Outrage n°10 - printemps 2011

Une onde révolutionnaire traverse
les mers, les murs, les écrans et
les frontières. Avec elle, resurgissent
une multiplicité de désirs fous, de
possibilités inconcevables jusqu’alors.
Possibilité de brûler commissariats et
prisons
et de libérer les détenus. Possibilité
d’affronter la police dans la
rue plusieurs semaines durant et finir
par la vaincre. Possibilité surtout d’en
finir avec la misère quotidienne et
d’élaborer, dans la lutte, dans le partage
et le combat, une vie commune
avec des amis, de la famille, des camarades
ou même un quartier tout entier.
Ce qui fait le caractère désirable de la
révolution, ce n’est pas ce qu’elle promet
plus tard (une Tunisie sans Ben
Ali, une Égypte démocratique, etc.)
mais ce qu’elle permet tout de suite,
ici et maintenant : des vies qui valent
la peine d’être vécues, des vies mortelles.

Car chaque fois que des gens se soulèvent
et tentent, malgré l’énormité de l’appareil
policier, d’habiter ces possibilités, en
occupant des usines, des quartiers ou les
places des grandes villes, chaque fois donc
que des gens se rendent ingouvernables,
s’insurgent, ils s’exposent à la foudre des
gouvernants.
Pourtant, ce qui a limité les soulèvements
arabes n’est pas à chercher du côté de la
répression sanglante qu’ils ont dû subir.
Sans doute qu’une des principales faiblesses
des révolutions récentes, c’est qu’on peine
encore à imaginer à quoi ressembleraient
des mondes qui ne seraient pas régis par un
gouvernement, un régime politique englobant,
autoritaire ou démocratique. Surtout,
cette aventure commune et toutes les vies
qui s’y jouent n’apparaissent pas encore
comme suffisamment praticables sur du
très long terme, précisément sur toute la
longueur d’une vie, et même au-delà. Et
là, la révolution se heurte de plein fouet
à cette vérité : pour l’instant, nous dépendons,
dans la quasi-totalité des aspects de
notre vie, du pouvoir, de ses réseaux, de
ses infrastructures... Cette vérité en appelle
fatalement d’autres : tant que les questions
de circuits d’approvisionnement autonomes,
de la réappropriation de savoirs médicaux,
de l’auto-défense dans la rue (etc.), ne
seront pas posées et résolues pratiquement,
la démocratie comme les dictatures auront
de beaux jours devant elles. Et le cours
normal du monde aura toujours raison des
mouvements révolutionnaires.
Face aux révoltes arabes, sur la rive nord
de la Méditerranée, il a fallu rafistoler à la
va-vite les garde-fous : on nous a expliqué
que si les révolutions sont légitimes dès lors
qu’il s’agit d’abattre d’affreuses dictatures
rétrogrades et archaïques, une fois le printemps
passé, les peuples doivent revenir à
la raison et la démocratie doit s’installer. Et
c’est ce qui, malheureusement, tend à se
produire. La démocratie, en Égypte, c’est le
retour à l’ordre sous l’impulsion des militaires
qui préparent le terrain pour les prochaines
élections : en interdisant les grèves, en
arrêtant et torturant les opposants, en « nettoyant
 » à l’aide de chars la place Tharir.
La démocratie, en Tunisie, c’est le retour
des flics de Ben Ali, mais cette fois avec
l’assentiment de l’armée et de la communauté
internationale, c’est le couvre-feu,
les descentes et les arrestations pour que
la « sécurité revienne » et pour qu’enfin les
affaires reprennent.
Ici, au moment où Ben Ali et Moubarak se
font éjecter du pouvoir, alors que la révolte
semble devoir se répandre à travers tout
le monde arabe comme une traînée de
poudre, la France se blinde. Toujours les
mêmes recettes : expédier des lacrymos et
des formateurs pour que les gouvernements
pro-occidentaux en place arrivent à gérer
leurs foules rebelles ; et, si « l’instabilité »
s’installe, durcir les contrôles aux frontières,
suspendre s’il le faut l’espace Schengen,
