faire participer les populations au maintien de l’ordre et au contrôle de l’espace. Au maghzen, aux indicateurs rémunérés et aux chefs d’ilot du Dispositif de Protection Urbaine ont succédé les médiateurs et adultes relais, le service volontaire citoyen (Réserve citoyenne) et autres « Voisins référents » des opérations « Eté tranquillité ».

Aux jeunes musulmans embrigadés dans les Centre de Formation de la Jeunesse Algérienne ont succédé les animateurs dans les quartiers et autres dispositifs s’appuyant sur des individus du milieu dont la fonction est de neutraliser le potentiel de trouble du milieu populaire, à coup d’activités et de "citoyennisme".

Le deuxième point d’appui ce sera la participation civique globale. Le gouvernement français a bien dû céder quelques droits démocratiques pour justifier l’alibi assimilationniste servant à discréditer les rebelles et à justifier la répression. La suppression du collège musulman de 1947 et l’arrêt du trucage des élections créent une égalité formelle entre le vote musulman et le vote des pieds noirs, cela dit les indigènes ne croient pas à cette ferveur démocratique soudaine qui fait subitement d’eux des citoyens alors que la France les a considérés comme des indigènes pendant 120 ans : « On se tuait à expliquer aux gens des Douars qu’il fallait voter, avec le vocabulaire de la persuasion la plus ferme » (Andoque, 1977, p. 64).

Si les SAS disaient éventuellement pour qui il fallait voter, ils allaient surtout chercher les électeurs pour assurer un bon score de participation. Les préfets faisaient parfois une utilisation judicieuse de la couleur des bulletins de vote, en utilisant des bulletins violets (couleur qui porte malheur pour les algériens) afin de détourner les votants de certains candidats peu favorables à la France en général et aux gaullistes en particulier.

Néanmoins, ce saupoudrage démocratique, largement artificiel (parfois les SAS désignaient des candidats) a fait émerger, sur le papier, des notables politiques locaux issus des populations musulmanes algériennes.

Le plan Constantine portait lui aussi cette prétention à la participation citoyenne dans la définition des projets d’aménagements ruraux (construction de villages, bâtiments publics, routes, ponts, puits, irrigation, etc.). Les projets devaient être construits en concertation et en fonction des besoins identifiés dans les communes : Le plan Constantine « nous demandait « de faire participer les hommes à la décision comme à l’exécution des ouvrages, à leur entretien comme à leur utilisation. » C’est essentiellement aux SAS qu’il revenait d’appliquer la doctrine. Comment ? En orientant les budgets communaux, en obtenant des crédits TIC [travaux d’intérêt communal] ou DEL [développement d’équipement local], en convaincant les administrations technique » (Andoque, 1977, p. 65).

Pourtant, ce sont surtout les SAS qui décident des projets, dans la mesure où ils contrôlent la majeure partie des crédits indispensables aux municipalités pour développer des projets. Les municipalités sont obligées de composer avec eux d’autant qu’elles n’ont pas l’expertise technique nécessaire pour monter des projets réalistes. La SAS apparait alors comme une tutelle sur les municipalités musulmanes, tutelle chargée de conseiller et de former les notables municipaux indigènes à la gestion des affaires publiques : « Une bonne partie de notre temps se gaspillait à redresser des erreurs stupides, à pousser des dossiers qui ne dépendaient pas de nous, à stimuler sans espoir des volontés fuyantes » (Andoque, 1977, p. 84).

Il y a sur ce plan un fort parallèle entre les SAS et la politique de la ville en France depuis les années 80 : même velléité de participation des populations à la définition des projets de développement économique, social et d’aménagement. Même ambition de prise en compte des besoins locaux et d’adaptation des projets aux problématiques des territoires. Même articulation du spatial, du social et de l’économique. Même échec des tentatives de participation et de co-construction des/avec les habitants.

Un autre point d’appui fut les femmes musulmanes algériennes : « A partir de 1958 une attention particulière fut portée à la condition de la femme algérienne et une nouvelle mission leur échut : favoriser son émancipation, afin que cette dernière soit acquise à la cause française » (Omouri, 2001, p. 387).

Si la constitution de groupes d’autodéfense uniquement féminin apparait totalement anecdotique, la mise en place d’ouvroirs, de centre sociaux (Tillion va jouer un rôle important dans la mise en place de centres sociaux dans les villes : Mathias, 1998, p. 24) et d’équipes itinérantes de travailleuses sociales femmes vont être les instruments ordinaires de l’influence française sur les femmes musulmanes algériennes.

Proposer une éducation sanitaire, proposer des activités, du travail permettant une autonomie économique vis-à-vis des hommes, faire sortir les femmes du domicile, véhiculer des valeurs occidentales, tout cela sert à jouer les femmes musulmanes contre les hommes. Quand des hommes partent au maquis rejoindre le FLN, des femmes restent, favoriser ces femmes, déstabiliser les rapports homme/femme traditionnel, c’est déstabiliser la rébellion, c’est créer de la méfiance et des disputes dans les familles.

