Témoignage sur la situation politique au Tchad

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Une réaction de Paulo, Français expatrié au Tchad, à l’article paru le 27/12 du Monde intitulé « La crise du régime tchadien menace de dégénérer en guerre avec le Soudan ». [1]

Voilà un article édifiant sur le parti pris du Monde et sa vision orientée des « affaires africaines ». Autant vu du Tchad c’est vraiment frappant, autant auparavant en France, si j’avais lu un tel article, finalement je n’y aurais vu que du feu. C’est vrai que ce qui y est dit n’est pas faux, par contre pour qui peut lire entre les lignes et déceler la réalité derrière la façon de présenter les choses, alors la prétendue « objectivité » du Monde n’est bien qu’une fumisterie.

Pour parler clairement ce qui est finement occulté dans cet article c’est le véritable rôle de la France dans ce qui se passe au Tchad. Car loin de se contenter d’une présence attentiste, les « éléments français au Tchad » (plus d’un millier de militaires présents) ont pour mission première de conserver ce pays dans le pré-carré de l’influence française, quelles qu’en soient les conséquences pour la population tchadienne et le type de régime existant. Pendant 15 ans la France a soutenu son protégé Idriss Déby en organisant son maintien au pouvoir par le biais d’élections truquées et a cautionné l’accaparement de la quasi totalité des postes de responsabilité et le « pillage » des ressources par son ethnie zaghawa, qui à 80.000 membres sur une population de 8 millions d’habitants ont constitué depuis 1990 une sorte de caste ayant tous les droits pendant que le pays sombrait lentement dans le chaos, n’en déplaise à Villepin félicitant Déby pour « sa vision pleine de sagesse » (le résultat désastreux ne peut plus être caché à l’extérieur aujourd’hui). Si pour cela il fallait compenser les détournements massifs d’argent par des chèques de fin d’année afin d’assurer le minimum vital pour éviter l’explosion sociale, alors la France n’hésitait pas à y mettre le prix.

Problème, Idriss Déby est comme le dit l’article gravement malade et passe de plus en plus de temps en France pour se faire soigner, en n’oubliant pas de vider les caisses du Trésor avant chaque départ, et sa maîtrise sur le cours des choses et notamment son contrôle sur ses congénères zaghawas s’est progressivement relâché. Ainsi un grand nombre d’entre eux ont bien pris leurs aises, surtout depuis le début de l’exploitation du pétrole, et se sont arrogés des parts substantielles du gâteau grandissant. Par exemple Tom Erdimi dont parle le Monde, un temps coordinateur du projet pétrole, ainsi que son frère jumeau Timan, alors lui président de la Coton Tchad, principale source de revenus du pays, tous deux neveux de Déby, non contents d’être devenus richissimes, se voyaient déjà calife à la place du calife. Tout comme un certain nombre de caciques de sous-clans zaghawas plus ou moins obscurs.

Tous ces zaghawas se sont trouvés bien dépités quand Déby, début 2004, n’a pas semblé vouloir lâché les rênes du pouvoir aussi facilement. Il annonça alors son intention de modifier la constitution pour pouvoir se représenter une troisième fois à la charge suprême, tout en préparant à la consternation de tous, zaghawas compris, son fils Brahim, psychopathe notoire d’une trentaine d’années, à lui succéder en cas de problème. En mai 2004 un coup d’Etat a donc eu lieu, qui aurait raté de peu, et qui aurait mis Déby sur ses gardes : les jumeaux Erdimi notamment furent mis à l’écart. Depuis Déby a pu organiser son référendum en juin 2005 pour la modification de la Constitution et le résultat officiel (75% de oui) a eu peu d’écho face à la rumeur du vrai résultat (20% de participation qui ont donné 80% de non), un lamentable échec donc. A cela s’est ajouté l’enfoncement de la population dans une misère grandissante (non paiement ou importants retards des salaires de fonctionnaires, inflation des prix des produits de première nécessité, délabrement sans nom du système éducatif et de santé, et de toute l’administration en général). Bref tous les indicateurs au rouge, ce qui s’est traduit récemment par la chute du Tchad dans la plupart des classements (diminution de la note d’IDH, recul dans le classement des pays les plus pauvres, tentatives pour museler la presse...) alors que dans le même temps les rapports macro économiques de grandes institutions indiquaient une forte augmentation du PIB et l’accroissement exponentiel des revenus du pétrole. Un décalage dont la cause est bien visible dans le dernier classement de Transparency International, le Tchad pays le plus corrompu au monde.

Les caisses étant vides à l’approche de la fin d’année, Déby tenta donc de faire accepter la modification de la loi sur les revenus du pétrole, en demandant à la Banque mondiale de débloquer les 10% destinés aux générations futures pour les utiliser de suite pour résoudre la crise immédiate, ce qui fut refusé. Il décida donc un passage en force, en demandant à l’Assemblée de voter cette modification. Car au final cela reste du ressort du gouvernement tchadien même si c’est en violation des engagements envers la BM qui a financé la construction du pipeline et en a fait un projet « modèle » en matière de transparence et de gouvernance, vaste hypocrisie mais la BM y a joué son image et a beaucoup communiqué. Ce passage en force a été peu apprécié et Déby s’est mis à dos les bailleurs de fonds, même la France ne peut désormais plus jouer son rôle habituel car elle se mettrait en porte-à-faux trop visible aux yeux de l’opinion internationale.

Donc Déby est actuellement lâché par tout le monde sauf son sous-clan direct.