contrôler les flux migratoires. Que rien ne
passe. « Nous n’accepterons aucun réfugié
tunisien sur le territoire français » : voilà en
quels termes Guéant et Sarkozy ont salué
la révolution en Tunisie.
Empêcher des immigrés clandestins de
passer, à tout prix, pour refaire le coup de
la droite dure et sans état d’âme, et pour rattraper
sans doute un peu de l’électorat FN
avant les prochaines élections. Mais surtout
empêcher que ces clandestins ne passent,
au cas où quelque chose de la charge révolutionnaire
qui a explosé au Maghreb voyage
avec eux, et traverse jusqu’à nous.
Évidemment les vieilles techniques sécuritaires
ne datent pas de ce printemps arabe ;
ici aussi elles font office de programme de
gouvernement, et depuis longtemps. Pour
gérer la crise, gérer les pauvres, accompagner
les « mutations nécessaires » (dans la
santé, l’éducation, les retraites, etc.). Pour
nous réduire à l’impuissance, nous faire
baisser la tête sous la menace des flash-balls
ou des peines plancher. Mais cette stratégie
ne semble pas si efficace : elle n’a pas empêché
les émeutes en centre-ville de Lyon,
ni la multiplication des blocages de l’économie,
lors du dernier mouvement « sur
les retraites ». Plus de flics, plus de caméras,
la justice d’abattage en comparution
immédiate... ça n’empêche pas l’explosion
des luttes dans les boîtes, la répétition des
braquages, la débrouille, la guérilla urbaine
de plus ou moins basse intensité dans les
quartiers. Ça n’arrête pas les mouvements
de révolte dans les prisons ou les centres de
rétention. Et toute l’hystérie nationaliste du
gouvernement — entre les rafles policières
à grand spectacle et le racisme assumé du
nouveau ministre de l’Intérieur — ne fait
avant tout que proclamer son échec. Le pari
de la droite moderne et offensive pour tenir
le monde n’est pas gagné. Le désordre continue
de dissoudre « la société ».
L’an dernier, le coup de la Grippe A avait
déjà entamé le peu de confiance qui tient
le monde moderne. Mais cette fois, avec la
catastrophe nucléaire, l’effet révélateur est
explosif. Qu’on le ressente comme un signe
du destin ou comme un fait du hasard, le
tsunami qui a frappé le Japon signe magistralement
la débandade des dirigeants de ce
monde. Une civilisation qui s’était construite
sur une totale maîtrise de la « nature » et
de la « société » se rend compte un peu tard
qu’elle ne maîtrise, en définitive, pas plus
l’une que l’autre. Après la crise ingérable,
les populations ingérables, il ne manquait
plus que la « nature » ingérable pour créer
une « conjonction de catastrophes », de
celles qui peuvent déclencher une « big
catastrophe ». Voilà le paradoxe de ce millénaire
 : un système censé intégrer toute
l’humanité dans son ordre à la fois technologique,
économique et politique peut, à la
faveur d’une crise, se retourner et devenir
lui-même facteur de perte de contrôle, d’une
déstabilisation encore plus grande. Car sauf
à bloquer Internet et les téléphones portables
— ce qui a été tenté par le pouvoir au
début de la révolution égyptienne — rien
ni personne ne peut contenir les échanges
d’infos, d’images et de vidéos.
Résultat, cette société apparaît comme
une gigantesque poudrière. L’énoncé « ça
va péter » se tend un peu plus chaque jour,
à chaque nouvelle menace brandie par nos
dirigeants : « mouvement social », « risques
terroristes », « émeutes urbaines », « catastrophe
écologique », « désespérance sociale ».
Il n’est donc plus question de se le répéter
sur un mode incantatoire, ni de chercher
à faire advenir l’explosion. L’enjeu est de
s’organiser pour que ces explosions déjà-là
soient viables et débouchent sur un big bang
social dont jaillirait un nombre incalculable
de galaxies humaines. Inch’ Allah.

- 

Nous contacter : outrage@riseup.net

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