Un « sociologue dans la cité » à Vaulx

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300 personnes à Vaulx-en-Velin le 10 février pour la rencontre-débat avec le sociologue Stéphane Beaud.
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Stéphane Beaud est chercheur au laboratoire CSU (Cultures et Sociétés Urbaines) du CNRS et au laboratoire de sciences sociales à l’ENS-Ulm. Il est aussi professeur de sociologie à Nantes. Depuis une quinzaine d’années, il travaille avec son ami et sociologue Michel Pialoux sur les classes populaires françaises et sur la crise du monde ouvrier. Il a publié plusieurs ouvrages à la suite de longues enquêtes de terrain. Ainsi "Retour sur la condition ouvrière" se penche sur la crise du modèle ouvrier. "80% au Bac... et après ?" s’interroge sur les effets de la démocratisation scolaire dans les milieux populaires. En 2003, dans "Violences urbaines, violences sociales", les auteurs relataient les violences dont sont victimes les jeunes français issus de l’immigration, les discriminations en tous genres et la misère socio-économique. Michel Pialoux et Stéphane concluent ainsi l’étude : « Autant de bombes à retardement ! ... »

Il est 19h. Nous arrivons au Mas du Taureau et entrons dans la Bibliothèque Georges Perec. La salle est déjà comble, nous sommes parmi les derniers arrivants. On s’assied sur une table dans le fond. Tout comme une bibliothécaire présente, nous comptons 300 personnes. Les organisateurs et le chercheur sont agréablement surpris par cette venue en masse pour le sociologue. Le public est assez hétérogène. Toutes les classes d’âges sont représentées. Il y a pas mal de jeunes entre 15 et 25 ans et presque autant de filles que de garçons venus de Vaulx. Cette présence fait plaisir.

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- Tout le monde s’installe. Le « sociologue dans la cité » prend alors la parole et introduit le débat qui va suivre. Stéphane Beaud définit ce qu’est pour lui la sociologie et ce qu’il a essayé de mettre en pratique par ses travaux. Il revendique une filiation avec de Pierre Bourdieu en considérant que la sociologie doit donner des armes aux dominés : « il faut donner la parole à des groupes, des membres, des individus, qu’on n’entend pas beaucoup et qui ont des choses à dire » ; « la parole des gens dit ‘ordinaires’ est intéressante ». Ainsi le travail du sociologue est d’établir le plus finement possible un diagnostic le plus objectif possible pour que les militants puisse établir des lignes d’analyses et donc au final d’actions. Le sociologue et le militant allant de pair dans une optique de transformation sociale.

Cependant le sociologue ne doit pas s’empêcher de critiquer, de donner son avis, au contraire. L’objectivité ne doit pas se transformer en froideur scientifique, même si cela est souvent reproché aux chercheurs en sciences humaines, comme ce fut d’ailleurs le cas au moment du débat, lorsqu’une jeune fille de Vaulx fait part de son ‘ras-le-bol’ d’être prise comme une « bête de foire »[...] « on se sent rabaissés. »

- Après cette brève introduction, un échange de questions - réponses se fait entre le public et le sociologue. Les questions sont nombreuses et souvent passionnées. Les sujets abordés reviennent bien entendu sur les banlieues et une polémique se fait autour du livre publié avec Younes Amrani, « Un jeune des cités » de la banlieue lyonnaise ; mais aussi sur la classe ouvrière et sa condition à l’heure actuelle.

Ainsi Stéphane Beaud nous apprend qu’il y a une histoire sociale, et que la sociologie ne peut pas en faire l’impasse. « Les mécanismes sociaux sont historiques. Ils se sédimentent dans le temps. » La classe ouvrière ne s’est construite en France qu’entre 1936 et 1945, les campagnes résistant jusqu’alors fortement à la prolétarisation industrielle.
Pour comparer, en Angleterre, en 1940, la Working Class est déjà constituée en tant que classe sociale propre, avec une certaine conscience. À partir de là, elle a pu développer sa culture et un sentiment de fierté.