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Depuis Depuis deux mois, un grand nombre de responsables zaghawas sont entrés en rébellion et ont rejoint des mouvements armés. La plupart se dirigent vers la vaste zone frontalière avec le Soudan, où d’anciens mouvements rebelles ont déjà leur base. La raison est que soit ils ont été mis à l’écart comme les Erdimi (qui se posent désormais en chefs de la rébellion) et donc ne profitaient plus comme auparavant, soit ils anticipent le changement de Président et veulent se positionner en force. Certains observateurs tchadiens notamment des sudistes chrétiens voient dans cette dislocation de l’unité zaghawa une manipulation concertée des zaghawas eux mêmes qui organisent ainsi un changement d’homme pour mieux préserver la zaghawacratie. La situation est donc assez confuse, le Darfour soudanais étant déjà parcouru de multiples mouvements armés et autres Djandjawids, il est difficile de savoir qui manipule qui. Après de multiples escarmouches, l’attaque de la ville frontalière d’Adré a donné le signal de départ des choses sérieuses. Attaque menée par les rebelles du RDL, un des plus anciens mouvements rebelles tchadiens au Soudan, non zaghawa celui là et pour cause puisqu’il appuyait les Djandjawids qui massacraient les zaghawas soudanais au Darfour. Les rebelles y ont essuyé une défaite sérieuse, avec plus de 150 morts dans leur camp. Mais l’ampleur des désertions actuelles dans l’armée et dans la garde présidentielle laisse augurer d’autres opérations.

Le rôle du gouvernement soudanais n’est pas très net dans ces troubles, et il est clair qu’il tente de placer ses pions en soutenant un changement de régime au Tchad qui lui soit plus favorable par le biais de mouvements rebelles, en l’occurrence le RDL probablement. Par contre les autres mouvements rebelles zaghawas n’ont probablement rien à voir avec le gouvernement soudanais et sont allés se réfugier dans cette zone frontalière car elle est difficilement contrôlable, et c’est aussi leur région d’origine. Les déclarations du régime de Déby sur une « guerre du Tchad avec le Soudan » vise surtout à attirer des soutiens extérieurs, notamment en argent et en armes, et peut-être à tenter illusoirement de ressouder la population du Tchad autout de Déby contre un agresseur étranger.

On comprend mieux les déclarations de la France qui se déclare attentive à la situation, et pour cause elle doit trouver rapidement une stratégie de remplacement à celle de faire réélire Déby en 2006, car pour ce dernier les carottes ont l’air cuites. Les effectifs militaires ont été augmenté, notamment leur présence à l’Est (nul doute que l’attaque d’Adré fut anticipée non pas par les « services de renseignement tchadiens » mais par la surveillance aérienne de l’armée française), et des officiels viennent en mission pour analyser la situation. Cette position est soigneusement relayée par les médias habituels qui présentent la crise comme ayant débuté avec l’aggravation de la maladie de Déby et la volonté de modifier la belle loi du projet pétrolier « modèle ». Alors que les germes de cette crise étaient clairs dès la mise en coupe réglée du pays par les zaghawas avec le soutien de la France s’il vous plaît.

Le remue-ménage zaghawa est peut-être l’arbre qui cache la forêt, et la France en y accordant trop d’attention sera peut-être précipitée vers la porte de sortie (la finesse d’analyse stratégique n’étant pas le fort de la « politique africaine » du Quai d’Orsay), car tapis dans l’ombre de nouveaux acteurs attendent probablement leur heure. La crainte des responsables français des « affaires africaines » serait que les Etats-Unis mettent le Tchad dans leur pré-carré. Ce sont déjà eux qui contrôlent l’exploitation du pétrole via Esso et ils ont donc de forts intérêts économiques à ce que la situation ne dégénère pas. De plus ils font très attention à ce que les ethnies arabes du Tchad ne profitent pas de la situation pour prendre le pouvoir, par crainte d’une islamisation du régime. On prête donc aux Etats-Unis l’intention de préparer un retour au pouvoir des Sudistes chrétiens pour endiguer ce risque, mais vu d’ici les Sudistes ont toujours l’air incroyablement passifs et résignés devant les événements, alors qu’ils sont les plus nombreux et les mieux formés, mais trente ans de répression plus ou moins forte les ont habitué à la prudence.

Une autre alternative serait un retour au pouvoir des Goranes, l’ethnie de Hisseine Habré. Ceux-ci auraient plus de chances de recevoir un appui extérieur (au contraire des Arabes et des Sudistes, dont l’arrivée au pouvoir ferait probablement éclater une nouvelle vraie guerre civile). Un bon nombre d’entre eux sont restés positionnés dans les rouages de l’administration et de l’armée depuis la chute de Habré. Ils ont l’avantage d’être plus métissés avec les autres ethnies du Tchad que les Zaghawas (au contraire caractérisés par une forte consanguinité et un « autisme » affligeant) et beaucoup sont formés et font preuve d’une certaine vision (là aussi au contraire des Zaghawas dont la seule logique consiste à piller à court terme).

Ou alors Déby réussira contre toute attente à se maintenir au pouvoir, mais je n’ai aucune idée de comment il va pouvoir y parvenir. A voir.

Voilà pour cette petite analyse personnelle de la situation au Tchad.

Paulo

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P.-S.

Voir aussi un autre article du 27/12 du Monde

Notes

[1Edition du 28 décembre du journal-papier Le Monde

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