L’Insurrection qui vient

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Rien ne manque au triomphe de la civilisation. Ni la terreur politique ni la misère affective.
Ni la stérilité universelle.
Le désert ne peut plus croître : il est partout.
Mais il peut encore s’approfondir.
Devant l’évidence de la catastrophe, il y a ceux qui s’indignent et ceux qui prennent acte, ceux qui dénoncent et ceux qui s’organisent.
Le Comité Invisible est du côté de ceux qui s’organisent.

Sommaire

- Sous quelque angle...
- Premier cercle
- Deuxième cercle
- Troisième cercle
- Quatrième cercle
- Cinquième cercle
- Sixième cercle
- Septième cercle
- En route !
- Se trouver
- S’organiser
- Insurrection

Sous quelque angle...

Sous quelque angle qu’on le prenne, le présent est
sans issue. Ce n’est pas la moindre de ses vertus.
À ceux qui voudraient absolument espérer, il
dérobe tout appui. Ceux qui prétendent détenir
des solutions sont démentis dans l’heure. C’est une
chose entendue que tout ne peut aller que de mal
en pis. « Le futur n’a plus d’avenir » est la sagesse
d’une époque qui en est arrivée, sous ses airs d’extrême
normalité, au niveau de conscience des premiers
punks.

La sphère de la représentation politique se clôt.
De gauche à droite, c’est le même néant qui prend
des poses de cador ou des airs de vierge, les mêmes
têtes de gondole qui échangent leurs discours
d’après les dernières trouvailles du service communication.
Ceux qui votent encore donnent l’impression
de n’avoir plus d’autre intention que de
faire sauter les urnes à force de voter en pure protestation.
On commence à deviner que c’est en fait
contre le vote lui-même que l’on continue de voter.
Rien de ce qui se présente n’est, de loin, à la hauteur
de la situation. Dans son silence même, la population semble infiniment plus adulte que tous
les pantins qui se chamaillent pour la gouverner.
N’importe quel chibani de Belleville est plus sage
dans ses paroles qu’aucun de nos soi-disant dirigeants
dans toutes ses déclarations. Le couvercle
de la marmite sociale se referme à triple cran tandis
qu’à l’intérieur la pression ne cesse de monter.
Parti d’Argentine, le spectre du Que se vayan
todos !
commence à sérieusement hanter les têtes
dirigeantes.

L’incendie de novembre 2005 n’en finit plus de
projeter son ombre sur toutes les consciences. Ces
premiers feux de joie sont le baptême d’une décennie
pleine de promesses. Le conte médiatique des
banlieues-contre-la-République, s’il ne manque
pas d’efficacité, manque la vérité. Des foyers ont
pris jusque dans les centres-villes, qui ont été méthodiquement
tus. Des rues entières de Barcelone ont
brûlé en solidarité, sans que nul n’en sache rien
que leurs habitants. Et il n’est même pas vrai que
le pays ait depuis lors cessé de flamber. On trouve
parmi les inculpés toutes sortes de profils que n’unifie
guère que la haine de la société existante, et non
l’appartenance de classe, de race ou de quartier.
L’inédit ne réside pas dans une « révolte des banlieues
 » qui n’était déjà pas nouvelle en 1980, mais
dans la rupture avec ses formes établies. Les
assaillants n’écoutent plus personne, ni les grands
frères ni l’association locale qui devrait gérer le retour à la normale. Aucun SOS Racisme ne pourra
plonger ses racines cancéreuses dans cet événement-
là, à quoi seules la fatigue, la falsification et
l’omertà médiatiques ont pu feindre de mettre un
terme. Toute cette série de frappes nocturnes, d’attaques
anonymes, de destructions sans phrases a
eu le mérite d’ouvrir à son maximum la béance
entre la politique et le politique. Nul ne peut honnêtement
nier la charge d’évidence de cet assaut
qui ne formulait aucune revendication, aucun message
autre que de menace ; qui n’avait que faire
de la politique. Il faut être aveugle pour ne pas voir
tout ce qu’il y a de purement politique dans cette
négation résolue de la politique ; ou ne rien connaître
aux mouvements autonomes de la jeunesse depuis
trente ans. On a brûlé en enfants perdus les premiers
bibelots d’une société qui ne mérite pas plus
d’égards que les monuments de Paris à la fin de
la Semaine sanglante, et qui le sait.

Il n’y aura pas de solution sociale à la situation présente.
D’abord parce que le vague agrégat de
milieux, d’institutions et de bulles individuelles
que l’on appelle par antiphrase « société » est sans
consistance, ensuite parce qu’il n’y a plus de langage
pour l’expérience commune. Et l’on ne partage
pas des richesses si l’on ne partage pas un
langage. Il a fallu un demi-siècle de lutte autour
des Lumières pour fondre la possibilité de la
Révolution française, et un siècle de lutte autour du travail pour accoucher du redoutable « État providence
 ». Les luttes créent le langage dans lequel
se dit le nouvel ordre. Rien de semblable aujourd’hui.
L’Europe est un continent désargenté qui
va faire en cachette ses courses chez Lidl et voyage
en low cost pour encore voyager. Aucun des « problèmes
 » qui se formulent dans le langage social
n’y admet de résolution. La « question des
retraites », celle de la « précarité », des « jeunes »
et de leur « violence » ne peuvent que rester en suspens,
pendant que l’on gère policièrement les passages
à l’acte toujours plus saisissants qu’elles
recouvrent. On n’arrivera pas à enchanter le fait
de torcher à vil prix des vieillards abandonnés des
leurs et qui n’ont rien à dire. Ceux qui ont trouvé
dans les voies criminelles moins d’humiliation et
plus de bénéfices que dans l’entretien de surfaces
ne rendront pas leurs armes, et la prison ne leur
inculquera pas l’amour de la société. La rage de
jouir des hordes de retraités ne supportera pas à
plat ventre des coupes sombres dans ses rentes
mensuelles, et ne peut que s’exciter davantage
devant le refus du travail d’une large fraction de la
jeunesse. Pour finir, aucun revenu garanti accordé
au lendemain d’un quasi-soulèvement ne posera
les bases d’un nouveau New Deal, d’un nouveau
pacte, d’une nouvelle paix. Le sentiment social s’est
bien trop évaporé pour cela.
En fait de solution, la pression pour que rien ne
se passe
, et avec elle le quadrillage policier du territoire, ne vont cesser de s’accentuer. Le drone qui,
de l’aveu même de la police, a survolé le 14 juillet
dernier la Seine-Saint-Denis dessine le futur en
couleurs plus franches que toutes les brumes humanistes.
Que l’on ait pris le soin de préciser qu’il
n’était pas armé énonce assez clairement dans
quelle voie nous sommes engagés. Le territoire
sera découpé en zones toujours plus étanches. Des
autoroutes placées en bordure d’un « quartier sensible
 » font un mur invisible et tout à fait à même
de le séparer des zones pavillonnaires. Quoi qu’en
pensent les bonnes âmes républicaines, la gestion
des quartiers « par communauté » est de notoriété
la plus opérante. Les portions purement métropolitaines
du territoire, les principaux centres-villes,
mèneront dans une déconstruction toujours
plus retorse, toujours plus sophistiquée, toujours
plus éclatante, leur vie luxueuse. Elles éclaireront
toute la planète de leur lumière de bordel pendant
que les patrouilles de la BAC, de compagnies de
sécurité privées, bref : les milices, se multiplieront
à l’infini, tout en bénéficiant d’une couverture judiciaire
toujours plus impudente.

L’impasse du présent, partout perceptible, est partout
déniée. Jamais tant de psychologues, de sociologues
et de littérateurs ne s’y seront employés,
chacun dans son jargon spécial où la conclusion
est spécialement manquante. Il suffit d’entendre
les chants de l’époque, les bluettes de la « nouvelle chanson française » où la petite bourgeoisie dissèque
ses états d’âme et les déclarations de guerre
de la mafia K’1Fry, pour savoir qu’une coexistence
cessera bientôt, qu’une décision est proche.

Ce livre est signé d’un nom de collectif imaginaire.
Ses rédacteurs n’en sont pas les auteurs. Ils se sont
contentés de mettre un peu d’ordre dans les lieux
communs de l’époque, dans ce qui se murmure aux
tables des bars, derrière la porte close des chambres
à coucher. Ils n’ont fait que fixer les vérités nécessaires,
celles dont le refoulement universel remplit
les hôpitaux psychiatriques et les regards de
peine. Ils se sont faits les scribes de la situation.
C’est le privilège des circonstances radicales que
la justesse y mène en bonne logique à la révolution.
Il suffit de dire ce que l’on a sous les yeux et
de ne pas éluder la conclusion.