Actuellement, on assiste à un affaiblissement collectif de la résistance ouvrière. Le rapport de force est fortement en faveur des dominants. Pourtant S. Beaud nous rappelle que pour que les mouvements sociaux naissent, il a fallu des luttes, des combats, des morts. Les patrons n’ont pas donné des droits comme cela, il a fallu se battre, lutter. Il y a du sang d’ouvriers sur nos acquis sociaux. De plus, les classes moyennes sont devenues peureuses, l’inquiétude a grandi dans leurs rangs, elles cherchent désormais à se démarquer des classes populaires.

« On ne peut donc pas se contenter de dire que les émeutes ne sont qu’un coup de colère [...] elles sont à analyser en termes de révoltes sociales. » Ces révoltes expriment une colère face aux attaques de la police et aux différentes politiques sociales depuis des décennies. Qu’a-t-on fait pour les jeunes de 12 à 17 ans qui sont mal à l’école ? Rien. « À quoi bon l’école ? » se demandent les cadets qui voient leurs aînés qui sont allés à l’école et qui maintenant sont au chômage ou vont de petits boulots en petits boulots. « La réponse de Villepin n’est pas adaptée ». Il se dit qu’on va les envoyer au travail, « on va les éduquer », ça ne peut pas leur faire de mal. Son intervention est un retour à la force.

Un des problèmes est aussi pour S. Beaud que les travailleurs sociaux sont essentiels mais que l’on a perverti leur rôle. « Nous sommes dans une logique de régression. » Ensuite comme le faisait remarquer une jeune intervenante du public, on peut avoir Bac +4 et galérer. En effet, la discrimination à l’embauche est double. Elle prend d’abord un caractère raciste (on embauche Paul et pas Ahmed), puis elle s’alourdit d’une exclusion géographique (on embauche Paul de Lyon et pas Ahmed de Vaulx). La justice sélective est aussi considérée comme un facteur de révolte pour ces jeunes. « Un bourgeois avec chichon, on lui dit : “tu ne recommenceras plus”, alors qu’un beur avec un chichon aussi, on l’envoie en taule. »

Le débat se finit sur un début de polémique autour du livre d’entretien avec Younes Amrani. S. Beaud appuie sur le fait que ce livre est un témoignage d’un individu. La question de ce livre est de comprendre la souffrance sociale. « Qu’est-ce que ça veut dire être pauvre ? » « Quel avenir pour les jeunes des classes populaires, dans les milieux populaires ? »

- C’est ainsi que se termine le débat et que Stéphane Beaud conclut en encourageant au militantisme. « Il y a encore en France une volonté politique. » Il faut se réapproprier la politique. Les formes d’universités populaires sont importantes pour que l’héritage révolutionnaire se poursuivre. « Marx a dit ‘La France est une nation politique’ ; il faut poursuivre l’héritage révolutionnaire par les débats, les discussions, etc. ».
Et nous finirons en ajoutant : pas seulement.

P.-S.

Voici le livre

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dont il a été beaucoup question lors de ce débat à la Bibliothèque Georges Pérec au Mas du Taureau : « Pays de malheur, un jeune de cité écrit à un sociologue », dont les auteurs sont Stéphane Beaud et Younès Amrani (ed. La Découverte, 2004).

Un jeune homme, emploi-jeune dans une bibliothèque de la banlieue lyonnaise, lit le livre de Stéphane Beaud « 80 % au bac et après ? », et engage une longue correspondance électronique avec Stéphane Beaud qui l’incite à raconter ses expériences. Younès a une double socialisation, l’une scolaire, marquée par l’échec et la culpabilité, et l’autre résidentielle, celle de la cité, constitutive de son être et en même temps menaçante. C’est un texte revendicatif : Younès souhaite se faire entendre et révéler sa souffrance quotidienne car il cherche à se construire une vie différente, tout en restant d’une totale fidélité à l’égard de ses amis du quartier.

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