Le sort des femmes algériennes n’était pas enviable (et le FLN, sous influence socialiste, portait lui aussi une rhétorique émancipatrice pour les femmes), mais ce n’est pas par souci des femmes que les SAS ont misé sur cet acteur (si l’État avait eu ce souci, il aurait agit plus tôt), la femme comme électeur potentiel et comme acteur potentiellement influent bénéficiait d’une politique d’émancipation afin d’assurer le pouvoir de la République et de concurrencer le discours progressiste tenu par le FLN concernant les femmes.

Un autre point d’appui pour agir en proximité des populations et les influencer était l’action auprès des anciens combattants algériens. La connaissance des ressorts internes aux populations indigènes incitait logiquement à s’appuyer sur les nombreux anciens combattants musulmans. Le soutien et l’attention accordée aux sections des anciens combattants et victimes de guerre, le soutien accordé dans les villes et village aux « Dar El Askri » (cafés des anciens combattants), visaient à valoriser ces éléments réputés dociles, proches de la France et respectés en raison de leur âge et de leurs faits d’arme.

La fusion du social et du répressif, hier et aujourd’hui

Soulignons tout de suite l’essentiel : les parallèles frappants entre la rhétorique et les orientations de l’époque et celles d’aujourd’hui sur les banlieues et l’immigration.

Au temps des SAS comme au temps actuel des médiateurs, des UTEQ, de l’ANRU, des EPIDE, de « l’égalité des chances », des Contrats d’Accueil et d’Intégration et des conseils locaux de prévention de la délinquance (CLPD), le discours et l’action de l’État ne portent pas sur une pure stigmatisation et une pure répression d’un « ennemi intérieur ». Il s’agit aussi de reconquérir les cœurs, de montrer la présence du pouvoir, d’inculquer une idéologie, de valoriser à la fois le modèle républicain et l’apparence d’une égalité républicaine, de faire croire à des perspectives.

Demander aux UTEQ, aux médiateurs et aux agents de prévention de se montrer dans les quartiers (tout comme on demandait aux officiers SAS, au Maghzen, aux Moniteurs de la Jeunesse Algérienne et aux anciens combattants algérien d’être présents) vise à montrer la souveraineté de la République. Aucune zone de « non droit », rien ne doit échapper au contrôle.
L’autorité (qu’il s’agisse de la police qui chasse les biffins à Barbes, des UTEQ patrouillant à pied ou des éducateurs de prévention qui se montrent et font des fiches sur les jeunes qui glandent) se montre et s’impose dans l’espace, chasse des indésirables, dissuade certains de se montrer et gagne la bataille du sentiment d’insécurité (question déjà centrale pour Trinquier et les officier SAS : il faut que les français musulmans, jugés attentistes, se sentent en sécurité et aient le sentiment que l’autorité légale sera vainqueur, afin de rallier ces populations à la cause de l’État).

Valoriser des leaders issus de l’immigration (Nora Bera, Jeanette Bougrab, Fadela Amara, Rama Yade, Azouz Begag), médiatiser à outrance de minuscules dispositifs de discrimination positive (quelques dizaines de places réservés à Science-Po Paris pour les élèves méritants des banlieues, des bourses pour les jeunes de banlieue méritant qui ont eu une mention au brevet ou au bac), faire des discours sur l’égalité des chances et instaurer quelques dispositifs de rattrapage de la déqualification et du chômage de masse des jeunes (Écoles de la deuxième chance, contrat d’autonomie, CIVIS), responsabiliser les parents d’élèves absentéistes en leur coupant les allocations, valoriser la laïcité et les valeurs de la république auxquelles tout migrant doit souscrire en signant un Contrat d’Accueil et d’Intégration...

Tout cela ne vise qu’à fractionner les classes populaires issues de l’immigration entre bons éléments méritants et obéissants à récompenser et mauvais éléments à rééduquer, punir ou stimuler par des chances de réussite et l’affirmation d’une idéologie.

Tout cela vise à faire sentir aux punis et aux désavantagés qu’ils auraient pu avoir mieux s’ils avaient fait des efforts et adhéré à l’idéal républicain. Tout cela vise à jouer les femmes contre les hommes pour déstabiliser des éléments de la culture d’origine [9].

Tout cela ne vise qu’à neutraliser pacifiquement les possibilités de porter un discours sur l’injustice sociale (puisque l’État affirme réparer aussi des injustices) et la dénonciation du tout répressif (puisque l’État ne fait pas que réprimer).

Aujourd’hui comme au temps des SAS, l’État est prêt à faire une petite place aux révoltés repentis et aux dominés, à la condition qu’ils se soumettent et adhèrent à la République.

Le mélange actuel du social, du sécuritaire et de l’aménagement urbain montre que la lutte idéologique engagée s’appuie aujourd’hui comme hier sur la carotte et le bâton. C’est sur l’aspect « carotte » et l’aspect environnemental (prévention situationnelle) qu’il nous semble utile d’insister dans la mesure où il est l’aspect le moins connu et décrit de l’action de domination menée par l’État.