Premier cercle
« I AM WHAT I AM »

« I AM WHAT I AM. » C’est la dernière offrande
du marketing au monde, le stade ultime de l’évolution
publicitaire, en avant, tellement en avant de
toutes les exhortations à être différent, à être soi-même
et à boire Pepsi. Des décennies de concepts
pour en arriver là, à la pure tautologie. JE = JE. Il
court sur un tapis roulant devant le miroir de son
club de gym. Elle revient du boulot au volant de
sa Smart. Vont-ils se rencontrer ?
« JE SUIS CE QUE JE SUIS. » Mon corps
m’appartient. Je suis moi, toi t’es toi, et ça va mal.
Personnalisation de masse. Individualisation de
toutes les conditions – de vie, de travail, de malheur.
Schizophrénie diffuse. Dépression rampante.
Atomisation en fines particules paranoïaques.
Hystérisation du contact. Plus je veux être Moi,
plus j’ai le sentiment d’un vide. Plus je m’exprime,
plus je me taris. Plus je me cours après, plus je
suis fatiguée. Je tiens, tu tiens, nous tenons notre
Moi comme un guichet fastidieux. Nous sommes
devenus les représentants de nous-mêmes – cet
étrange commerce, les garants d’une personnalisation
qui a tout l’air, à la fin, d’une amputation.
Nous assurons jusqu’à la ruine avec une maladresse
plus ou moins déguisée.
En attendant, je gère. La quête de soi, mon blog,
mon appart, les dernières conneries à la mode,
les histoires de couple, de cul… ce qu’il faut de
prothèses pour faire tenir un Moi ! Si « la société »
n’était pas devenue cette abstraction définitive, elle
désignerait l’ensemble des béquilles existentielles
que l’on me tend pour me permettre de me traîner
encore, l’ensemble des dépendances que j’ai
contractées pour prix de mon identité. Le handicapé
est le modèle de la citoyenneté qui vient
. Ce n’est
pas sans prémonition que les associations qui l’exploitent
revendiquent à présent pour lui le « revenu
d’existence ».

L’injonction, partout, à « être quelqu’un » entretient
l’état pathologique qui rend cette société
nécessaire. L’injonction à être fort produit la faiblesse
par quoi elle se maintient, à tel point que
tout semble prendre un aspect thérapeutique, même
travailler, même aimer. Tous les « ça va ? » qui
s’échangent en une journée font songer à autant
de prises de température que s’administrent les uns
aux autres une société de patients. La sociabilité
est maintenant faite de mille petites niches, de mille
petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est toujours
mieux que le grand froid dehors. Où tout est
faux, car tout n’est que prétexte à se réchauffer. Où
rien ne peut advenir parce que l’on y est sourdement occupé à grelotter ensemble. Cette société
ne tiendra bientôt plus que par la tension de tous
les atomes sociaux vers une illusoire guérison. C’est
une centrale qui tire son turbinage d’une gigantesque
retenue de larmes toujours au bord de se
déverser.

« I AM WHAT I AM. » Jamais domination n’avait
trouvé mot d’ordre plus insoupçonnable. Le maintien
du Moi dans un état de demi-délabrement permanent,
dans une demi-défaillance chronique est
le secret le mieux gardé de l’ordre des choses actuel.
Le Moi faible, déprimé, autocritique, virtuel est
par essence ce sujet indéfiniment adaptable que
requiert une production fondée sur l’innovation,
l’obsolescence accélérée des technologies, le bouleversement
constant des normes sociales, la flexibilité
généralisée. Il est à la fois le consommateur
le plus vorace et, paradoxalement, le Moi le plus productif,
celui qui se jettera avec le plus d’énergie et
d’avidité sur le moindre projet, pour revenir plus
tard à son état larvaire d’origine.
« CE QUE JE SUIS », alors ? Traversé depuis
l’enfance de flux de lait, d’odeurs, d’histoires, de
sons, d’affections, de comptines, de substances, de
gestes, d’idées, d’impressions, de regards, de chants
et de bouffe. Ce que je suis ? Lié de toutes parts à
des lieux, des souffrances, des ancêtres, des amis,
des amours, des événements, des langues, des souvenirs,
à toutes sortes de choses qui, de toute évidence, ne sont pas moi. Tout ce qui m’attache au
monde, tous les liens qui me constituent, toutes
les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité,
comme on m’incite à la brandir, mais une existence,
singulière, commune, vivante, et d’où émerge
par endroits, par moments, cet être qui dit « je ».
Notre sentiment d’inconsistance n’est que l’effet
de cette bête croyance dans la permanence du Moi,
et du peu de soin que nous accordons à ce qui nous
fait.
Il y a un vertige à voir ainsi trôner sur un gratte-ciel
de Shanghaï le « I AM WHAT I AM » de
Reebok. L’Occident avance partout, comme son
cheval de Troie favori, cette tuante antinomie entre
le Moi et le monde, l’individu et le groupe, entre
attachement et liberté. La liberté n’est pas le geste
de se défaire de nos attachements, mais la capacité
pratique à opérer sur eux, à s’y mouvoir, à les établir
ou à les trancher. La famille n’existe comme
famille, c’est-à-dire comme enfer, que pour celui
qui a renoncé à en altérer les mécanismes débilitants,
ou ne sait comment faire. La liberté de s’arracher
a toujours été le fantôme de la liberté. On
ne se débarrasse pas de ce qui nous entrave sans
perdre dans le même temps ce sur quoi nos forces
pourraient s’exercer.
« I AM WHAT I AM », donc, non un simple
mensonge, une simple campagne de publicité, mais
une campagne militaire, un cri de guerre dirigé
contre tout ce qu’il y a entre les êtres, contre tout ce qui circule indistinctement, tout ce qui les lie
invisiblement, tout ce qui fait obstacle à la parfaite
désolation, contre tout ce qui fait que nous existons
et que le monde n’a pas partout l’aspect d’une autoroute,
d’un parc d’attraction ou d’une ville nouvelle
 : ennui pur, sans passion et bien ordonné,
espace vide, glacé, où ne transitent plus que des
corps immatriculés, des molécules automobiles et
des marchandises idéales.

La France n’est pas la patrie des anxiolytiques, le
paradis des antidépresseurs, la Mecque de la
névrose sans être simultanément le champion européen
de la productivité horaire. La maladie, la
fatigue, la dépression, peuvent être prises comme
les symptômes individuels de ce dont il faut guérir.
Elles travaillent alors au maintien de l’ordre
existant, à mon ajustement docile à des normes
débiles, à la modernisation de mes béquilles. Elles
recouvrent la sélection en moi des penchants
opportuns, conformes, productifs, et de ceux dont
il va falloir faire gentiment le deuil. « Il faut savoir
changer, tu sais. » Mais, prises comme faits, mes
défaillances peuvent aussi amener au démantèlement
de l’hypothèse du Moi. Elles deviennent alors
actes de résistance dans la guerre en cours. Elles
deviennent rébellion et centre d’énergie contre
tout ce qui conspire à nous normaliser, à nous
amputer. Le Moi n’est pas ce qui chez nous est en crise,
mais la forme que l’on cherche à nous imprimer
. On veut faire de nous des Moi bien délimités, bien
séparés, classables et recensables par qualités, bref :
contrôlables, quand nous sommes créatures parmi
les créatures, singularités parmi nos semblables,
chair vivante tissant la chair du monde.
Contrairement à ce que l’on nous répète depuis
l’enfance, l’intelligence, ce n’est pas de savoir
s’adapter – ou si c’est une intelligence, c’est celle
des esclaves. Notre inadaptation, notre fatigue
ne sont des problèmes que du point de vue de ce qui
veut nous soumettre. Elles indiquent plutôt un
point de départ, un point de jonction pour des complicités
inédites. Elles font voir un paysage autrement
plus délabré, mais infiniment plus partageable
que toutes les fantasmagories que cette société
entretient sur son compte.
Nous ne sommes pas déprimés, nous sommes
en grève. Pour qui refuse de se gérer, la « dépression
 » n’est pas un état, mais un passage, un au
revoir, un pas de côté vers une désaffiliation politique.
À partir de là, il n’y a pas de conciliation autre
que médicamenteuse, et policière. C’est bien pour
cela que cette société ne craint pas d’imposer la
Ritaline à ses enfants trop vivants, tresse à tout
va des longes de dépendances pharmaceutiques et
prétend détecter dès trois ans les « troubles du comportement
 ». Parce que c’est l’hypothèse du Moi
qui partout se fissure.

Deuxième cercle
« Le divertissement est un besoin vital »

