Racisme dans les arts : Lipanda Manifesto, tribune des 343 racisé·e·s

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343 signataires, artistes, militants, universitaires, collectifs, allié·e·s de la lutte antiraciste s’insurgent contre les processus de domination dont les personnes racisées sont victimes dans le domaine de la création artistique, sous couvert de « liberté de création ». Une liberté « qui se construit sur l’exercice permanent et structurel » de leur invisibilisation et de leur réduction au silence.

Le 25 mars 2019, suite à une pratique de blackface dans le cadre du festival Les Dionysies à la Sorbonne, des militant·e·s antiracistes ont empêché la représentation du spectacle des Suppliantes mis en scène par Philippe Brunet. Spectacle dans lequel les comédiennes à la peau blanche interprétant les Danaïdes étaient grimées en noir et portaient des masques cuivrés pour jouer le rôle du choeur d’Égyptiennes. On pourrait s’étonner qu’en 2019 il faille encore interpeller, négocier, appeler au boycott, puis protester physiquement contre ce genre de pratique. Et pourtant. Le 11 avril, à l’initiative du Théâtre du Soleil, est relayée une tribune prenant la défense de ce spectacle au nom de la « liberté de création », avec parmi ses signataires beaucoup de grands noms du spectacle vivant.

Les médias se sont formidablement illustrés ces derniers temps comme vitrine des arguments pleurnichards de réactionnaires blancs bourgeois, qui persistent à faire la sourde oreille et aller à l’encontre des revendications féministes et antiracistes, tout en faisant leur pain sur les systèmes de privilèges. On se souvient de la tribune des 100 femmes défendant la « liberté d’importuner ». Cette fois-ci, c’est à la « liberté de création » que s’accrochent misérablement les arguments de la tribune prétendument pour Eschyle.

Personne n’est libre tant que d’autres personnes sont opprimées. C’est ce dont parle Audre Lorde en 1981 dans son discours L’Utilité de la colère : les femmes répondent au racisme [1]. Liberté d’importuner, liberté de création, liberté d’expression : génération je fais ce que je veux, quand je veux, comme je veux, et personne n’a le droit de me contredire. Mais quelle est cette liberté qui s’appuie sur le dos de celle.ux qui n’en disposent pas ? On pourrait croire à une mauvaise farce tant ça devient redondant, et pourtant.

Et pourtant aujourd’hui encore, le monde de l’art et de la culture française s’assoit sur les revendications des personnes racisées.

Aujourd’hui, nous sommes outré·e·s, mais surtout fatigué·e·s. Nous n’avons pas l’énergie de vous rappeler que la censure est un outil d’Etat, et non pas le fait de quelques militant·e·s usant de leur droit à la protestation et à l’insurrection face à des représentations négrophobes et racistes.

Nous sommes épuisé·e·s de dire que la tentative d’inversion des responsabilités qui consiste à transformer l’action légitime des militants en « grave agression » est une pratique bien rodée des instances de pouvoir. Et au cas où, la militante britannique Munroe Bergdorf nous le rappelle : « Drawing attention to a social divide is not the same thing as creating one. Activists are often considered to be divisive or troublemakers by those who have become accustomed to the privileges that social divides provide them. » [2]

Aujourd’hui, nous sommes lassé·e·s de devoir constamment démonter vos hypocrisies : non, pour nous, personnes racisé·e·s, le théâtre n’est pas le « lieu de la métamorphose » pour nous, lorsque nous sommes constamment empêché·e·s de créer par les mécanismes discriminatoires et éliminatoires de ce milieu.

Oui, nos identités sont des cloîtres, lorsque, montant sur un plateau, nos corps sont des objets exotiques venant d’ailleurs. Non, nous ne pouvons pas créer librement, lorsque l’on nous dénie la possibilité d’être neutre, et que nous sommes perpétuellement et violemment renvoyé·es à la réalité de notre racisation par le système. Oui, le théâtre est « refuge des identités » : lorsque nos scènes françaises sont occupées majoritairement par des spectacles créés par des hommes blancs, avec des hommes blancs, regardés, critiqués ou acclamés par d’autres hommes blancs, on peut clairement parler de communautarisme. Une communauté qui ne se dit, ni ne se voit comme telle, et qui pourtant, monopolise nos scènes, nos récits, et verrouillent les portes à toutes celleux qui n’appartiennent pas à leur monde.