D’autre part, il convient aussi de relier ce décloisonnement des formes de contrôle social à ce que Foucault (2004) appelait « la police » dans Sécurité, territoire, Population : ce qu’on appelait une bonne police au 17e siècle désignait toute les formes de gestions et d’administration d’un territoire et d’une population et n’avait rien à voir avec ce qu’on entend par police aujourd’hui. Le changement de signification n’est d’ailleurs pas si ancien : le ministère de l’intérieur a eu la responsabilité de la mise en œuvre des politiques sociales et du droit du travail jusqu’au début du 20e siècle, par exemple.

Autrement dit, avec les SAS, ce n’est pas le civil qui s’est ouvert à des technologies et des dispositifs militaires, mais bien l’Armée qui a découvert la force de dispositifs civils de contrôle social. Cela veut dire que nous ne sommes pas face à une problématique de « l’ennemi intérieur » (Rigouste, 2009), dans laquelle le militaire inspire le civil et le répressif informe le social (et dans laquelle il faudrait mettre l’accent sur les doctrines) ; mais bien à l’inverse dans une situation dans laquelle le social, le civil et l’économique enrichissent et améliore l’efficacité du répressif (donc une situation où il faut comprendre les mécanismes pratiques, les méthodes, les dispositifs).

C’est le retour à la police du 17e siècle, dans laquelle la petite police (celle que nous connaissons) et la bonne administration des espaces et des hommes ne font qu’un.

On ne peut citer tout ce qui aujourd’hui va dans le sens d’une ouverture du répressif au social, au sens de participation des fautifs comme des victimes potentielles ou avérées au maintien de l’ordre, par le biais d’action, parfois non policières ou non pénales, de mobilisation et de stimulation des populations : médiation pénale, TIG, services policiers et judiciaires d’aide aux victimes, réserve citoyenne, Conseil des droits et devoir des familles, comités locaux de prévention de la délinquance, Contrat de Responsabilité Parentale et stage d’éducation parentale, médiateurs et adultes relais, réaménagements urbains garantissant une prévention situationnelle, Centres Éducatifs Fermés, signature par les détenus d’un projet de détention depuis la loi pénitentiaire de 2009 (le détenu est sensé être un acteur de sa peine, se fixant des objectifs en détention et préparant sa réinsertion future), dispositif pénitentiaire « Réussir sa sortie », rétention de sureté en fonction de la dangerosité (dans laquelle le retenu participe activement à la limitation de sa propre dangerosité, en collaborant à l’injonction de soin psychiatrique)...

Aujourd’hui comme en 1955, le social semble travailler de nouveau main dans la main avec le répressif, la sanction est vue comme éducative (rapport Varinard sur la prévention de la délinquance juvénile) et le socio-éducatif accompagne le punitif, l’humanise, lui sert d’alibi, mais aussi de soupape pour limiter la conflictualité sociale et cacher la réalité crue de la guerre sociale.

SAS, oppression et sciences sociales

Plus globalement, il faut souligner le rôle des sciences sociales dans la définition de ces stratégies de contrôle et d’influence. Les Affaires Algériennes formaient les officiers SAS (une partie seulement dans les faits, compte tenu du turn-over des officiers) : cours de culture algérienne, d’arabe, voyage d’étude, connaissance des traditions et de l’histoire. Le Centre des Hautes Études d’Administration Musulmane complétait pour certains leur formation de base, en recourant à des ethnologues. Ainsi : « Les instances en charge d’administrer l’Algérie ont réussi à mobiliser et utiliser certains outils de connaissances issus des sciences sociales (Omouri, 2001, p. 383).

La connaissance intime des populations, autrement dit l’apport des sciences sociales ont été un instrument de prise permettant de créer de la proximité entre pouvoir et groupes à soumettre, entre dominants et dominés :

« Fait notable, quand une nouvelle SAS était créée dans un Douar, ou à l’occasion de l’ouverture d’un camp de regroupement, les officiers d’action psychologique prodiguaient au chef de SAS des conseils pratiques du même type que ceux dispensés aux ethnologues pour se faire accepter ou faciliter le contact avec les tribus : quels étaient les lieux où se rendre, les personnes à contacter pour être respecté, les attitudes à éviter, les mots à proscrire, de qui accepter des cadeaux ou une invitation », « En bref, une grande part des théorie du 5e bureau s’appuyait sur l’utilisation et/ou la manipulation des connaissances sociales, ethnologiques et anthropologiques des populations algériennes, pour pouvoir mieux les administrer, les contrôler, et soumettre les rebelles » (Omouri, 2001, p. 388-389).