Un gouvernement qui déclare l’état d’urgence
contre des gamins de quinze ans. Un pays qui met
son salut entre les mains d’une équipe de footballeurs.
Un flic dans un lit d’hôpital qui se plaint
d’avoir été victime de « violences ». Un préfet qui
prend un arrêté contre ceux qui se construisent des
cabanes dans les arbres. Deux enfants de dix ans,
à Chelles, inculpés pour l’incendie d’une ludothèque.
Cette époque excelle dans un certain grotesque
de situation qui semble à chaque fois lui
échapper. Il faut dire que les médiatiques ne ménagent
pas leurs efforts pour étouffer dans les registres
de la plainte et de l’indignation l’éclat de rire qui
devrait accueillir de pareilles nouvelles.
Un éclat de rire déflagrant, c’est la réponse ajustée
à toutes les graves « questions » que se plaît à
soulever l’actualité. Pour commencer par la plus
rebattue : il n’y a pas de « question de l’immigration
 ». Qui grandit encore là où il est né ? Qui
habite là où il a grandi ? Qui travaille là où il habite ?
Qui vit là où vivaient ses ancêtres ? Et de qui sont-ils,
les enfants de cette époque, de la télé ou de leurs
parents ? La vérité, c’est que nous avons été arrachés en masse à toute appartenance, que nous ne
sommes plus de nulle part, et qu’il résulte de cela,
en même temps qu’une inédite disposition au tourisme,
une indéniable souffrance. Notre histoire
est celle des colonisations, des migrations, des
guerres, des exils, de la destruction de tous les enracinements.
C’est l’histoire de tout ce qui a fait de
nous des étrangers dans ce monde, des invités dans
notre propre famille. Nous avons été expropriés
de notre langue par l’enseignement, de nos chansons
par la variété, de nos chairs par la pornographie
de masse, de notre ville par la police, de nos
amis par le salariat. À cela s’ajoute, en France, le
travail féroce et séculaire d’individualisation par
un pouvoir d’État qui note, compare, discipline et
sépare ses sujets dès le plus jeune âge, qui broie par
instinct les solidarités qui lui échappent afin que
ne reste que la citoyenneté, la pure appartenance,
fantasmatique, à la République. Le Français est
plus que tout autre le dépossédé, le misérable. Sa
haine de l’étranger se fond avec sa haine de soi
comme étranger. Sa jalousie mêlée d’effroi pour
les « cités » ne dit que son ressentiment pour tout
ce qu’il a perdu. Il ne peut s’empêcher d’envier ces
quartiers dits de « relégation » où persistent encore
un peu d’une vie commune, quelques liens entre
les êtres, quelques solidarités non étatiques, une
économie informelle, une organisation qui ne s’est
pas encore détachée de ceux qui s’organisent. Nous
en sommes arrivés à ce point de privation où la seule façon de se sentir Français est de pester contre
les immigrés, contre ceux qui sont plus visiblement
des étrangers comme moi. Les immigrés tiennent
dans ce pays une curieuse position de souveraineté
 : s’ils n’étaient pas là, les Français n’existeraient
peut-être plus
.

La France est un produit de son école, et non l’inverse.
Nous vivons dans un pays excessivement
scolaire, où l’on se souvient du passage du bac
comme d’un moment marquant de la vie. Où des
retraités vous parlent encore de leur échec, quarante
ans plus tôt, à tel ou tel examen, et combien
cela a grevé toute leur carrière, toute leur vie.
L’école de la République a formé depuis un siècle
et demi un type de subjectivités étatisées, reconnaissables
entre toutes. Des gens qui acceptent la
sélection et la compétition à condition que les
chances soient égales. Qui attendent de la vie que
chacun y soit récompensé comme dans un
concours, selon son mérite. Qui demandent toujours
la permission avant de prendre. Qui respectent
muettement la culture, les règlements et les
premiers de la classe. Même leur attachement à
leurs grands intellectuels critiques et leur rejet
du capitalisme sont empreints de cet amour de
l’école. C’est cette construction étatique des subjectivités
qui s’effondre chaque jour un peu plus
avec la décadence de l’institution scolaire. La réapparition,
depuis vingt ans, de l’école et de la culture de la rue en concurrence de l’école de la
République et de sa culture en carton est le plus
profond traumatisme que subit actuellement l’universalisme
français. Sur ce point, la droite la plus
extrême se réconcilie par avance avec la gauche la
plus virulente. Le seul nom de Jules Ferry, ministre
de Thiers durant l’écrasement de la Commune et
théoricien de la colonisation, devrait pourtant suffire
à nous rendre suspecte cette institution.
Quant à nous, lorsque nous voyons des profs
issus d’on ne sait quel « comité de vigilance
citoyen » venir pleurnicher au 20-Heures qu’on
leur a brûlé leur école, nous nous souvenons combien
de fois, enfants, nous en avions rêvé. Lorsque
nous entendons un intellectuel de gauche éructer
sur la barbarie des bandes de jeunes qui hèlent
les passants dans la rue, volent à l’étalage, incendient
des voitures et jouent au chat et à la souris
avec les CRS, nous nous rappelons ce qui se disait
des blousons noirs dans les années 1960 ou, mieux,
des apaches à la « Belle Époque » : « Sous le nom
générique d’apaches – écrit un juge au tribunal de
la Seine en 1907 –, il est de mode de désigner
depuis quelques années tous les individus dangereux,
ramassis de la récidive, ennemis de la société,
sans patrie ni famille, déserteurs de tous les devoirs,
prêts aux plus audacieux coups de mains, à tous les
attentats contre les personnes ou les propriétés. »
Ces bandes qui fuient le travail, prennent le nom
de leur quartier et affrontent la police sont le cauchemar du bon citoyen individualisé à la française :
ils incarnent tout ce à quoi il a renoncé, toute la
joie possible et à laquelle il n’accédera jamais. Il
y a de l’impertinence à exister dans un pays où un
enfant que l’on prend à chanter à son gré se fait
inévitablement rabrouer d’un « arrête, tu vas faire
pleuvoir ! », où la castration scolaire débite à flux
tendu des générations d’employés policés. L’aura
persistante de Mesrine tient moins à sa droiture et
à son audace qu’au fait d’avoir entrepris de se venger
de ce dont nous devrions tous nous venger. Ou
plutôt dont nous devrions nous venger directement,
là où nous continuons à biaiser, à différer. Car il
ne fait pas de doute que par mille bassesses inaperçues,
par toutes sortes de médisances, par une petite
méchanceté glacée et une politesse venimeuse, le
Français ne cesse de se venger, en permanence et
contre tout, de l’écrasement à quoi il s’est résigné.
Il était temps que le nique la police ! prenne la place
du oui, monsieur l’agent ! En ce sens, l’hostilité sans
nuance de certaines bandes ne fait qu’exprimer
d’une manière un peu moins feutrée que d’autres
la mauvaise ambiance, le mauvais esprit de fond,
l’envie de destruction salvatrice où ce pays se
consume.

Appeler « société » le peuple d’étrangers au milieu
duquel nous vivons est une telle usurpation que
même les sociologues songent à renoncer à un
concept qui fut, pendant un siècle, leur gagne-pain. Ils préfèrent maintenant la métaphore du réseau
pour décrire la façon dont se connectent les solitudes
cybernétiques, dont se nouent les interactions
faibles connues sous les noms de « collègue »,
« contact », « pote », « relation » ou d’« aventure ».
Il arrive tout de même que ces réseaux se condensent
en un milieu, où l’on ne partage rien sinon des
codes et où rien ne se joue sinon l’incessante
recomposition d’une identité.

On perdrait son temps à détailler tout ce qu’il y a
d’agonisant dans les rapports sociaux existants. On
dit que la famille revient, que le couple revient.
Mais la famille qui revient n’est pas celle qui s’en
était allée. Son retour n’est qu’un approfondissement
de la séparation régnante, qu’elle sert à tromper,
devenant elle-même par là tromperie. Chacun
peut témoigner des doses de tristesse que condensent
d’année en année les fêtes de famille, ces sourires
laborieux, cet embarras de voir tout le monde
simuler en vain, ce sentiment qu’il y a un cadavre
posé là, sur la table, et que tout le monde fait comme si de rien n’était. De flirt en divorce, de
concubinage en recomposition, chacun ressent
l’inanité du triste noyau familial, mais la plupart
semblent juger qu’il serait plus triste encore d’y
renoncer. La famille, ce n’est plus tant l’étouffement
de l’emprise maternelle ou le patriarcat des
tartes dans la gueule que cet abandon infantile à
une dépendance cotonneuse, où tout est connu, ce moment d’insouciance face à un monde dont nul
ne peut plus nier qu’il s’écroule, un monde où
« devenir autonome » est un euphémisme pour
« avoir trouvé un patron ». On voudrait trouver
dans la familiarité biologique l’excuse pour corroder
en nous toute détermination un peu brisante,
pour nous faire renoncer, sous prétexte qu’on nous
a vu grandir, à tout devenir majeur comme à la gravité
qu’il y a dans l’enfance. De cette corrosion,
il faut se préserver.
Le couple est comme le dernier échelon de la
grande débâcle sociale. C’est l’oasis au milieu du
désert humain. On vient y chercher sous les auspices
de l’« intime » tout ce qui a si évidemment
déserté les rapports sociaux contemporains : la chaleur,
la simplicité, la vérité, une vie sans théâtre
ni spectateur. Mais passé l’étourdissement amoureux,
l’« intimité » tombe sa défroque : elle est elle-même
une invention sociale, elle parle le langage
des journaux féminins et de la psychologie, elle est
comme le reste blindée de stratégies jusqu’à l’écœurement.
Il n’y a pas là plus de vérité qu’ailleurs,
là aussi dominent le mensonge et les lois de l’étrangeté.
Et lorsque, par fortune, on l’y trouve, cette
vérité, elle appelle un partage qui dément la forme
même du couple. Ce par quoi des êtres s’aiment
est aussi bien ce qui les rend aimables, et ruine
l’utopie de l’autisme à deux.
En réalité, la décomposition de toutes les formes
sociales est une aubaine. C’est pour nous la condition idéale d’une expérimentation de masse, sauvage,
de nouveaux agencements, de nouvelles fidélités.
La fameuse « démission parentale » nous a
imposé une confrontation avec le monde qui a
forcé en nous une lucidité précoce et augure
quelques belles révoltes. Dans la mort du couple,
nous voyons naître de troublantes formes d’affectivité
collective, maintenant que le sexe est usé
jusqu’à la corde, que la virilité et la féminité ont
tout de vieux costumes mités, que trois décennies
d’innovations pornographiques continues ont
épuisé tous les attraits de la transgression et de la
libération. Ce qu’il y a d’inconditionnel dans les
liens de parenté, nous comptons bien en faire l’armature
d’une solidarité politique aussi impénétrable
à l’ingérence étatique qu’un campement
de gitans. Il n’y a pas jusqu’aux interminables subventions
que de nombreux parents sont acculés à
verser à leur progéniture prolétarisée qui ne puissent
devenir une forme de mécénat en faveur de
la subversion sociale. « Devenir autonome », cela
pourrait vouloir dire, aussi bien : apprendre à se
battre dans la rue, à s’accaparer des maisons vides,
à ne pas travailler, à s’aimer follement et à voler
dans les magasins.

