Je ne vais pas revenir ici sur le déroulement des attaques israéliennes débutées le 27 décembre 2008 sur la bande de Gaza, ni sur la complicité dont font preuves les gouvernements européens et arabes, ni même sur toutes les raisons qui nous poussent à agir, nos revendications ou nos perspectives de luttes. Il semble cependant intéressant de retracer les différentes mobilisations qui se sont déroulées durant cette semaine pour suivre les diverses formes qu’elles ont prises. Ce sont notamment les questions de l’organisation et de prises de paroles qui seront abordées. A travers les multiples formes que vont prendre les rassemblements, les outils et méthodes employés par les organisateurs, la place (donnée ou prise) par les participants, pourra apparaître la constitution progressive d’un contrôle et d’un ordre centralisé.
C’est en reprenant les modifications de ces dimensions qu’il semble possible de comprendre comment la manifestation du samedi 3 janvier a pu prendre la tournure que décrit l’article critique déjà édité. Comment s’est instauré un ordre, et ses dérives, dans la manifestation du samedi 3 janvier ?
Tout d’abord je pense qu’il ne faut pas placer la coupure entre les rassemblements (plus libres et démocratiques dans les prises de paroles par exemple) et les manifestations (concentration et contrôle). En effet, les méthodes de gestion du sens des moments de contestation se sont modifiées au fil des jours. Car c’est bien le sens de la mobilisation qui devient un enjeu. Et au-delà des révoltes face aux massacres, la diversité des motifs d’engagement, des perspectives, demandent à se faire entendre. Dans de telles situations, l’accord entre les participants reste à construire au fil de l’action.
Revenons donc à différents moments de ces mobilisations, en considérant que le sens d’un rassemblement n’est jamais donné d’avance, mais qu’il s’élabore au cours de l’action.
Le lendemain des premiers raids aériens de l’armée israélienne sur Gaza, un premier rassemblement s’est tenu dimanche 28 décembre à 12h00, place des Terreaux. Autour de 600 personnes se mobilisent, principalement par les réseaux militants. Au début les participants sont encore calmes. Beaucoup semblent attendre une intervention des organisations qui ont lancé l’appel. Deux d’entre eux font des brèves prises de paroles. Dans le court moment de silence qui suit, deux femmes émergent du premier rang de la foule, l’une d’elles énumère les tueries dont ont été victimes le peuple palestinien, l’autre se lamente en criant, elles finissent par crier « allah akbar. » Quelques organisateurs semblent pris au dépourvu : le sens qu’ils avaient donné au rassemblement leur échappe. A côté de moi, une militante qui tient une banderole les critique : « Elles confondent tout ». Une partie des participants reprend le allah akbar. Le sens se modifie, momentanément, il se résume à ce cri, comme avant il pouvait se résumé au contenu des prises de paroles (il y a bien sûr d’autres façons de participer au sens d’un rassemblement, les banderoles par exemple permettent de maintenir durablement un sens donné, il n’en va pas de même pour les slogans). Les organisateurs, qui ne souhaitent pas que la dimension religieuse soit trop présente, s’affèrent, certains lancent un autre slogan dès que l’intensité de l’autre retombe un peu, et pendant que les slogans changent, des organisateurs musulmans vont parler avec ces deux femmes.
Durant ce premier rassemblement, le sens va se négocier perpétuellement. Les slogans sont lancés par les organisateurs, perchés sur les marches de l’hôtel de ville, ou par les participants ; l’écho qu’ils provoquent leur permettent de durer plus ou moins dans le temps.
Le sens, toujours momentané, va ainsi se décider à chaque moment : certains slogans seront repris avec entrain et par l’ensemble des participants, d’autres ne seront repris que par une partie et meurent plus vite, d’autres enfin, ne resterons que des appels sans suite. Parmi ceux qui semblent faire consensus (repris par le plus grand nombre, se maintenant ou se répétant dans le temps) il y a par exemple « Israël assassin », « Israël terroriste », auxquels on peut faire suivre « Europe/Sarkozy complice. » A l’opposé, quand quelqu’un lancera du milieu de la foule « mort à Israël » personne ne reprendra, et un autre slogan l’effacera vite. Il faut noter ici que si le nombre et la détermination permettent de maintenir dans le temps un slogan, l’appréciation du contexte joue pour le faire émerger. Ainsi bien des interventions des organisateurs furent interrompues par un « Israël assassin » bien lancé après le constat des morts. Parfois, il suffit de reprendre sa respiration pour laisser le temps à un slogan d’émerger.