L’intervention SAS était ciblée pour toucher les populations, elle était ciblée et adaptée aux propriétés des populations, pour mieux les influencer et les diviser : « On a parfois organisé des jugements publics ou des sacrifices rituels de soumission visant à faire renier les rebelles et, en retour, respecter les chefs SAS afin de rendre leur action de contact et de propagande plus efficace » (Omouri, 2001, p. 389).
Cela avait d’ailleurs un nom : « mouiller le Douar » et « mouiller le cadi » ; connaissance des traditions et rituels indigènes qu’on associait pour l’occasion à des traditions et rituels républicains (levée des couleurs, cérémonie avec les anciens combattants) symbolisait la solidité des liens entre le douar et la République.
La connaissance ethnographique servant ici à identifier les interlocuteurs influents, à manipuler les populations par le contrôle des symboles et des acteurs importants, à savoir quelle fraction du groupe jouer contre une autre. Connaitre l’opinion, l’état d’esprit et les hésitations du groupe permet en outre de limiter le danger, de doser la répression ou les concessions.

Autrement dit, le rôle des sciences sociales dans les SAS, mais aussi dans Camelot, dans Minerva et dans "Humain Terrain System", nous montrent que le savoir sur autrui est un moyen de pouvoir sur autrui. On peut en dire autant des savoirs produits aujourd’hui sur les jeunes de banlieues et sur les mouvements sociaux. Qu’il s’agisse de renseignements d’ambiance produit par la DCRI, des relevés de dégradations, des points et horaires de rassemblements de jeunes notés par les équipes d’agent de prévention financées par les municipalités et les bailleurs sociaux ou des études de sociologues et politologues financées à la suite des émeutes de 2005 en banlieues (Ciccelli et alli, 2006).

A première vue on ne voit pas trop ce qu’une ethnologue, ancienne déportée, férue de culture algérienne, humaniste, progressiste et assimilationniste comme Germaine Tillion est allée faire dans un projet d’asservissement raffiné des populations comme les SAS, projet cohérent avec les doctrines contre-insurrectionnelles d’officiers fascisants.

L’exemple des SAS nous renseigne sur la naïveté des chercheurs en sciences sociales, plus que des socioflics, ce sont surtout souvent des idiots utiles. Ils pensent se faire les avocats des opprimés lorsqu’ils renseignent le pouvoir sur le sort des populations inciviles. En tant que savants ils pensent influencer le pouvoir dans ses interventions, en le rendant mesuré, intelligent, rationnel et plus juste. Ils pensent permettre une meilleure compréhension entre dominants et dominés, alors qu’ils ne font surtout, sans s’en rendre compte, que du renseignement pour le compte du pouvoir.

Aujourd’hui les sciences sociales produisent le pire comme le meilleur, mais surtout le pire. D’un coté vous avez un Didier Fassin, qui réalise un solide travail empirique sur l’oppression sociale des Brigades Anti-Criminalité, sans pour autant se débarrasser de ses dernières illusions démocratiques (Fassin, 2011). De l’autres vous avez un Philippe Cibois, qui, tout en prétendant critiquer l’État sarkoziste, lui explique comment se débarrasser du péril de l’ultra gauche insurrectionnaliste [10]. Enfin vous avez un Normand Filion qui a fait, pour le compte de la gendarmerie, un pur travail de renseignement sur les mouvements sociaux [11]. Bref il y a de quoi se méfier des chercheurs en sciences sociales tant ils pensent peu les usages sociaux des connaissances qu’ils produisent (et tant ils tendent à travailler pour ceux qui payent).

Conclusion

Les SAS n’ont pas d’équivalent dans l’armée française aujourd’hui. La structure qui s’en rapprocherait le plus serait le GIACM (Groupement Interarmées des Actions Civilo-Militaires), dont le rôle et l’importance sont très limités. Par contre les exemples de rapprochement entre répressif et social, répressif et urbanisme, répressif et sanitaire ne manquent pas aujourd’hui.

En résumé, répression et social, militaire et civil, ne sont que des variations dans la police, c’est-à-dire le contrôle et la gestion de populations analysées comme des niveaux de risque pour l’ordre social actuel. Cette vision des groupes comme risques était très présente dans les travaux tardifs de Foucault (Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique, 2004).

Cet esprit de gestion des risques est aussi très présent par exemple dans le courant des nouvelles pénologies (Feeley et Simon, 1992) qui mettent l’accent sur l’évaluation de la dangerosité et du risque de récidive, en fonction d’indicateurs objectifs, pour appliquer des neutralisations adaptées (indifférence totale à l’histoire du sujet, indifférence aux causes sociales du crime et leur signification politique, simple prise en compte du risque de passage à l’acte criminel). Dans tous les cas il s’agit de gérer les populations en guidant leurs comportements, non par une discipline explicite ou des valeurs, mais en agissant sur l’environnement de l’acteur : ce qu’il permet, ce qu’il rend risqué, en majorant le coût de certains comportements et en récompensant d’autres comportements. Le contrôle social repose moins sur une moralité et des valeurs partagées, que sur la stimulation du calcul, de l’intérêt et l’évaluation des risques.