Troisième cercle
« La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? »

Il n’y a pas de question plus embrouillée, en
France, que celle du travail. Il n’y a pas de rapport
plus tordu que celui des Français au travail. Allez
en Andalousie, en Algérie, à Naples. On y méprise
le travail, au fond. Allez en Allemagne, aux États-
Unis, au Japon. On y révère le travail. Les choses
changent, c’est vrai. Il y a bien des otaku au Japon,
des frohe Arbeitslose en Allemagne et des workaholics
en Andalousie. Mais ce ne sont pour l’heure
que des curiosités. En France, on fait des pieds
et des mains pour grimper dans la hiérarchie, mais
on se flatte en privé de n’en ficher pas une. On
reste jusqu’à dix heures du soir au boulot quand
on est débordé, mais on n’a jamais eu de scrupule
à voler de-ci de-là du matériel de bureau,
ou à ponctionner dans les stocks de la boîte des
pièces détachées qu’à l’occasion on revend. On
déteste les patrons, mais on veut à tout prix être
employé. Avoir un travail est un honneur, et travailler
une marque de servilité. Bref : le parfait
tableau clinique de l’hystérie. On aime en détestant,
on déteste en aimant. Et chacun sait quelle
stupeur et quel désarroi frappe l’hystérique lorsqu’il perd sa victime, son maître. Le plus souvent,
il ne s’en remet pas.
Dans ce pays foncièrement politique qu’est la
France, le pouvoir industriel a toujours été soumis
au pouvoir étatique. L’activité économique n’a
jamais cessé d’être soupçonneusement encadrée
par une administration tatillonne. Les grands
patrons qui ne sont pas issus de la noblesse d’État
façon Polytechnique-ENA sont les parias du monde
des affaires où l’on admet, en coulisse, qu’ils font
un peu pitié. Bernard Tapie est leur héros tragique :
adulé un jour, en taule le lendemain, intouchable toujours.
Qu’il évolue maintenant sur scène n’a rien
d’étonnant. En le contemplant comme on
contemple un monstre, le public français le tient
à bonne distance et, par le spectacle d’une si fascinante
infamie, se préserve de son contact. Malgré
le grand bluff des années 1980, le culte de l’entreprise
n’a jamais pris en France
. Quiconque écrit un livre
pour la vilipender s’assure un best-seller. Les managers,
leurs mœurs et leur littérature ont beau parader
en public, il reste autour d’eux un cordon
sanitaire de ricanement, un océan de mépris, une
mer de sarcasmes. L’entrepreneur ne fait pas partie
de la famille. À tout prendre, dans la hiérarchie
de la détestation, on lui préfère le flic. Être
fonctionnaire reste, contre vents et marées, contre
golden boys et privatisations, la définition entendue
du bon travail. On peut envier la richesse de
ceux qui ne le sont pas, on n’envie pas leur poste.
C’est sur le fond de cette névrose que les gouvernements
successifs peuvent encore déclarer la
guerre au chômage, et prétendre livrer la « bataille
de l’emploi » tandis que d’ex-cadres campent avec
leurs portables dans les tentes de Médecins du
monde sur les bords de la Seine. Quand les radiations
massives de l’ANPE peinent à faire descendre
le nombre des chômeurs au-dessous de deux millions
malgré tous les trucages statistiques. Quand
le RMI et le biz garantissent seuls, de l’avis même
des renseignements généraux, contre une explosion
sociale à tout moment possible. C’est l’économie
psychique des Français autant que la stabilité
politique du pays qui se joue dans le maintien de
la fiction travailliste.
Qu’on nous permette de nous en foutre.
Nous appartenons à une génération qui vit très
bien
sans cette fiction. Qui n’a jamais compté sur
la retraite ni sur le droit du travail, encore moins
sur le droit au travail. Qui n’est même pas « précaire
 » comme se plaisent à le théoriser les fractions
les plus avancées de la militance gauchiste,
parce qu’être précaire c’est encore se définir par
rapport à la sphère du travail, en l’espèce : à sa
décomposition
. Nous admettons la nécessité de trouver
de l’argent, qu’importent les moyens, parce
qu’il est présentement impossible de s’en passer,
non la nécessité de travailler. D’ailleurs, nous ne
travaillons plus : nous taffons. L’entreprise n’est pas
un lieu où nous existons, c’est un lieu que nous traversons. Nous ne sommes pas cyniques, nous
sommes juste réticents à nous faire abuser. Les discours
sur la motivation, la qualité, l’investissement
personnel glissent sur nous pour le plus grand
désarroi de tous les gestionnaires en ressources
humaines. On dit que nous sommes déçus de l’entreprise,
que celle-ci n’a pas honoré la loyauté de
nos parents, les a licenciés trop lestement. On
ment. Pour être déçu, il faut avoir espéré un jour.
Et nous n’avons jamais rien espéré d’elle : nous la
voyons pour ce qu’elle est et n’a jamais cessé d’être,
un jeu de dupes à confort variable. Nous regrettons
seulement pour nos parents qu’ils soient tombés
dans le panneau, deux du moins qui y ont cru.

La confusion des sentiments qui entoure la question
du travail peut s’expliquer ainsi : la notion
de travail a toujours recouvert deux dimensions
contradictoires : une dimension d’exploitation et
une dimension de participation. Exploitation de la
force de travail individuelle et collective par l’appropriation
privée ou sociale de la plus-value ; participation
à une œuvre commune par les liens qui
se tissent entre ceux qui coopèrent au sein de l’univers
de la production. Ces deux dimensions sont
vicieusement confondues dans la notion de travail,
ce qui explique l’indifférence des travailleurs, en
fin de compte, à la rhétorique marxiste, qui dénie
la dimension de participation, comme à la rhétorique
managériale, qui dénie la dimension d’exploitation. D’où, aussi, l’ambivalence du rapport
au travail, à la fois honni en tant qu’il nous rend
étranger à ce que nous faisons et adoré en tant que
c’est une part de nous-mêmes qui s’y joue. Le
désastre, ici, est préalable : il réside dans tout ce
qu’il a fallu détruire, dans tous ceux qu’il a fallu
déraciner pour que le travail finisse par apparaître
comme la seule façon d’exister. L’horreur du travail
est moins dans le travail lui-même que dans le
ravage méthodique, depuis des siècles, de tout ce
qui n’est pas lui : familiarités de quartier, de métier,
de village, de lutte, de parenté, attachement à des
lieux, à des êtres, à des saisons, à des façons de faire
et de parler.
Là réside le paradoxe actuel : le travail a triomphé
sans reste de toutes les autres façons d’exister,
dans le temps même où les travailleurs sont
devenus superflus. Les gains de productivité, la
délocalisation, la mécanisation, l’automatisation
et la numérisation de la production ont tellement
progressé qu’elles ont réduit à presque rien la quantité
de travail vivant nécessaire à la confection de
chaque marchandise. Nous vivons le paradoxe
d’une société de travailleurs sans travail, où la distraction,
la consommation, les loisirs ne font qu’accuser
encore le manque de ce dont ils devraient
nous distraire. La mine de Carmaux, qui se rendit
célèbre pendant un siècle pour ses grèves violentes,
a été reconvertie en Cap Découverte. C’est
un « pôle multiloisir » où l’on fait du skateboard et du vélo, et qui se signale par un « musée de la
Mine » dans lequel on simule des coups de grisou
pour les vacanciers.
Dans les entreprises, le travail se divise de façon
toujours plus visible en emplois hautement qualifiés
de recherche, conception, contrôle, coordination,
communication liés à la mise en œuvre
de tous les savoirs nécessaires au nouveau processus
de production cybernétisé, et en emplois
déqualifiés d’entretien et surveillance de ce processus.
Les premiers sont en petit nombre, très
bien payés et donc si convoités que la minorité qui
les accapare n’aurait pas idée d’en laisser une miette
lui échapper. Leur travail et eux ne font effectivement
qu’un en une étreinte angoissée. Managers,
scientifiques, lobbyistes, chercheurs, programmeurs,
développeurs, consultants, ingénieurs ne
cessent littéralement jamais de travailler. Même
leurs plans cul augmentent leur productivité. « Les
entreprises les plus créatives sont aussi celles où
les relations intimes sont les plus nombreuses »,
théorise un philosophe pour DRH. « Les collaborateurs
de l’entreprise, confirme celui de
Daimler-Benz, font partie du capital de l’entreprise
[…] Leur motivation, leur savoir-faire, leur
capacité d’innovation et leur souci des désirs de
la clientèle constituent la matière première des services
innovants […] Leur comportement, leur
compétence sociale et émotionnelle ont un poids
croissant dans l’évaluation de leur travail […] Celui-ci ne sera plus évalué en nombres d’heures
de présence mais sur la base des objectifs atteints
et de la qualité des résultats. Ils sont des entrepreneurs.
 »
L’ensemble des tâches qui n’ont pu être déléguées
à l’automation forment une nébuleuse de
postes qui, pour n’être pas occupables par des
machines, sont occupables par n’importe quels
humains – manutentionnaires, magasiniers, travailleurs
à la chaîne, saisonniers, etc. Cette maind’oeuvre
flexible, indifférenciée, qui passe d’une
tâche à une autre et ne reste jamais longtemps dans
une entreprise, ne peut plus s’agréger en une force,
n’étant jamais au centre du processus de production
mais comme pulvérisée dans une multitude
d’interstices, occupée à boucher les trous de ce qui
n’a pas été mécanisé. L’intérimaire est la figure
de cet ouvrier qui n’en est plus un, qui n’a plus
de métier mais des compétences qu’il vend au fil
de ses missions, et dont la disponibilité est encore
un travail.