Aujourd’hui, nous sommes usé·e·s de constater que ce théâtre est celui de privilégié·es, où s’amuser à singer « l’Autre » est un loisir, tout en retirant à cet “autre” son droit légitime — si ce n’est son devoir — de s’insurger contre le spectacle de son identité tournée en mascarade. Ce même théâtre qui se proclame « intellectuel, humaniste, helléniste ». Un théâtre qui a le culot de croire, et de se faire croire, que la culture blanche bourgeoise est universelle. Qu’elle touche à ce qu’il y a de commun en chaque être humain. Mais comment n’avez-vous pas remarqué que vos salles de théâtres étaient si vides de diversité ? Se peut-il sérieusement que vous persistiez à ne pas voir que votre théâtre n’intéresse que celles et ceux à qui il ressemble, cell.eux qui y sont représentés, celle.eux qui peuvent s’y identifier ? Qui sont les citoyen·nes que vous prétendez servir ?

Aujourd’hui, nous sommes harassé·e·s de dire cela : une liberté qui se construit sur l’exercice permanent et structurel de notre silenciation, de notre domination et de notre invisibilisation, n’en est pas une. Parce qu’une liberté de création qui appuie son exercice sur la domination d’autrui est une liberté dévoyée, coupable, de mauvaise foi, et irresponsable, qui ne trompe personne sauf ses propres complices.

Aujourd’hui, votre désir absolu de ne pas être remis en question et votre impunité nous sont insupportables.

Et enfin, aujourd’hui, nous ne réexpliquerons pas pourquoi le blackface est, et sera toujours, un acte éminemment raciste : cela a déjà été fait, et vous avez choisi de ne pas écouter.

Pourtant nous devons réagir.

Car vous,

qui prônez un théâtre populaire,

qui cherchez désespérément à amener de la « diversité » dans vos théâtres subventionnés,

que le pouvoir et la parole ont affalés dans vos positions mortifères,

qui pensez pouvoir écrire impunément nos propres récits,

vous ne nous laissez pas le choix.

Mais nous,

Nous les indigné·es,

Nous les offensé·es,

Nous les terroristes,

Nous les mal-baisées,

Nous les hystériques,

Nous les obsédé·es,

Nous les résistant·es,

Nous les “fascisant·es”,

Nous les petits noms,

Nous les sans-pouvoir,

Nous les étudiant·es,

Nous les déviant·es,

Nous les défiant·es,

Nous les damné·es de la terre,

Nous les racisé·es, debout avec nos allié·es,

Aujourd’hui, dimanche 28 avril, nous refusons de nous laisser marcher dessus. Nous affirmons notre liberté et notre indépendance de pensée et de création, et déclarons par la présente la mort de votre monde raciste et colonialiste.

Cher·es signataires de la tribune “Pour Eschyle”, bonjour à tous·tes. Dans votre monde en décrépitude, nous n’existerions pas : il faudrait alors nous singer, nous grimer, nous imiter ? Bien le bonjour ! NOUS EXISTONS, dans votre monde et ailleurs, et nous sommes là pour DIRE NON.

Nous ne nous tairons pas. Il est temps pour vous de vous taire. Il est temps pour nous de parler.

Nous ne sommes pas vos nègre·sses de maison. Nous ne nous assimilerons pas.

Nous ne vous laisserons pas raconter notre monde, ni dicter nos lois.

Nous vous reprendrons l’histoire que vous avez écrite à notre place, la réécrivant à notre tour.

Nous résisterons, écrirons, penserons, jouerons, mettrons en scène, peindrons, et comme dit Gontran-Damas,

« nous les peu

nous les gueux

nous les riens

nous les chiens

nous les maigres

nous les nègres

qu’attendons-nous ?

qu’attendons-nous

pour jouer aux fous

pisser un coup

tout à l’envi

contre la vie

stupide et bête

qui nous est faite ? »

Nous n’attendrons plus. Nous sommes debout, et nous visibiliserons, acclamerons, célèbrerons, critiquerons, déconstruirons, reconstruirons. Car nous ne sommes pas vos enfants. Nous sommes là pour la véritable transformation de ce système classiste, raciste, sexiste, transphobe et validiste. Et ceci est un acte de création.

Face au mépris de celleux qui nous crachent dessus sans scrupules, nous appelons toutes les personnes racisé.es et toutes les personnes allié·es de la cause antiraciste à signer cette tribune.

La suite à lire sur : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/270419/racisme-dans-les-arts-lipanda-manifesto-tribune-des-343-ra

Notes

[1“No woman is free while any woman is unfree.”, dans son discours “The Uses of Anger : Women Responding to Racism”, prononcé en 1981 à la National Women’s Studies Association Conference, Storrs, Connecticut.

[2Attirer l’attention à une division sociale n’est pas en créer une. Les activistes sont souvent considéré·es comme divisant ou des semant le trouble par celleux qui se sont habitué·es aux privilèges que les divisions sociales leur permet.”

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