Le fait qu’une situation de guerre coloniale et que la période actuelle soient caractérisées par tant de mécanismes proches en termes de contrôle social et de « pacification » relativise la distinction entre temps de guerre et temps de paix. On pourrait aussi envisager l’idée qu’il faut sortir d’une définition théorique et éthérée de la guerre pour redéfinir concrètement ce qu’est la guerre à partir de ses propriétés pratiques : contrôler les hauteurs, pouvoir se dégager après un accrochage, supprimer les possibilités de repli de l’adversaire.
Voilà des propriétés pratiques de la situation de guerre qu’on retrouve tant pendant la guerre d’Algérie que dans la préparation de la répression d’éventuelles émeutes en banlieues. Identifier d’autres propriétés factuelles caractéristiques reliant la pratique de la guerre et la pratique du maintien de l’ordre conduirait peut-être à dire qu’en pratique nous sommes bien aujourd’hui en état de guerre sociale.
Bien sûr, entre les banlieues d’aujourd’hui et l’Algérie des années 55-62 il y a des différences : l’urbain n’est pas le rural et l’écart culturel entre dominants et dominés n’est pas le même.

D’autres part si les révoltes et les émeutes des dominés actuels ne sont pas exemptes de sens politique, la grande différence entre le FLN, que cherchait à neutraliser les SAS et l’adversaire que cherche à neutraliser l’État aujourd’hui, concerne la politisation, la cohésion interne, l’idéologie et le programme d’action. Dans la situation actuelle de colonialisme importé, il semble ne pas y avoir encore cette vision politique d’ensemble, ces significations collectives ouvrant sur des buts politiques fédérateurs et une unité d’action.

Bibliographie

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Annexes :

Jaques Frémeaux, « Les SAS », in Guerres mondiales et conflits contemporains, PUF, 202, n° 208, pp. 55-56, pp. 56-57 :
« Les débuts de la guerre d’Algérie soulignent aux yeux des autorités françaises une sous-administration criante, qui facilite l’implantation du FLN. Ils soulignent aussi le manque de fonctionnaires compétents, et encore plus de volontaires civils pour des missions dangereuses à mener dans des régions éloignées et menacées. Comme dans beaucoup d’autres domaines, on fait appel aux cadres de l’armée, seuls immédiatement disponibles avec les moyens nécessaires, pour remédier à ces carences. Les premières expériences s’effectuent dès le début de 1955 dans le massif de l’Aurès, alors principal foyer de la « rébellion », sous l’impulsion et la direction du général Parlange, qui cumule les pouvoirs civils et militaires. Ancien du Maroc, il fait appel à des officiers issus des AI, mais aussi des Affaires sahariennes. Le gouverneur général Soustelle décide d’élargir l’expérience à l’ensemble du territoire algérien.

C’est dans ces circonstances qu’un arrêté du 26 septembre 1955 crée le service des Affaires algériennes (AA). Rattaché au cabinet militaire du gouverneur général, il se compose d’officiers « destinés à assurer toutes missions d’encadrement et de renforcement des personnels des unités administratives et des collectivités locales ». Il reçoit une organisation hiérarchique très largement calquée sur le modèle des AI du Maroc, allant d’adjoint stagiaire à officier de classe exceptionnelle. Ces officiers implantent, sur l’ensemble du territoire, un réseau d’établissements appelés SAS (sections administratives spécialisées). Le choix de ce terme a été parfois critiqué comme exagérément technocratique, ce qui ne l’a pas empêché de s’imposer. À la fin de 1961, il existe plus de 700 SAS, auxquelles il faut ajouter 20 SAU (sections administratives urbaines) dans les quartiers musulmans des grandes villes, et notamment dans la Casbah et à la périphérie d’Alger. Quelques antennes seront même créées en métropole. »
« La responsabilité d’un chef de SAS s’étend, en moyenne, sur une population d’une dizaine de milliers d’habitants ; la superficie de sa circonscription varie entre une centaine et un millier de kilomètres carrés, les circonscriptions kabyles, les plus peuplées, étant les plus réduites, celles du Sud les plus vastes. Il ne dispose pas d’un personnel pléthorique. Vers 1960, les SAS emploient 21 661 personnes, dont 1 308 officiers, 592 sous-officiers, 2 854 attachés (radios, secrétaires, interprètes, infirmiers). Il faut y ajouter les moghaznis, qui représentent un effectif total d’environ 20 000 hommes, et constituent une force permanente. Par leur statut, ils sont proches des harkis, qui, beaucoup plus nombreux (près de 60 000 hommes en 1961) relèvent du commandement des unités opérationnelles. Comme eux, ce sont des supplétifs, recrutés par contrats courts (six et douze mois), et payés sur le budget civil, et non sur celui de l’armée. En moyenne, chaque SAS comprend un ou deux officiers, un sous-officier, deux ou trois gradés ou soldats chargés de tâches d’écriture ou de missions techniques, et de trente à cinquante supplétifs. »

Service Cinématographique des Armées, Képi bleu, 1957, 23 minutes.