En marge de ce cœur de travailleurs effectifs, nécessaires
au bon fonctionnement de la machine,
s’étend désormais une majorité devenue surnuméraire,
qui est certes utile à l’écoulement de la
production mais guère plus, et qui fait peser sur
la machine le risque, dans son désœuvrement, de
se mettre à la saboter. La menace d’une démobilisation
générale est le spectre qui hante le système de production présent. À la question « Pourquoi
travailler, alors ? », tout le monde ne répond pas
comme cette ex-Rmiste à Libération : « Pour mon
bien-être. Il fallait que je m’occupe. » Il y a un risque
sérieux que nous finissions par trouver un emploi à notre
désœuvrement
. Cette population flottante doit être
occupée, ou tenue. Or on n’a pas trouvé à ce jour
de meilleure méthode disciplinaire que le salariat.
Il faudra donc poursuivre le démantèlement des
« acquis sociaux » afin de ramener dans le giron
salarial les plus rétifs, ceux qui ne se rendent que
face à l’alternative entre crever de faim et croupir
en taule. L’explosion du secteur esclavagiste des
« services personnels » doit continuer : femmes de
ménage, restauration, massage, assistance à domicile,
prostitution, soins, cours particuliers, loisirs
thérapeutiques, aide psychologique, etc. Le tout
accompagné d’un rehaussement continu des
normes de sécurité, d’hygiène, de conduite et de
culture, d’une accélération dans la fugacité des
modes, qui seules assoient la nécessité de tels services.
À Rouen, les horodateurs ont cédé la place
au « parcmètre humain » : quelqu’un qui s’ennuie
dans la rue vous délivre un ticket de stationnement
et vous loue, le cas échéant, un parapluie par temps
d’averse.

L’ordre du travail fut l’ordre d’un monde.
L’évidence de sa ruine frappe de tétanie à la seule
idée de tout ce qui s’ensuit. Travailler, aujourd’hui, se rattache moins à la nécessité économique de produire
des marchandises qu’à la nécessité politique
de produire des producteurs et des consommateurs,
de sauver par tous les moyens l’ordre du travail.
Se produire soi-même est en passe de devenir
l’occupation dominante d’une société où la production
est devenue sans objet : comme un menuisier
que l’on aurait dépossédé de son atelier et
qui se mettrait, en désespoir de cause, à se raboter
lui-même. De là le spectacle de tous ces jeunes
gens qui s’entraînent à sourire pour leur entretien
d’embauche, qui se font blanchir les dents pour un
meilleur avancement, qui vont en boîte de nuit
pour stimuler l’esprit d’équipe, qui apprennent
l’anglais pour booster leur carrière, qui divorcent
ou se marient pour mieux rebondir, qui font des
stages de théâtre pour devenir des leaders ou de
« développement personnel » pour mieux « gérer
les conflits » – « Le “développement personnel” le
plus intime, prétend un quelconque gourou,
mènera à une meilleure stabilité émotionnelle, à
une ouverture relationnelle plus aisée, à une acuité
intellectuelle mieux dirigée, et donc à une meilleur
performance économique. » Le grouillement de
tout ce petit monde qui attend avec impatience
d’être sélectionné en s’entraînant à être naturel
relève d’une tentative de sauvetage de l’ordre du
travail par une éthique de la mobilisation. Être mobilisé,
c’est se rapporter au travail non comme activité,
mais comme possibilité. Si le chômeur qui s’enlève ses piercings, va chez le coiffeur et fait des
« projets » travaille bel et bien « à son employabilité
 », comme on dit, c’est qu’il témoigne par là
de sa mobilisation. La mobilisation, c’est ce léger
décollement par rapport à soi, ce minime arrachement
à ce qui nous constitue, cette condition
d’étrangeté à partir de quoi le Moi peut-être pris
comme objet de travail, à partir de quoi il devient
possible de se vendre soi et non sa force de travail,
de se faire rémunérer non pour ce que l’on fait,
mais pour ce que l’on est, pour notre exquise maîtrise
des codes sociaux, nos talents relationnels,
notre sourire ou notre façon de présenter. C’est
la nouvelle norme de socialisation. La mobilisation
opère la fusion des deux pôles contradictoires
du travail : ici, on participe à son exploitation, et
l’on exploite toute participation. On est à soimême,
idéalement, une petite entreprise, son
propre patron et son propre produit. Il s’agit, que
l’on travaille ou non, d’accumuler les contacts,
les compétences, le « réseau », bref : le « capital
humain ». L’injonction planétaire à se mobiliser au
moindre prétexte – le cancer, le « terrorisme », un
tremblement de terre, des SDF – résume la détermination
des puissances régnantes à maintenir le
règne du travail par-delà sa disparition physique.
L’appareil de production présent est donc, d’un
côté, cette gigantesque machine à mobiliser psychiquement
et physiquement, à pomper l’énergie
des humains devenus excédentaires, de l’autre il est cette machine à trier qui alloue la survie aux
subjectivités conformes et laisse choir tous les
« individus à risque », tous ceux qui incarnent un
autre emploi de la vie et, par là, lui résistent. D’un
côté, on fait vivre les spectres, de l’autre on laisse
mourir les vivants. Telle est la fonction proprement
politique de l’appareil de production présent.

S’organiser par-delà et contre le travail, déserter
collectivement le régime de la mobilisation, manifester
l’existence d’une vitalité et d’une discipline
dans la démobilisation même est un crime qu’une civilisation
aux abois n’est pas près de nous pardonner
 ; c’est en effet la seule façon de lui survivre.

Quatrième cercle
« Plus simple, plus fun, plus mobile, plus sûr ! »

Qu’on ne nous parle plus de « la ville » et de « la
campagne », et moins encore de leur antique opposition.
Ce qui s’étend autour de nous n’y ressemble
ni de près ni de loin : c’est une nappe urbaine
unique, sans forme et sans ordre, une zone désolée,
indéfinie et illimitée, un continuum mondial
d’hypercentres muséifiés et de parcs naturels, de
grands ensembles et d’immenses exploitations agricoles,
de zones industrielles et de lotissements,
de gîtes ruraux et de bars branchés : la métropole.
Il y a bien eu la ville antique, la ville médiévale
ou la ville moderne ; il n’y a pas de ville métropolitaine.
La métropole veut la synthèse de tout le
territoire. Tout y cohabite, pas tant géographiquement
que par le maillage de ses réseaux.
C’est justement parce qu’elle achève de disparaître
que la ville est maintenant fétichisée, comme
Histoire. Les manufactures lilloises deviennent des
salles de spectacle, le centre bétonné du Havre
est patrimoine de l’Unesco. À Pékin, les hutongs
qui entourent la Cité interdite sont détruites, et
l’on en reconstruit de fausses, un peu plus loin, à
l’attention des curieux. À Troyes, on colle des façades à colombage sur des bâtiments en parpaing,
un art du pastiche qui n’est pas sans évoquer les
boutiques style victorien de Disneyland Paris. Les
centres historiques, longtemps sièges de la sédition,
trouvent sagement leur place dans l’organigramme
de la métropole. Ils y sont dévolus au
tourisme et à la consommation ostentatoire. Ils
sont les îlots de la féerie marchande, que l’on maintient
par la foire et l’esthétique, par la force aussi.
La mièvrerie étouffante des marchés de Noël se
paye par toujours plus de vigiles et de patrouilles
de municipaux. Le contrôle s’intègre à merveille
au paysage de la marchandise, montrant à qui veut
bien la voir sa face autoritaire. L’époque est au
mélange, mélange de musiquettes, de matraques
télescopiques et de barbe à papa. Ce que ça suppose
de surveillance policière, l’enchantement !
Ce goût de l’authentique-entre-guillemet, et du
contrôle qui va avec, accompagne la petite bourgeoisie
dans sa colonisation des quartiers populaires.
Poussée hors des hypercentres, elle vient
chercher là une « vie de quartier » que jamais elle
ne trouverait parmi les maisons Phénix. Et en chassant
les pauvres, les voitures et les immigrés, en
faisant place nette, en extirpant les microbes, elle
pulvérise cela même qu’elle était venue chercher.
Sur une affiche municipale, un agent de nettoyage
tend la main à un gardien de la paix ; un slogan :
« Montauban, ville propre ».

