Deuxième partie du compte-rendu de la conférence-débat autour de la question « sommes-nous dans le fascisme ? » dont la présentation et le premier bloc (l’État) ont été publiés dans un premier article.
Le rôle des médias dans le processus de fascisation
Le second binôme du CDQ rappelle que la question des médias (moyens de communication utilisés pour diffuser de l’information à un public) est ressortie à de nombreuses reprises lors de la séance du 18 mai. Le constat était que des idées liberticides et fascistes envahissent l’espace public en toutes ses zones et saturent l’espace médiatique. De plus, l’idéologie raciste et islamophobe marque le discours de tout le monde, de gauche à droite, avec une radicalisation permanente. Comment penser et construire nos luttes ensemble contre un des aspect du fascisme (à savoir un mouvement situé et composé d’un ensemble d’organisations au service et à la défense de l’idéologie et du pouvoir autoritaire) ?
Comment caractériser le fascisme dans son aspect médiatique ? Observe t-on une volonté idéologique des milliardaires de mettre les médias au service d’un projet politique (comme c’est le cas pour Pierre-Édouard Stérin qui a investi plusieurs millions d’euros dans un tel but) ? Ou alors il s’agirait d’une simple volonté de capitaliser sur les idées d’extrême droite pour faire du profit (comme peuvent le faire certains youtubeurs) ? Ou serait-ce plutôt un mélange des deux hypothèses ?
Ne pas se focaliser uniquement sur le cas Bolloré
Lumi rappelle le travail fourni par le site rue89 Lyon sur l’extrême droite et des menaces dont sont victime ses journalistes. Il ne faut pas trop se focaliser sur les milliardaires. Il y a un phénomène engagé depuis les années 1980 avec l’apparition de l’extrême droite à la télévision. Mais il est vrai qu’il y a une stratégie assumée de la part de certains milliardaires tels que Bolloré (qui parle de « mission civilisationnelle »). De plus, on constate que ce dernier ne gagne pas forcément d’argent (les amendes de C8 et Hanouna lui coûtent) mais il peut se servir des médias pour empêcher des journalistes d’enquêter sur ses affaires en Afrique notamment. Lumi rappelle que Bolloré possède Cnews et Europe 1. Le renouvellement de Cnews par l’ARCOM (dont le président est nommé par Macron) est un signe de la bienveillance du pouvoir vis-à-vis de ces médias. La question du service public se pose également : J.-M. Le Pen a été invité en premier sur une chaine service public (Antenne 2) ; Eric Zemmour a été introduit et popularisé par Laurent Ruquier sur France 2 ; et plus récemment sur Franceinfo une discussion décontractée a porté sur le projet de riviera de Trump à Gaza. Au-delà de tous ces exemples, Lumi souligne que cette dérive n’est pas à l’œuvre uniquement dans les médias de Bolloré. Il s’avère indispensable et urgent d’interpeller tous les médias, à l’instar du rassemblement massif organisé devant TF1 lors de la diffusion d’une interview de B. Netanyahou le 30 mai 2024.
Le rôle des organisations et de l’action collective vis-à-vis des médias
Alfred de VISA69 insiste sur le soutien qui doit être apporté par les organisations syndicales et politiques à la presse indépendante. Les organisations syndicales ont leur propre presse, qui joue un rôle très important de production et de diffusion de contre-discours. Les organisations doivent se saisir des informations portées par les médias indépendants et les diffuser sur le terrain. Il prend l’exemple de Fos-sur-Mer où les dockers se sont servis des informations dénichées par le média Disclose.ngo pour bloquer l’expédition d’armes vers Israël ; or, on sait que de nombreuses livraisons d’armes sont passées sous les radars des organisations syndicales. L’information joue donc un rôle primordial dans l’alimentation de nos luttes syndicales et politiques. Il rappelle également que la presse fait partie du service public dont la « casse » (exemple : fin de la redevance) impacte fortement les conditions de travail des journalistes, ainsi que le financement et le contrôle des médias. Margaux rappelle que l’action collective, dont celle des syndicats de journalistes, peut permettre de bloquer certaines initiatives des milliardaires (exemple de la mobilisation des salariés de Bayard presse qui a permis de bloquer l’entrisme de Sterin).