Ce film de propagande des armées présente l’action des officiers SAS (les « képis bleus ») en évoquant successivement l’action des SAS en Kabylie, en zone urbaine (bidonville) puis en zone saharienne. La présentation fait l’impasse sur l’action répressive, d’embrigadement et de contrôle des populations (et des ressources) que les SAS menaient par ailleurs. La retranscription suivante représente environ les trois quart du discours en voix-off commentant les scènes du film.

« Si certains attisent la haine par la violence au nom d’un fanatisme désuet, d’autres ont choisi de calmer les esprits, non en répondant à la violence par la violence, mais en faisant œuvre de compréhension, de tolérance ; c’est l’œuvre de pacification qui s’accomplit au sein des SAS [...] dont l’âme est l’officier [SAS] au képi bleu [...] son programme un sourire, sa signature une poignée de main [...]. Le rôle du képi bleu est de reprendre contact avec des populations délaissées par suite des distances et du manque de personnels [...].

La phase la plus délicate de la tournée commence, il faut entrer seul dans un village où on ignore l’accueil qui vous sera réservé [...] ; petit à petit la crainte fait place à la curiosité. Est-ce là l’officier colonialiste arrogant dont parlent les rebelles ? Il converse amicalement avec un homme, à les voir tout parait simple. Un notable, la glace est rompue. Voici une poignée de main qui vaut un pacte, et tous ceux qu’on ne voyait pas apparaissent comme par enchantement. Les maisons se vident, les habitants sortent de partout, petits et grands, et en quelques instant le képi bleu est entouré comme s’il était du village [...]. Le village est fort éprouvé, les rebelles ont pillé les réserves et emmené de force plusieurs jeunes garçons avant de s’enfuir [...]. Le képi bleu propose du travail, il va construire une route, bâtir un bordj administratif, édifier une école et un dispensaire, il fera aussi un terrain de sport pour les enfants. Il possède des crédits mais il a besoin de main d’œuvre. Chacun écoute, ces gens sont intelligents, ils pensent aux lendemains, aux enfants, aussi bien, ce vieux chef de famille donne-t-il à l’officier son appui total [...]. Déjà sur la route, les volontaires ont répondu à l’appel du képi bleu.

Il y a des mois qu’une européenne [infirmière accompagnée de l’officier SAS] n’avait foulé ce sentier touristique, elle vient d’abord porter secours aux enfants et aux malades, car l’hygiène n’est pas une tradition dans ces Douars [...]. Deux gouttes de collyres, voici qui vaut mieux que toutes les propagandes pour ouvrir les yeux [...]. Mais qui aurait dit à l’officier sorti de Saint-Cyr et des stages militaires, que sa mission le conduirait à pommader le derrière des nouveaux nés ? [...]
L’aide sanitaire doit se doubler d’une aide économique [...] de vastes régions vivent encore comme au moyen-âge, la majorité de la population a moins de vingt ans ; après l’école il faut trouver du travail pour vivre et manger. Aussi le chantier du képi bleu a-t-il du succès, plus de deux-cents ouvriers sont au rendez-vous, ils doubleront en huit jours, certains travailleurs feront volontiers plusieurs kilomètres à pieds pour prendre une pelle et une pioche. Une route près d’un village, c’est l’amélioration des conditions de la vie, les habitants en éprouvent bientôt les effets. L’arme du képi bleu, c’est avant tout le travail, il y a toujours partout quelque chose à faire [...]. Ici comme ailleurs, il faut faire le maximum avec le moins de dépense, le recours aux machines est limité, car il est nécessaire d’employer le plus de monde possible, le travail est le but immédiat. Dans les régions pacifiées, les populations fournissent elles-mêmes les harkas, pour se protéger des rebelles et du sabotage de leurs chantiers. Ces gardes volontaires, pour la plupart anciens combattants, sont fiers de recevoir des armes [...] ; ils patrouillent et relaient les militaires. Plus loin, le képi bleu a rouvert l’école [...]. Au bordj, le képi bleu paye chaque semaine les travailleurs occupés à ses pistes [...].
Le képi bleu est aussi officier d’état civil, il s’occupe des naissances, des mariages et des assurances sociales, des feuilles d’impôt, des hospitalisations et même délivre des cartes d’identité aux habitants de la commune [...].
Les képis bleus s’efforce de reloger les miséreux en les faisant travailler à la construction de petites maisonnettes individuelles en éléments préfabriqués qui leurs seront attribués. [...] Un képi bleu par définition a l’esprit inventif, il sait frapper aux bonnes portes, civiles et militaires, régler ses plans, prévoir ses besoins, sacrifier aux servitudes administratives [...]. Partout où il y a des bidonvilles, les képis bleus, les maires et les administrateurs s’acharnent à les remplacer par des cités saines [...].
Le képi bleu veille [...] aussi sur le ravitaillement en viandes et en textiles, il rend visite aux bergers et aux pasteurs, reçoit leurs doléances et protège le cheptel, lorsque les épidémies ont décimé les bêtes, il faut reconstituer les troupeaux. Les marchés du sud sont toujours aussi fréquentés ; le képi bleu est là, il facilite les échanges et assure la tranquillité des caravanes. [...] Dans ces contrées, l’irrigation est l’éternel sujet de chicayas, nous dirions de chicanes. Il est du devoir de l’administrateur ou du képi bleu de veiller à ce que l’eau soit équitablement distribuée et non gâchée ou perdue dans l’oued, la vie de l’oasis en dépend. Il faut donner la chasse aux resquilleurs qui n’attendent pas leur tour et détournent l’eau du voisin, parce qu’alors c’est le drame qui nécessite l’intervention d’un arbitre. [...] Les mains renforcent l’argumentation des plaideurs. Le juge [officier SAS] serait bientôt noyé sous le flot des paroles s’il ne les stoppait, et la sentence arrive, acceptée de bonne grâce [...].
Ces officiers aux képis bleus, nous pourrions encore en visiter des dizaines et nous les surprendrions tous dans l’exécution des taches les plus imprévues, ils accomplissent une œuvre émouvante, une œuvre de paix, une œuvre d’espoir, et autour d’eux, sous le signe de la confiance, les populations retrouvées, viennent chaque jour d’avantage se retrouver à l’ombre du drapeau, symbole de l’action civilisatrice et pacificatrice de la France. »