La décence qui oblige les urbanistes à ne plus parler
de « la ville », qu’ils ont détruite, mais de « l’urbain
 », devrait aussi les inciter à ne plus parler de
« la campagne », qui n’existe plus. Ce qu’il y a, en
lieu et place, c’est un paysage que l’on exhibe aux
foules stressées et déracinées, un passé que l’on
peut bien mettre en scène maintenant que les paysans
ont été réduits à si peu. C’est un marketing
que l’on déploie sur un « territoire » où tout doit
être valorisé ou constitué en patrimoine. C’est toujours
le même vide glaçant qui gagne jusqu’aux
plus reculés des clochers.
La métropole est cette mort simultanée de la ville
et de la campagne, au carrefour où convergent
toutes les classes moyennes, dans ce milieu de la
classe du milieu, qui, d’exode rural en « périurbanisation
 », s’étire indéfiniment. À la vitrification
du territoire mondial sied le cynisme de l’architecture
contemporaine. Un lycée, un hôpital, une
médiathèque sont autant de variantes sur un même
thème : transparence, neutralité, uniformité. Des
bâtiments, massifs et fluides, conçus sans avoir
besoin de savoir ce qu’ils abriteront, et qui pourraient
être ici
aussi bien que n’importe où ailleurs.
Que faire des tours de bureaux de la Défense, de
la Part Dieu, ou d’Euralille ? L’expression « flambant
neuf » contracte en elle toute leur destinée.
Un voyageur écossais, après que les insurgés ont
brûlé l’Hôtel de Ville de Paris en mai 1871, atteste
la singulière splendeur du pouvoir en flamme : « [...] jamais je n’avais rien imaginé de plus beau ; c’est
superbe. Les gens de la Commune sont d’affreux
gredins, je n’en disconviens pas ; mais quels artistes !
Et ils n’ont pas eu conscience de leur œuvre ! [...]
J’ai vu les ruines d’Amalfi baignées par les flots
d’azur de la Méditerranée, les ruines des temples
de Tung-hoor dans le Pendjab ; j’ai vu Rome et
bien d’autres choses : rien ne peut être comparé à
ce que j’ai eu ce soir devant les yeux ».

Il reste bien, pris dans le maillage métropolitain,
quelques fragments de ville et quelques résidus de
campagne. Mais le vivace, lui, a pris ses quartiers
dans les lieux de relégation. Le paradoxe veut que
les endroits les plus apparemment inhabitables
soient les seuls à être encore habités en quelque
façon. Une vieille baraque squattée aura toujours
l’air plus peuplée que ces appartements de standing
où l’on ne peut que poser ses meubles et perfectionner
la déco en attendant le prochain
déménagement. Les bidonvilles sont dans bien des
mégapoles les derniers lieux vivants, vivables, et
sans surprise, aussi, les lieux les plus mortels. Ils
sont l’envers du décor électronique de la métropole
mondiale. Les cités-dortoirs de la banlieue
Nord de Paris, délaissées par une petite bourgeoisie
partie à la chasse aux pavillons, rendues à la vie par
le chômage de masse, rayonnent plus intensément,
désormais, que le Quartier latin. Par le verbe autant
que par le feu.
L’incendie de novembre 2005 ne naît pas de l’extrême
dépossession, comme on l’a tant glosé, mais
au contraire de la pleine possession d’un territoire.
On peut brûler des voitures parce qu’on s’emmerde,
mais pour propager l’émeute un mois
durant et maintenir durablement la police en échec,
il faut savoir s’organiser, il faut disposer de complicités,
connaître le terrain à la perfection, partager
un langage et un ennemi commun. Les
kilomètres et les semaines n’ont pas empêché la
propagation du feu. Aux premiers brasiers en ont
répondu d’autres, là où on les attendait le moins.
La rumeur ne se met pas sur écoute.

La métropole est le terrain d’un incessant conflit
de basse intensité, dont la prise de Bassora, de
Mogadiscio ou de Naplouse marquent des points
culminants. La ville, pour les militaires, fut longtemps
un endroit à éviter, voire à assiéger ; la métropole,
elle, est tout à fait compatible avec la guerre.
Le conflit armé n’est qu’un moment de sa
constante reconfiguration. Les batailles menées
par les grandes puissances ressemblent à un travail
policier toujours à refaire, dans les trous noirs de
la métropole – « que ce soit au Burkina Faso, dans
le Bronx du Sud, à Kamagasaki, au Chiapas ou à
la Courneuve ». Les « interventions » ne visent pas
tant la victoire, ni même à ramener l’ordre et la
paix, qu’à la poursuite d’une entreprise de sécurisation
toujours-déjà à l’oeuvre. La guerre n’est plus isolable dans le temps, mais se diffracte en une
série de micro-opérations, militaires et policières,
pour assurer la sécurité.
La police et l’armée s’adaptent en parallèle et pas
à pas. Un criminologue demande aux CRS de s’organiser
en petites unités mobiles et professionnalisées.
L’institution militaire, berceau des
méthodes disciplinaires, remet en cause son organisation
hiérarchique. Un officier de l’OTAN
applique, pour son bataillon de grenadiers, une
« méthode participative qui implique chacun dans
l’analyse, la préparation, l’exécution et l’évaluation
d’une action. Le plan est discuté et rediscuté pendant
des jours, au fil de l’entraînement et selon
les derniers renseignements reçus [...] Rien de tel
qu’un plan élaboré en commun pour augmenter
l’adhésion comme la motivation ».
Les forces armées ne s’adaptent pas seulement
à la métropole, elles la façonnent. Ainsi les soldats
israéliens, depuis la bataille de Naplouse, se
font-ils architectes d’intérieur. Contraints par la
guérilla palestinienne à délaisser les rues, trop
périlleuses, ils apprennent à avancer verticalement
et horizontalement au sein des constructions
urbaines, défonçant murs et plafonds pour s’y mouvoir.
Un officier des forces de défense israéliennes,
diplômé de philosophie, explique : « L’ennemi
interprète l’espace d’une manière classique, traditionnelle
et je me refuse à suivre son interprétation
et à tomber dans ses pièges. [...] Je veux le surprendre ! Voilà l’essence de la guerre. Je dois
gagner [...] Voilà : j’ai choisi la méthodologie qui
me fait traverser les murs... Comme un ver qui
avance en mangeant ce qu’il trouve sur son chemin.
 » L’urbain est plus que le théâtre de l’affrontement,
il en est le moyen. Cela n’est pas sans
rappeler les conseils de Blanqui, cette fois pour
le parti de l’insurrection, qui recommandait aux
futurs insurgés de Paris d’investir les maisons des
rues barricadées pour protéger leurs positions, d’en
percer les murs pour les faire communiquer,
d’abattre les escaliers du rez-de-chaussée et de
trouer les plafonds pour se défendre d’éventuels
assaillants, d’arracher les portes pour en barricader
les fenêtres et de faire de chaque étage un poste
de tir.