Traditionalisme et contre-révolution
Erwan revient sur la question de la recherche du profit par des individus tels que Retailleau ou encore Bolloré et Stérin. Ce sont des personnes qui n’ont pas une idéologie fasciste en soi. Retailleau est issu du MPF de Philippe de Villiers dont il a été le bras droit ; il s’agit là d’une tradition d’extrême droite assez ancienne car issue de la contre-révolution (les « blancs » ou « ultras ») qui s’est incarnée durant le régime de Vichy et aujourd’hui portée par les « catho-tradi ». Ce courant se distingue du fascisme par l’absence d’une caractéristique propre au fascisme italien ou au nazisme : un « saut qualitatif » qui peut être conçu comme « révolutionnaire » et qui est souvent exprimé sous le terme d’ « ordre nouveau ». Chez les conservateurs français cités plus haut, il y a plutôt un attachement et une volonté de retour à un ordre ancien. Il faut donc se garder d’une vision du fascisme trop calquée sur les modèles italiens et allemands, quand l’extrême droite française s’ancre d’abord dans ce ultraconservatisme qui s’est manifesté à l’occasion de la manif pour tous.
Le contrôle d’une ressource fondamentale : l’information
Selon Antoine Dubiau, intérêts idéologiques et économiques semblent aller de pair dans la politique d’hégémonie de ces acteurs. Il critique le fait d’accorder trop d’importance à la question médiatique dans l’étude du processus de fascisation ; il prend pour exemple le projet de Stérin dont les chiffres (150 millions sur 5 ans) ne pèsent qu’assez peu à l’échelle de l’ensemble du monde médiatique (plusieurs dizaines de milliards par an). La concentration des médias entre les mains de quelques-uns accompagne un processus plus global de concentration des capitaux à l’œuvre depuis déjà un moment. Si les milliardaires en question investissent dans les médias, c’est aussi pour diversifier leurs activités. La marchandisation de l’information dépasse désormais la simple recherche du profit, tant l’information est devenue une donnée fondamentale dans le système économique. L’importance des réseaux sociaux ainsi que la concentration de leur propriété (rachat de Twitter par Elon Musk) témoignent aussi de cette transformation.
Le rachat de l’École supérieure de journalisme de Paris
Il y a bien une offensive idéologique de certains patrons, milliardaires et autres membres de la bourgeoisie conservatrice mais elle n’explique pas à elle seule la montée des idées d’extrême droite. De nombreux sociologues ont observé une standardisation de la composition sociale des journalistes ainsi que de leur formation. Il évoque également le rachat de l’école supérieure de journalisme (ESJ Paris) par un consortium de milliardaires (Bolloré, Saadé, Arnault et Dassault) – ils y ont placé à sa tête Vianney d’Alançon, une personne connue pour ses idées d’extrême droite, avec Bernard de la Villardière comme adjoint.
Un complotisme islamophobe
La seconde question concerne les points de ruptures, et notamment la commande et publication très médiatisée d’un rapport sur l’activité des frères musulmans en France, ce qui vient nourrir la polémique raciste autour du « grand remplacement ». Ce « complotisme islamophobe » dont certains parlent peut-il être comparé à un « complotisme judéo-bolchevique » des années 1930 ? Observe-t-on ici d’un point de bascule vers une forme de fascisme ? Cette comparaison peut-elle être considérée comme pertinente ?
Lumi précise qu’après quelques jours de forte médiatisation, le rapport sur le « frérisme » a été un peu oublié ; elle soulève néanmoins sa dimension symbolique. En effet, il semble qu’il y a toujours la recherche d’une opportunité de pointer du doigt les musulman.ne.s et/ou les personnes racisées, qu’on associe au terrorisme. Il s’agit bien d’une forme de complotisme, notamment en ce qui concerne la question migratoire, traitée sous un angle raciste qui se dissimule sous la question culturelle. Le danger de ces discours sont qu’ils incitent à des violences envers les personnes, en témoigne le site Boulevard Voltaire, qui a produit et diffusé une cartographie des mosquées de France à côté d’appel à la préparation d’une guerre civile « qui sera aussi une guerre de civilisation ».