Bronner L., « La police s’empare de la rénovation des quartiers », Le Monde, 26 janvier 2008
Ne plus construire de dalles d’où des émeutiers pourraient lancer des pierres. Positionner des plots en béton devant les commerces risquant d’être visés par une voiture-bélier. Supprimer les auvents devant les halls d’immeubles pour empêcher les rassemblements de jeunes... Dans une logique de prévention de la délinquance, le ministère de l’intérieur entend peser de plus en plus sur les choix urbanistiques, notamment pour les aménagements importants des quartiers.
Jusque-là ponctuelles, ces interventions vont se multiplier avec la mise en oeuvre d’une disposition de la loi de la prévention de la délinquance du 5 mars 2007, rendant obligatoire la réalisation d’études de sécurité publique pour les projets les plus sensibles. En jouant sur le facteur "urbanisme", le ministère de l’intérieur souhaite ainsi "dissuader les passages à l’acte", "bloquer" et "retarder" les actions malveillantes, en "réduire leurs effets" et faciliter l’intervention des forces de l’ordre, comme l’explique une note interne de la direction centrale de la sécurité publique. [...]
Les consignes ont déjà commencé à être intégrées dans les rénovations urbaines conduites depuis 2003. Une convention lie même l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) et le ministère de l’intérieur depuis 2006. "Dans les opérations conduites par l’ANRU, on constate que l’avis des directions départementales de la sécurité publique est demandé de plus en plus souvent", note Béatrix Mora, qui suit ces dossiers pour l’Union sociale pour l’habitat. Les préfets, en particulier, se font les relais, très efficaces, des analyses policières.
Les conseils apportés par la police touchent des domaines extrêmement variés. Par exemple pour lutter contre les violences urbaines. "Lors des émeutes, on fait face à des jets de projectiles venant des immeubles. On défend donc la suppression des toits plats, qui permettent le stockage des pierres et la circulation d’un immeuble à un autre, pour préférer des toits pentus", souligne M. Tireloque [responsable du bureau du conseil en sécurité urbaine au ministère de l’intérieur]. Le même raisonnement vaut pour les passerelles surplombant les routes, comme à Evry : l’intérieur suggère de les supprimer [...]. Il préconise également de couper les "coursives", comme à Toulouse, et de casser ou de couvrir les "dalles", comme à Argenteuil, qui constituent des "points noirs" de la sécurité (jets de pierre, points de guet, etc.). Le ministère suggère d’enterrer les containers à ordures pour éviter les incendies, de choisir du mobilier urbain résistant aux dégradations et de protéger les points de distribution électrique pour parer les coupures de courant par les émeutiers.
La police entend aussi éviter les constructions gênant son travail quotidien. "Sur les parkings extérieurs ont été installés des dispositifs empêchant l’installation des gens du voyage. Mais dans certains cas, cela interdit aussi le passage des cars de police", relève M. Tireloque. Les quartiers où la circulation des véhicules de police est impossible, comme celui de la Grande-Borne, à Grigny (Essonne), sont proscrits par le ministère.
Celui-ci relaie aussi les inquiétudes des organismes HLM face aux occupations sauvages de halls d’immeubles. Par exemple, en suggérant de ne plus construire d’auvents, qui facilitent les regroupements de jeunes en leur offrant un abri [...].
La police attire aussi l’attention sur les effets pervers des haies trop hautes qui peuvent masquer une agression. "La visibilité est un élément central de la prévention. Etre vu et voir assez loin est un des premiers facteurs de tranquillité", note Eric Chalumeau, directeur d’Icade-Suretis, une filiale du groupe immobilier chargée de la prévention de l’insécurité, et auteur d’un Guide des études de sûreté et de sécurité publique (La Documentation française). [...]