La métropole n’est pas que cet amas urbanisé, cette
collision finale de la ville et de la campagne, c’est
tout autant un flux d’êtres et de choses. Un courant
qui passe par tout un réseau de fibres optiques,
de lignes TGV, de satellites, de caméras de vidéosurveillance,
pour que jamais ce monde ne s’arrête
de courir à sa perte. Un courant qui voudrait tout
entraîner dans sa mobilité sans espoir, qui mobilise
chacun. Où l’on est assailli d’informations
comme par autant de forces hostiles. Où il ne reste
plus qu’à courir. Où il devient difficile d’attendre,
même une énième rame de métro.
La multiplication des moyens de déplacement et de communication nous arrache sans discontinuer
à l’ici et au maintenant, par la tentation de toujours
être ailleurs. Prendre un TGV, un RER, un
téléphone, pour être déjà là-bas. Cette mobilité
n’implique qu’arrachement, isolement, exil. Elle
serait pour quiconque insupportable si elle n’était
pas toujours mobilité de l’espace privé, de l’intérieur
portatif. La bulle privée n’éclate pas, elle se met
à flotter. Ce n’est pas la fin du cocooning, juste sa
mise en mouvement. D’une gare, d’un centre commercial,
d’une banque d’affaires, d’un hôtel à
l’autre, partout cette étrangeté, si banale, tellement
connue qu’elle tient lieu de dernière familiarité.
La luxuriance de la métropole est ce brassage aléatoire
d’ambiances définies, susceptibles de se
recombiner indéfiniment. Les centres-villes s’y
offrent non comme des lieux identiques, mais bien
comme des offres originales d’ambiances, parmi
lesquelles nous évoluons, choisissant l’une, laissant
l’autre, au gré d’une sorte de shopping existentiel
entre les styles de bars, de gens, de designs,
ou parmi les playlists d’un ipod. « Avec mon lecteur
mp3, je suis maître de mon monde. » Pour survivre
à l’uniformité environnante, l’unique option est
de se reconstituer sans cesse son monde intérieur,
comme un enfant qui reconstruirait partout la
même cabane. Comme Robinson reproduisant son
univers d’épicier sur l’île déserte, à ceci près que
notre île déserte est la civilisation même, et que
nous sommes des milliards à débarquer sans cesse.
Précisément parce qu’elle est cette architecture
de flux, la métropole est une des formations
humaines les plus vulnérables qui ait jamais existé.
Souple, subtile, mais vulnérable. Une fermeture
brutale des frontières pour cause d’épidémie
furieuse, une carence quelconque dans un ravitaillement
vital, un blocage organisé des axes de
communication, et c’est tout le décor qui s’effondre,
qui ne parvient plus à masquer les scènes
de carnages qui le hantent à toute heure. Ce monde
n’irait pas si vite s’il n’était pas constamment poursuivi
par la proximité de son effondrement.
Sa structure en réseau, toute son infrastructure
technologique de noeuds et de connexions, son
architecture décentralisée voudraient mettre la
métropole à l’abri de ses inévitables dysfonctionnements.
Internet doit résister à une attaque
nucléaire. Le contrôle permanent des flux d’informations,
d’hommes et de marchandises doit
sécuriser la mobilité métropolitaine, la traçabilité,
assurer que jamais ne manque une palette dans
un stock de marchandise, que jamais on ne trouve
un billet volé dans le commerce ou un terroriste
dans l’avion. Grâce à une puce RFID, un passeport
biométrique, un fichier ADN.
Mais la métropole produit aussi les moyens de
sa propre destruction. Un expert en sécurité américain
explique la défaite en Irak par la capacité
de la guérilla à tirer profit des nouveaux modes
de communication. Par leur invasion, les États-Unis n’ont pas tant importé la démocratie que
les réseaux cybernétiques. Ils amenaient avec eux
l’une des armes de leur défaite. La multiplication
des téléphones portables et des points d’accès à
Internet a fourni à la guérilla des moyens inédits
de s’organiser, et de se rendre elle-même si difficilement
attaquable.
À chaque réseau ses points faibles, ses noeuds
qu’il faut défaire pour que la circulation s’arrête,
pour que la toile implose. La dernière grande
panne électrique européenne l’a montré : il aura
suffi d’un incident sur une ligne à haute tension
pour plonger une bonne partie du continent dans
le noir. Le premier geste pour que quelque chose
puisse surgir au milieu de la métropole, pour que
s’ouvrent d’autres possibles, c’est d’arrêter son perpetuum
mobile
. C’est ce qu’ont compris les rebelles
thaïlandais qui font sauter les relais électriques.
C’est ce qu’ont compris les anti-CPE, qui ont bloqué
les universités pour ensuite tâcher de bloquer
l’économie. C’est aussi ce qu’ont compris les
dockers américains en grève en octobre 2002 pour
le maintien de trois cents emplois, et qui bloquèrent
pendant dix jours les principaux ports de la
côte Ouest. L’économie américaine est si dépendante
des flux tendus en provenance d’Asie que
le coût du blocage se montait à un milliard d’euros
par jour. À dix mille, on peut faire vaciller la
plus grande puissance économique mondiale. Pour
certains « experts », si le mouvement s’était prolongé un mois de plus, nous aurions assisté à « un
retour à la récession aux États-Unis et un cauchemar
économique pour l’Asie du Sud-Est ».

Cinquième cercle
« Moins de biens, plus de liens ! »

Trente ans de chômage de masse, de « crise », de
croissance en berne, et l’on voudrait encore nous
faire croire en l’économie. Trente ans ponctués, il
est vrai, par quelques entractes d’illusion : l’entracte
1981-83, illusion qu’un gouvernement de gauche
pourrait faire le bonheur du peuple ; l’entracte des
années fric (1986-89), où nous deviendrions tous
riches, hommes d’affaires et boursicoteurs ; l’entracte
Internet (1998-2001), où nous trouverions
tous un emploi virtuel à force de rester branchés,
où la France multicolore mais une, multiculturelle
et cultivée, remporterait toutes les coupes du
monde. Mais voilà, nous, on a dépensé toutes nos
réserves d’illusion, on a touché le fond, on est à
sec, sinon à découvert.
À force, on a compris ceci : ce n’est pas l’économie
qui est en crise, c’est l’économie qui est la crise ;
ce n’est pas le travail qui manque, c’est le travail qui
est en trop
 ; tout bien pesé, ce n’est pas la crise, mais
la croissance qui nous déprime. Il faut l’avouer : la
litanie des cours de Bourse nous touche à peu près
autant qu’une messe en latin. Heureusement pour
nous, nous sommes un certain nombre à être parvenus à cette conclusion. Nous ne parlons pas de
tous ceux qui vivent d’arnaques diverses, de trafics
en tout genre ou sont depuis dix ans au RMI. De
tous ceux qui ne parviennent plus à s’identifier à
leur boulot et se réservent pour leurs loisirs. De
tous les placardisés, tous les planqués, tous ceux
qui en font le minimum et qui sont un maximum.
De tous ceux que frappe cet étrange détachement
de masse
, que vient encore accentuer l’exemple des
retraités et la surexploitation cynique d’une main-d’oeuvre
flexibilisée. Nous ne parlons pas d’eux,
qui doivent bien pourtant, d’une manière ou d’une
autre, arriver à une conclusion voisine.
Ce dont nous parlons, c’est de tous ces pays, de
ces continents entiers qui ont perdu la foi économique
pour avoir vu passer avec pertes et fracas les
Boeing du FMI, pour avoir un peu tâté de la
Banque mondiale. Rien, là, de cette crise des vocations
que subit mollement, en Occident, l’économie.
Ce dont il s’agit en Guinée, en Russie, en
Argentine, en Bolivie, c’est d’un discrédit violent
et durable de cette religion, et de son clergé.
« Qu’est-ce qu’un millier d’économistes du FMI
gisant au fond de la mer ? – Un bon début », blague-t-
on à la Banque mondiale. Plaisanterie russe :
« Deux économistes se rencontrent. L’un demande
à l’autre : “Tu comprends ce qui se passe ?” Et
l’autre de répondre : “Attends, je vais t’expliquer.”
“Non, non, reprend le premier, expliquer ce n’est
pas difficile, moi aussi je suis économiste. Non, ce que je te demande c’est : est-ce que tu comprends ?”
 » Le clergé lui-même feint par pans d’entrer
en dissidence et de critiquer le dogme. Le
dernier courant un peu vivant de la prétendue
« science économique » – courant qui se nomme
sans humour l’« économie non autistique » – se fait
un métier, désormais, de démonter les usurpations,
les tours de passe-passe, les indices frelatés d’une
science dont le seul rôle tangible est d’agiter l’ostensoir
autour des élucubrations des dominants,
d’entourer d’un peu de cérémonie leurs appels à
la soumission et enfin, comme l’ont toujours fait
les religions, de fournir des explications. Car le malheur
général cesse d’être supportable dès qu’il
apparaît pour ce qu’il est : sans cause ni raison.

L’argent n’est plus nulle part respecté, ni par ceux
qui en ont, ni par ceux qui en manquent. Vingt
pour cent des jeunes Allemands, lorsqu’on leur
demande ce qu’ils veulent faire plus tard, répondent
« artiste ». Le travail n’est plus enduré comme
une donnée de la condition humaine. La comptabilité
des entreprises avoue qu’elle ne sait plus
où naît la valeur. La mauvaise réputation du marché
aurait eu raison de lui depuis une bonne décennie,
sans la rage et les vastes moyens de ses
apologues. Le progrès est partout devenu, dans
le sens commun, synonyme de désastre. Tout fuit
dans le monde de l’économie, comme tout fuyait
en URSS à l’époque d’Andropov. Qui s’est un peu penché sur les dernières années de l’URSS entendra
sans peine dans tous les appels au volontarisme
de nos dirigeants, dans toutes les envolées sur un
avenir dont on a perdu la trace, toutes ces professions
de foi dans « la réforme » de tout et n’importe
quoi, les premiers craquements dans la
structure du Mur. L’effondrement du bloc socialiste
n’aura pas consacré le triomphe du capitalisme,
mais seulement attesté la faillite de l’une
de ses formes. D’ailleurs, la mise à mort de l’URSS
n’a pas été le fait d’un peuple en révolte, mais d’une
nomenklatura en reconversion. En proclamant
la fin du socialisme, une fraction de la classe dirigeante
s’est d’abord affranchie de tous les devoirs
anachroniques qui la liaient au peuple. Elle a pris
le contrôle privé de ce qu’elle contrôlait déjà, mais
au nom de tous. « Puisqu’ils font semblant de nous
payer, faisons semblant de travailler », disait-on
dans les usines. « Qu’à cela ne tienne, cessons de
faire semblant ! », a répondu l’oligarchie. Aux uns,
les matières premières, les infrastructures industrielles,
le complexe militaro-industriel, les
banques, les boîtes de nuit aux autres, la misère ou
l’émigration. Comme on n’y croyait plus en URSS
sous Andropov, on n’y croit plus aujourd’hui en
France dans les salles de réunion, dans les ateliers,
dans les bureaux. « Qu’à cela ne tienne ! », répondent
patrons et gouvernants, qui ne prennent
même plus la peine d’adoucir « les dures lois de
l’économie », déménagent une usine dans la nuit pour annoncer au personnel sa fermeture au petit
matin et n’hésitent plus à envoyer le GIGN pour
faire cesser une grève – comme cela s’est fait dans
celle de la SNCM ou lors de l’occupation, l’année
dernière, d’un centre de tri à Rennes. Toute
l’activité meurtrière du pouvoir présent consiste à
gérer cette ruine d’un côté, et de l’autre à poser les
bases d’une « nouvelle économie ».

