Mise au point sur la question du « révisionnisme »

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Dans une époque où tous les avis semblent se valoir et passent des frontières que l’on pensait bien établies il s’agit, avec ce texte de 1990 de la revue Temps critiques, de revenir sur le révisionnisme développé par certains de l’ultra-gauche.

Des lecteurs nous ont fait part de leur étonnement ou de leur incompréhension devant la place centrale donnée au phénomène d’Auschwitz dans les articles de B. Schulze parus dans le premier numéro de la revue Temps Critiques . Cela mérite en effet quelques explications.

Dans ces articles, B. Schulze fait implicitement référence au philosophe de la « Théorie critique », Theodor W. Adorno, pour qui Auschwitz représentait une cicatrice dans la culture occidentale laquelle se rattache traditionnellement à la philosophie des Lumières. Auschwitz constituerait la preuve que la rationalité peut être utilisée en fonction de la plus brutale irrationalité, irrationalité qui, contrairement à ce que pensait Lukács [1], n’est pas le produit de l’irrationalisme allemand mais plutôt celui de la « froideur bourgeoise », laquelle apparaît bien dans la pensée scientifique moderne et son indifférence aux résultats. Or Auschwitz, justement, est un résultat. Reconnaître cela, c’est aussi reconnaître que cette « froideur bourgeoise » n’est pas spécifiquement nationale et que l’Allemagne ne peut en constituer le terrain unique ou privilégié.

Ce qu’il y a de spécifique dans Auschwitz par rapport aux autres destructions de populations de la Seconde guerre mondiale, c’est ce lien particulier entre rationalité et irrationalité et c’est ce lien qui est occulté ou nié par les historiens classiques et par les « révisionnistes ».

Pour la plupart des historiens, le régime national-socialiste est fondamentalement irrationnel. Ce n’est même pas, à proprement parler, un régime politique (à l’inverse du régime « totalitaire » stalinien mais plutôt un système monstrueux, criminel dont les crimes ne peuvent être banalisés par une quelconque comparaison. Il n’y a donc, à la limite, pas d’explication à en donner. Tout juste peut-on rechercher les causes (sociales par exemple) de son avènement, les motivations ayant inspiré ses pratiques (voir notamment la querelle des « fonctionnalistes » et des « intentionnalistes » [2] sur la question de l’extermination des juifs), mais il ne s’agit jamais d’expliquer pourquoi divers facteurs ont fusionné à telle date, en tel lieu pour donner naissance au national-socialisme. Ces historiens et plus particulièrement les médias se contenteront donc d’en montrer les résultats pratiques les plus édifiants (images, chiffres, témoignages) et de le faire sur le mode de la répétition ; la commémoration plus importante que la compréhension !

Pour les « révisionnistes », au contraire, il ne peut y avoir un système totalement irrationnel. Ils vont donc couper le phénomène camps d’extermination du phénomène global nazisme-Seconde guerre mondiale et le décortiquer de façon à affirmer que si irrationnel il y a, ce sont en fait les historiens et les vainqueurs de 1945 qui l’ont introduit à des fins de propagande. Or en affirmant qu’il y a imposture de la part des « vainqueurs », les « révisionnistes » soutiennent l’existence d’un mensonge universel dont « le Juif » seul est censément capable, stéréotype antisémite qui se profile en creux dans la mise en doute de l’indubitable. Si l’antisémitisme d’avant Auschwitz s’acharnait à démontrer que « le Juif » est responsable de tous les maux de la société capitaliste, après Auschwitz il trouve dans la négation de l’extermination des juifs, le terrain par excellence de son activité.

Il est remarquable qu’en France, de nombreux individus ou groupes informels issus des courants « ultra-gauche » [3] se soient mêlés à cette polémique. Ce qui peut expliquer cette intervention dans une discussion qu’ils n’avaient pas provoquée, c’est une vision matérialiste dogmatique qui donne à toute action capitaliste un fondement économique. Cette vision sera « appliquée » au problème de l’antisémitisme et de l’extermination des juifs dans un article de 1960 intitulé « Auschwitz ou le grand alibi » [4]. Dans cette optique l’antisémitisme n’était qu’un produit de la crise des années 30 dans les pays à bourgeoisie faible où l’assimilation des juifs ne s’était pas faite. Cantonnés essentiellement, de par leur histoire, à la petite ou à la moyenne bourgeoisie, les juifs d’Europe centrale et occidentale devenaient « inutiles » devant « l’avancement irrésistible de la concentration du capital ». Les camps devenaient alors un moyen pour celui-ci de retirer les juifs de la circulation non pas pour les exterminer mais pour les prolétariser complètement en les faisant travailler. Le phénomène des camps ne représentant alors qu’« une nouvelle forme de militarisation de la force de travail ».

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C’est pour cela que l’ultra-gauche fit souvent une lecture « au pied de la lettre » de l’inscription portée au fronton d’Auschwitz : « Arbeit macht frei » [5]. L’affirmation nazie venait en quelque sorte conforter ces prémisses théoriques. Il y avait bien un fondement économique à tout cela. Le « radicalisme » ultra-gauche ne fut préservé que par la critique ironique faite à l’adjectif « frei », critique qui permettait aussi de revenir sur un terrain qui lui était plus habituel, celui de la (critique) du travail aliéné.