Durant ce premier rassemblement, la multiplicité des sens et opinions exprimés montre bien qu’il est difficile de définir « un » message des manifestants, à part leur révolte contre les attaques israéliennes sur Gaza. C’est pourquoi on peut dire que différents sens se sont exprimés, voir confrontés. Ainsi, à la suite d’une des fois où allah akbar était repris, ou après qu’une personne du public ait pris la parole pour dire que la seule chose qui restait à faire c’était de prier et de crier allah akbar, des organisateurs insistaient sur la dimension politique de la mobilisation. Les dignitaires musulmans (le recteur de la mosquée de Lyon par exemple) ou les responsables d’organisations musulmanes insistèrent ainsi sur les droits de l’homme et le caractère républicain du rassemblement. Un autre organisateur définit le conflit comme un conflit politique, et non pas un conflit religieux. Bref, il y en avait pour tous les goûts et cet évènement n’était ni linéaire (un message claire, unique et cohérent), ni unidirectionnel (différents acteurs prennent la parole, se répondent, se coupent, s’ignorent…).
Le 29 décembre, la mobilisation dépasse les attentes : entre un et deux milliers de personnes se sont retrouvés place de la Comédie, dans le froid et prête à crier. Mais dans ces conditions, les prises de paroles et l’émergence de slogans se déroule plus tout à fait de la même façon que la veille. Même si les organisateurs ont prévu un mégaphone, il ne permet de monopoliser ni la source ni le sens de toute les prises de paroles et slogans. Plus la foule grandit, plus les slogans peuvent cohabiter : par moment deux slogans se chevauchent, repris par différentes partie des participants. Des slogans religieux s’entremêlent avec d’autres, des slogans en arabes peuvent de plus être confondue avec des invocations religieuses alors qu’il ne font que reprendre les slogans palestiniens. Au mégaphone les personnes qui lancent les slogans s’enchaînent sans toujours présenter leurs organisations. Là aussi les messages sont divers, les formes d’expressions également. À un moment il y a même deux foyers de sens : un des organisateurs lit un texte au mégaphone alors qu’à quelques mètres de là un arc de cercle s’est crée avec les banderoles derrière lesquelles toute une partie des participants scandent des slogans. Alors que les journalistes audio se rapprochent de l’orateur, ceux qui veulent des images se dirigent vers les banderoles.
Durant ce deuxième rassemblement, les slogans faisant consensus (Israël terroriste,…) se confirment, tout comme ceux s’exprimant mais posant problème aux organisateurs, notamment les slogans religieux, Allah Akbar et autres. Le rassemblement se transformant en marche, les slogans devenaient plus le fruit de groupes réussissant à les faire émerger et à les maintenir localement. À ce deuxième rassemblement, les organisateurs ont déjà pris comme objectif de prendre un certain contrôle sur les sens que peut prendre la manifestation, ils souhaitent avant tout que la dimension religieuse s’exprime le moins possible. Les méthodes utilisées pour cela restent rudimentaire : il s’agit surtout de rester vigilant aux slogans et de proposer des slogans alternatifs, un mégaphone pouvant aider.
Les rassemblements des 30 et 31 décembre (je n’étais là pas pour le 1er janvier) maintiennent la pression, mais le nombre baisse. Par répétition, les organisateurs instituent leurs positions (même lieu pour les orateurs au mégaphone, mêmes intervenants, mêmes slogans lancés,…). Si dans ces conditions la gestion du sens semble plus simple, on peut remarquer quelques signes de fermeté à l’égard de la dimension religieuse. Par exemple, alors que pour clore les rassemblements, certains participants musulmans entamaient une série d’allah akbar, les organisateurs ont insisté pour clore eux-mêmes les festivités en demandant de se disperser dans le silence, le répétant au besoin au premier allah… Dans l’enchaînement des rassemblements s’est institué peu à peu un ordre, où les organisateurs revendiquaient un monopole des sens à donner au rassemblement. Ces méthodes se sont mises en place, ont été utilisées en premier lieu contre l’expression de l’indignation sous sa forme religieuse : il s’agissait de ne pas laisser de place aux invocations et aux allah akbar.