Radicalisation et passage à l’acte
Erwan rappelle qu’il existe un terrorisme d’extrême droite dont certains acteurs peuvent se nourrir de messages portés par certains médias, notamment dans le cas de passage à l’acte. On constate que, contrairement au temps de l’OAS, les profils de terroristes d’extrême droite sont aujourd’hui en grande partie des ruraux, souvent plus âgés que la moyenne des militants d’extrême droite. Il a pu observer des dynamiques qui amènent certains individus à passer idéologiquement du Gaullisme au fascisme en quelques mois. Les médias y jouent leur part mais d’autres facteurs entrent en jeu – ce sera l’objet du 3e bloc de discussion.
Élargir la focale au-delà de Cnews and co
La première question du public porte sur le rôle apparemment central de Bolloré – qui est la cible d’une importante mobilisation « Désarmer Bolloré » – et, plus généralement des milliardaires. Le fascisme ne repose pas sur le financement de quelques milliardaires, ce focus ne sert-il pas alors de diversion ? Antoine Dubiau rappelle que, selon lui, on accorde trop d’importance à la sphère médiatique, au détriment de nombreux autres secteurs de la société, ce qui peut s’avérer problématique dans les modalités d’organisation et d’action contre la fascisation. De plus, il insiste sur le fait que les médias sont toujours susceptibles de tomber dans un jeu de marchandisation de l’information.
L’importance du soutien aux médias indépendants
La seconde question porte sur ce que pourraient être les modalités d’une riposte médiatique antifasciste, au delà du soutien financier apporté aux médias indépendants. Que faire face à Twitter – devenu X depuis son rachat par le milliardaire d’extrême droite Elon Musk – et les autres vitrines de l’extrême droite ? Selon Lumi, tous les médias sont susceptible de se tromper, diffuser de fausses informations ou être à coté de la plaque à un moment donné. Il est donc nécessaire de maintenir une surveillance les concernant et, si besoin, de savoir les rappeler à l’ordre. Elle insiste par ailleurs sur la nécessité de soutenir financièrement les médias d’enquête indépendants car l’argent permet non seulement de rendre possible le travail mais aussi de répondre à la pression des puissants. En effet, les principales attaques que subissent ces médias sont des actions légales qui coûtent cher en temps, en énergie et en frais de justice. Par exemple, à l’occasion de l’affaire et des procès Sarkozy, Mediapart a reçu de nombreux dons qui lui ont permis de rester à flot financièrement. Elle cite d’autres cas plus compliqués, tels que celui d’Anne Lavrilleux – journaliste de Disclose qui a enquêté sur les ventes d’armes à l’Égypte – qui, après avoir été mise en garde à vue 39h puis vue son domicile perquisitionné, a été convoquée au tribunal en janvier 2025 ; l’année dernière, une journaliste de Blast qui enquêtait sur les ventes d’armes en Israël, a également été mise en garde à vue à l’issue d’une manifestation. Elle souligne l’importance des relais sur le terrain, qu’il s’agisse de d’associations, de travailleurs ou de lanceurs d’alerte.
Investir le terrain face aux milliardaires
Une troisième personne du public demande comment expliquer la place centrale qu’occupe cette suprématie blanche chez les milliardaires ? Y croient-il vraiment ou bien s’agit-il d’une forme d’opportunisme à visée économique ? Selon Antoine Dubiau, l’idéologie et la recherche du profit sont ici indissociables ; ces milliardaires croient sûrement a une partie des idées suprémacistes diffusées dans leurs médias. Il rappelle qu’à l’instar de Bolloré, leur richesse s’est construite sur des fondations impérialistes et néo-colonialistes fortement teintées de racisme. Les membres de VISA69 constatent que certains médias produisent des discours qui s’autoalimentent ; sur certains thèmes ou événements, la plupart des médias se passent la balle sans forcément produire une vérification des faits. Une piste serait de confronter ces informations à la réalité. Il s’agit de vérifier dans quelle mesure elles correspondent à des expériences concrètes et, par ce biais, de démonter les discours idiots et racistes. Une piste serait de se concentrer sur les outils dont on dispose et qui manquent aux milliardaires, à commencer par la présence sur le terrain ; en ce sens, le media le plus accessible à nos organisation et à chaque individu est de parler directement à ses connaissances, amis, collègues, voisins, passants… La distribution des ressources diverses, l’affichage et les événements publics sont susceptibles de créer un cercle vertueux.
Le prochain article portera sur la société dans le processus de fascisation.
En attendant sa publication, vous êtes convié.e.s à un banquet solidaire le dimanche 19 octobre au parc Étienne Gagnaire.






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