Toutefois ces analyses ne se voulaient qu’explicatives. Il ne s’agissait pas encore de nier des faits mais de montrer leur soubassement. Le titre était d’ailleurs sans équivoque : Auschwitz ou le grand alibi et non pas Auschwitz et le grand mensonge. Il ne s’agissait que de montrer le lien entre capitalisme et national-socialisme, le second n’ayant été qu’un instrument utile mais temporaire aux mains du premier. Montrer ce lien c’était aussi combattre l’idéologie antifasciste officielle qui tendait toujours à l’occulter. Il y avait donc bien quand même, dans ces analyses, des éléments critiques, mais ils perdaient de leur force dans la volonté de ramener le national-socialisme à quelque chose de connu, de nier sa particularité.
C’est seulement à partir des années 70 que certains individus et groupes à la suite de Pierre Guillaume, ex-membre de la revue « Socialisme ou Barbarie » et de la librairie révolutionnaire La Vieille Taupe, s’engouffrèrent dans la voie ouverte par les révisionnistes et par Faurisson. Par un étrange retournement, un point de départ « économiste » aboutissait à privilégier la lutte idéologique : la société capitaliste repose sur le mensonge, lequel obscurcit la conscience prolétarienne en inventant l’épouvantail d’un monde d’enfer « inexistant », Auschwitz. Pour faire ressortir le sujet révolutionnaire il fallait donc dénoncer le mensonge et rendre publique la vérité ; vérité qu’ils considéraient alors, comme seule, révolutionnaire. Seulement les compagnons de route des révisionnistes ont confondu vérité et distance d’avec la vérité officielle. Toute atteinte à cette vérité officielle est considérée comme vraie car elle fait plaisir, elle semble affaiblir l’ennemi, dévoiler enfin sa véritable nature. Par cette démarche l’ultra-gauche rejoignait un courant influencé par les idées « post-situationnistes » et particulièrement par celles de Jean-Pierre Voyer ; idées qui consistent à nier toute réalité au système capitaliste. Dans cette optique, la réalité des camps, comme celle de la crise des années 70, comme celle de la soi-disant lutte armée (Brigades rouges, r.a.f....), n’est qu’une pseudo-réalité, un voile jeté sur le monde par les pouvoirs étatiques et leurs médias.

Ces positions ne sont pas nées uniquement d’un goût prononcé pour la provocation. Elles sont une des conséquences de la crise du mouvement révolutionnaire et de sa théorie. Cette crise théorique trouve son explication dans la crise des classes et l’évanescence du sujet révolutionnaire traditionnel. Le développement des idées révisionnistes dans ce « milieu » a exactement correspondu à la crise du prolétariat et de sa théorie.

Il a souvent été reproché à ceux qui mettaient en avant la nature particulière d’Auschwitz, de vouloir masquer les autres atrocités du capitalisme (guerres, colonisation, Hiroshima...) ou de faire des chambres à gaz le symbole de la cruauté germanique. Ce reproche ne peut concerner Adorno, qui ne fait pas d’Auschwitz un stade ultime mais une étape fondamentale de la domination du système capitaliste. Il pousse le paradoxe jusqu’à voir dans « Auschwitz (est) l’unique cause de l’après Auschwitz ». « Traduit », cela signifie que la période qui va de la fin de la Seconde guerre mondiale à nos jours, consacre le triomphe de la « froideur bourgeoise » même si l’adjectif peut être mis en cause : ce qui triomphe, c’est plus la froideur du sujet automate, du capital que celle d’une classe particulière.

C’est cette continuité que la société démocratique cherche à nier en faisant d’Auschwitz le mal absolu. Il suffit de montrer cette continuité pour qu’elle crie à la banalisation du nazisme et elle crie d’autant plus fort en France, pays de la collaboration qui organisa la rafle du Vel d’Hiv contre la population juive de Paris.

J.Wajnsztejn

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Des articles complémentaires sur la question :

Notes

[1Dans Grandeur et décadence de l’expressionisme (1934) Lukács attaque l’irrationalisme allemand que l’on retrouverait comme une constante aussi bien chez Bachofen et Nietzsche que chez les artistes expressionnistes. Pour lui, tous ces courants participent d’une mystique ou d’un romantisme anti-capitaliste qui aurait frayé le chemin à l’irrationalisme allemand.

[2Noms donnés aux historiens des deux écoles principales de « compréhension du nazisme ».

- Pour les intentionnalistes, l’explication réside dans la personne d’Hitler et son antisémitisme viscéral. Pour eux le nazisme n’est pas une forme de fascisme mais un totalitarisme au même titre que le stalinisme (D. Bracher).

- Pour les fonctionnalistes, ce qui est central, ce n’est pas Hitler mais l’appareil d’État nazi dont la centralisation n’était que formelle (M. Broszat). La Shoah ne serait alors que la conséquence d’une totale improvisation (H. Mommsen), le discours antisémite, pur verbiage de propagande.

[3Dénomination donnée à des courants issus du conseillisme allemand ou de la « Gauche italienne » de Bordiga, qui, à des titres divers critiquaient la ligne de l’« Internationale Communiste » dominée par le parti soviétique dans les années 20, et ce, d’un point de vue de « gauche ». Tout en ayant été traités de « gauchistes » par Lénine dans Le Gauchisme, maladie infantile du communisme, ils ne se rallièrent jamais au gauchisme « officiel » des trotskystes ou au « gauchisme » plus récent lié à mai 1968 ou au maoïsme.

[4Éditions « Programme communiste », organe d’un groupe issu de la « Gauche italienne » et réédité en fascicule par la librairie ultra-gauche La Vieille Taupe en 1970.

[5« Le travail rend libre ».

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