La recherche d’une crédibilité, d’une respectabilité perçue comme la seule façon d’être entendus et pris en compte, appuie cette volonté d’établir un ordre centralisé, et les outils nécessaires pour le réaliser. L’anticipation d’une couverture médiatique bourgeoise dévalorisant l’ensemble de la mobilisation en focalisant sur quelques moments où s’expriment les convictions religieuses participent également à cette tendance.
Finalement c’est une certaine peur qui pousse à la prise de contrôle, à la centralisation des prises de décision : la peur d’un sens de la mobilisation, illusoirement univoque, qui leur échappe et remettrait en jeu la légitimité de l’action. Il faut évidement noter que les relations avec le pouvoir d’État favorisent ce mouvement en demandant une centralisation des responsabilités. Peur d’une base aussi qui serait potentiellement prête à tout et surtout du pire, car dans tous les cas, le rassemblement échappe aux participants, ou plutôt les individus révoltés deviennent des participants, à canaliser et contrôler, et ce pour les organisateurs comme pour l’État. La foule, indistincte, répondrait à l’appel, leur mobilisation en serait presque rendue passive.
La question qui reste est donc : comment un processus d’établissement d’un ordre centralisé, dans un premier temps tourné vers l’expression de la religiosité, va se répandre et se déployer sur la diversité des manières d’exprimer son soutien au peuple palestinien dans sa résistance ?
La réunion de la veille de la manifestation, à laquelle j’ai participé, a montré comment les différentes craintes s’entremêlent pour aboutir à une centralisation poussée. La peur de la couverture médiatique encore, avec l’envie de diriger les journalistes vers le camion, pour éviter l’antisémitisme ou la réduction religieuse ; la peur des « casseurs », la peur des banderoles antisémites ; la peur de slogans communautaires ou religieux… Après la centralisation des slogans, les discussions sur les récoltes de dons et des ventes de keffiehs se règle par la même tendance. Une volonté de contrôle s’exprime à plein, les multiples craintes, résurgence en partie de l’idéologie dominante, faisant tendre vers la constitution d’une illusoire homogénéité de la manifestation et justifiant un ordre centralisé. C’est ce processus qui a amené à la tentative d’instaurer un ordre dirigiste et centralisé, exprimant une volonté de rendre homogène et univoque cette manifestation du samedi 3 janvier. C’est ce qui a entraîné le choix de ne laisser dans le cortège que les symboles se rapportant à la cause palestinienne, qui reste un nationalisme, et au soutien à la résistance (d’où les slogans ou banderoles sur le Hamas et le Hezbollah).
En suivant cette tendance, ce n’est pas seulement tous les effets de l’homogénéisation et du pouvoir centralisé qu’il faut redouter. Car en plus de déployer les outils de la maintenance de l’ordre, cet objectif est autant illusoire que tout contrôle total, qui plus est devant une manifestation de cette ampleur ; il tend donc à s’accroître. Si j’ai participé vers la tête du cortège, là où le contrôle direct pouvait le mieux se concrétiser, je n’ai pas pu voir comment il se diffusait ou non tout au long de la manifestation ; mais même au devant, le contrôle n’est pas total et on ne peut pas empêcher tout le monde de brandir une petite création faite maison. Même au plus près du pouvoir, une certaine diversité des engagements s’exprimaient. Reste que ce pouvoir est forcement répressif, interdisant certains symboles d’engagement, tant politiques que religieux, (et parfois plus le premier que le second).
Reste que c’est en participant à ces mobilisations, et à leur organisation, que peut se comprendre les logiques qui justifient et rendent possible l’instauration d’un ordre centralisé. Parce que le sens et l’organisation n’est en fait jamais donné en avance, c’est également en y participant que d’autres manières de gestion du (des) sens des mobilisations collectives pourront émerger. C’est pris dans des tensions paradoxales, entre les peurs et le pouvoir, entre la revendication de la parole légitime et respectable face aux massacres israéliens et l’anticipation de la stigmatisation par les médias dominants, que le centralisme est apparu peu à peu durant cette semaine, pour chercher à s’entendre ce samedi 3 janvier 2009.
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