La suite à lire sur : http://halshs.archives-ouvertes.fr/view_by_stamp.php?&halsid=84abc60bjfdvpfdk9ta9ehr

Notes

[15e bureau dans lequel on retrouve Charles Lacheroy, qui a expérimenté la contre-insurrection et l’embrigadement des populations dans leur auto-défense en Indochine.

[2Voir par exemple le rôle de Roger Trinquier pendant la bataille d’Alger. Dans La guerre moderne, publié une première fois en 1961 Trinquier fait l’apologie de la torture contre les rebelles et de l’embrigadement idéologique et physique, de gré ou de force, des populations envers la cause défendue par l’armée régulière. Pour lui la lutte contre la guerre idéologique et révolutionnaire menée par les ennemis de la France est une guerre dépourvue de lois et justifie l’emploi de tous moyens efficaces pour gagner.

[3Il est de bon ton aujourd’hui d’opposer Trinquier et Galula en matière de théorisation de la contre-insurrection visant à reconquérir les cœurs et les esprits d’une population entre une guérilla et un pouvoir présenté comme « légitime ». Or ce qui sépare ces deux théoriciens ne concerne que la façon d’obtenir le soutien d’une population : méthodes autoritaires et fascisantes pour Trinquier, apparence de progressisme et saupoudrage démocratique pour obtenir une participation des civils à la gestion des affaires civiles et sécuritaires chez Galula. L’un comme l’autre associent l’action civile, militaire, policière, psychologique, sanitaire et sociale pour obtenir l’appui des populations et couper une guérilla de sa base populaire (ce qui correspond parfaitement au programme d’action du dispositif SAS) et ils ne se distinguent que sur des questions de dosage et sur le caractère « de gré ou de force » de l’obéissance à obtenir. D’autre part l’histoire militaire américaine montre les possibilités de syncrétisme pratique entre ces deux doctrines : ce que les instructeurs militaires américains, formés aux doctrines contre insurectionnelle de Trinquier et Galula vont mettre en application en Amérique latine et au Vietnam, ne sera pas marqué par le saupoudrage démocratique prôné par Galula, mais bien par le recours à la torture, aux exécutions extra-judiciaires, au pouvoir de fait de milices et de groupe paramilitaires, aux coups d’Etat militaire et aux suspension des libertés civiles. La lutte contre-insurrectionnelle en Irak et en Afghanistan n’apparait pas non plus comme un exemple d’action visant à reconquérir les cœurs et les esprits par des méthodes démocratiques ; sur ces terrains d’opération aussi, la torture, le meurtre et la terreur imposée par des milices ont fait et font partie des modalités d’action contre-insurrectionnelle. On prétend faire du Galula, théorie qui constitue la façade présentable de la contre-insurrection, et en pratique on fait aussi, voire surtout (en Amérique latine et au Vietnam en tout cas) du Trinquier.

[4Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, Ministère de la défense.

[5Voir notamment dans ce Cahier de la recherche doctrinale les recommandations définies par David Kilcullen, pp. 27-31, et la stratégie de stabilisation de David Pétraeus, pp. 32-34 et pp. 41-44 ; nombre des points sont similaires à des principes et à des objectifs identifiés ou spécifiés dans la littérature sur les SAS. On rapprochera avec profit cette synthèse du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, d’un film de propagande de l’armée française sur les SAS : Képi bleu (1957) : http://www.ecpad.fr/tag/section-administrative-specialisee .

[6Nous reviendrons plus loin sur la question du contrôle des déplacements.

[7La torture et les « corvées de bois » ne font pas partie des activités ordinaires rapportées par la littérature sur les SAS. Cependant, évoquer les formes ultimes de recours à la force, même si cette force ne se réalise pas souvent, permet de comprendre l’étendue du pouvoir exercé des officiers SAS et perçu par les populations. Le pouvoir ultime, dont on se sert peu, est l’horizon possible de l’action tant pour les SAS que pour les indigènes et fait le pouvoir des autres formes plus ordinaires de pouvoirs exercés, il conditionne les rapports entre dominants et dominés et fait justement que la forme ultime et maximale de coercition n’a pas besoin d’être employé, puisque les dominés se plient par avance et sans résistances ouvertes à la volonté de celui dont ils se savent à la merci.

[8Bronner L., « La police s’empare de la rénovation des quartiers », Le Monde, 26 janvier 2008.

[9Aucun jugement de valeur ici sur la question de la domination masculine dans des milieux immigrés ou post-migratoires, nous voulons juste souligner que l’action de l’Etat sur les rapports homme/femme en milieu immigré n’est sans doute pas motivée par le souci (louable par ailleurs) des femmes en général, mais que le discours sur l’égalité vise avant tout, comme à l’époque des SAS, à fragmenter et à détruire une culture et des rapports sociaux immigrés pour assoir un pouvoir métropolitain.

[10« Démasquer les méthodes du collectif de Tarnac », Le monde, 7 mars 2011.

[11Voir le sujet sur Indymédia Paris : http://paris.indymedia.org/spip.php?article4632 .

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