Nous nous y étions bien faits, pourtant, à l’économie.
Depuis des générations que l’on nous disciplinait,
que l’on nous pacifiait, que l’on avait
fait de nous des sujets, naturellement productifs,
contents de consommer. Et voilà que se révèle tout
ce que nous nous étions efforcés d’oublier : que
l’économie est une politique
. Et que cette politique,
aujourd’hui, est une politique de sélection au sein
d’une humanité devenue, dans sa masse, superflue.
De Colbert à De Gaulle en passant par
Napoléon III, l’État a toujours conçu l’économie
comme politique, non moins que la bourgeoisie,
qui en tire profit, et les prolétaires, qui l’affrontent.
Il n’y a guère que cette étrange strate intermédiaire
de la population, ce curieux agrégat sans
force de ceux qui ne prennent pas parti, la petite bourgeoisie,
qui a toujours fait semblant de croire à
l’économie comme à une réalité – parce que sa neutralité
en était ainsi préservée. Petits commerçants,
petits patrons, petits fonctionnaires, cadres, professeurs,
journalistes, intermédiaires de toutes sortes forment en France cette non-classe, cette
gélatine sociale composée de la masse de ceux qui
voudraient simplement passer leur petite vie privée
à l’écart de l’Histoire et de ses tumultes. Ce
marais est par prédisposition le champion de la
fausse conscience, prêt à tout pour garder, dans
son demi-sommeil, les yeux fermés sur la guerre
qui fait rage alentour. Chaque éclaircissement du
front est ainsi marqué en France par l’invention
d’une nouvelle lubie. Durant les dix dernières
années, ce fut ATTAC et son invraisemblable taxe
Tobin – dont l’instauration aurait réclamé rien
moins que la création d’un gouvernement mondial
–, son apologie de l’« économie réelle » contre
les marchés financiers et sa touchante nostalgie de
l’État. La comédie dura ce qu’elle dura, et finit
en plate mascarade. Une lubie remplaçant l’autre,
voici la décroissance. Si ATTAC avec ses cours d’éducation
populaire a essayé de sauver l’économie
comme science, la décroissance prétend, elle, la sauver
comme morale. Une seule alternative à l’apocalypse
en marche, décroître. Consommer et
produire moins. Devenir joyeusement frugaux.
Manger bio, aller à bicyclette, arrêter de fumer
et surveiller sévèrement les produits qu’on achète.
Se contenter du strict nécessaire. Simplicité volontaire.
« Redécouvrir la vraie richesse dans l’épanouissement
de relations sociales conviviales dans
un monde sain. » « Ne pas puiser dans notre capital
naturel. » Aller vers une « économie saine ». « Éviter la régulation par le chaos. » « Ne pas générer
de crise sociale remettant en cause la démocratie
et l’humanisme. » Bref : devenir économe.
Revenir à l’économie de Papa, à l’âge d’or de la
petite bourgeoisie : les années 1950. « Lorsque l’individu
devient un bon économe, sa propriété remplit
alors parfaitement son office, qui est de lui
permettre de jouir de sa vie propre à l’abri de l’existence
publique ou dans l’enclos privé de sa vie. »

Un graphiste en pull artisanal boit un cocktail de
fruits, entre amis, à la terrasse d’un café ethnique.
On est diserts, cordiaux, on plaisante modérément,
on ne fait ni trop de bruit ni trop de silence, on
se regarde en souriant, un peu béats : on est tellement
civilisés. Plus tard, les uns iront biner la terre
d’un jardin de quartier tandis que les autres partiront
faire de la poterie, du zen ou un film d’animation.
On communie dans le juste sentiment de
former une nouvelle humanité, la plus sage, la plus
raffinée, la dernière. Et on a raison. Apple et la
décroissance s’entendent curieusement sur la civilisation
du futur. L’idée de retour à l’économie
d’antan des uns est le brouillard opportun derrière
lequel s’avance l’idée de grand bond en avant technologique
des autres. Car dans l’Histoire, les
retours n’existent pas. L’exhortation à revenir au
passé n’exprime jamais qu’une des formes de
conscience de son temps, et rarement la moins bannière des publicitaires dissidents du magazine
Casseurs de pub. Les inventeurs de la croissance zéro
– le club de Rome en 1972 – étaient eux-mêmes
un groupe d’industriels et de fonctionnaires qui
s’appuyaient sur un rapport des cybernéticiens
du MIT.
Cette convergence n’est pas fortuite. Elle s’inscrit
dans la marche forcée pour trouver une relève
à l’économie. Le capitalisme a désintégré à son
profit tout ce qui subsistait de liens sociaux, il se
lance maintenant dans leur reconstruction à neuf
sur ses propres bases. La sociabilité métropolitaine
actuelle en est l’incubatrice. De la même façon, il
a ravagé les mondes naturels et se lance à présent
dans la folle idée de les reconstituer comme autant
d’environnements contrôlés, dotés des capteurs
adéquats. À cette nouvelle humanité correspond
une nouvelle économie, qui voudrait n’être plus
une sphère séparée de l’existence mais son tissu,
qui voudrait être la matière des rapports humains ;
une nouvelle définition du travail comme travail
sur soi, et du Capital comme capital humain ; une
nouvelle idée de la production comme production
de biens relationnels, et de la consommation comme
consommation de situations ; et surtout une nouvelle
idée de la valeur qui embrasserait toutes les
qualités des êtres. Cette « bioéconomie » en gestation
conçoit la planète comme un système fermé
à gérer, et prétend poser les bases d’une science
qui intégrerait tous les paramètres de la vie. Une
moderne. La décroissance n’est pas par hasard la telle science pourrait nous faire regretter un jour
le bon temps des indices trompeurs où l’on prétendait
mesurer le bonheur du peuple à la croissance
du PIB, mais où au moins personne n’y
croyait.
« Revaloriser les aspects non économiques de
la vie » est un mot d’ordre de la décroissance en
même temps que le programme de réforme du
Capital. Éco-villages, caméras de vidéosurveillance,
spiritualité, biotechnologies et convivialité
appartiennent au même « paradigme civilisationnel
 » en formation, celui de l’économie totale
engendrée depuis la base. Sa matrice intellectuelle
n’est autre que la cybernétique, la science des systèmes,
c’est-à-dire de leur contrôle. Pour imposer
définitivement l’économie, son éthique du travail
et de l’avarice, il avait fallu au cours du
XVIIe siècle interner et éliminer toute la faune des
oisifs, des mendiants, des sorcières, des fous, des
jouisseurs et autres pauvres sans aveu, toute une
humanité qui démentait par sa seule existence
l’ordre de l’intérêt et de la continence. La nouvelle
économie ne s’imposera pas sans une semblable
sélection des sujets et des zones aptes à la mutation.
Le chaos tant annoncé sera l’occasion de ce
tri, ou notre victoire sur ce détestable projet.

Sixième cercle
« L’environnement est un défi industriel »

L’écologie, c’est la découverte de l’année. Depuis
trente ans, qu’on laissait ça aux Verts, qu’on en riait
grassement le dimanche, pour prendre l’air
concerné le lundi. Et voilà qu’elle nous rattrape.
Qu’elle envahit les ondes comme un tube en été,
parce qu’il fait vingt degrés en décembre.
Un quart des espèces de poissons a disparu des
océans. Le reste n’en a plus pour longtemps.
Alerte de grippe aviaire : on promet d’abattre au
vol les oiseaux migrateurs, par centaines de milliers.
Le taux de mercure dans le lait maternel est de
dix fois supérieur au taux autorisé dans celui des
vaches. Et ces lèvres qui gonflent quand je croque
dans la pomme – elle venait pourtant du marché.
Les gestes les plus simples sont devenus toxiques.
On meurt à trente-cinq ans « d’une longue maladie
 » que l’on gérera comme on a géré tout le reste.
Il aurait fallu tirer les conclusions avant qu’elle
ne nous mène là, au pavillon B du centre de soins
palliatifs.
Il faut l’avouer : toute cette « catastrophe », dont
on nous entretient si bruyamment, ne nous touche
pas. Du moins, pas avant qu’elle ne nous frappe par une de ses prévisibles conséquences. Elle nous
concerne peut-être mais elle ne nous touche pas. Et
c’est bien là la catastrophe.
Il n’y a pas de « catastrophe environnementale ».
Il y a cette catastrophe qu’est l’environnement.
L’environnement, c’est ce qu’il reste à l’homme
quand il a tout perdu. Ceux qui habitent un quartier,
une rue, un vallon, une guerre, un atelier, n’ont
pas d’« environnement », ils évoluent dans un
monde peuplé de présences, de dangers, d’amis,
d’ennemis, de points de vie et de points de mort,
de toutes sortes d’êtres. Ce monde a sa consistance,
qui varie avec l’intensité et la qualité des liens qui
nous attachent à tous ces êtres, à tous ces lieux. Il
n’y a que nous, enfants de la dépossession finale,
exilés de la dernière heure – qui viennent au monde
dans des cubes de béton, cueillent des fruits dans les
supermarchés et guettent l’écho du monde à la télé
– pour avoir un environnement. Il n’y a que nous pour
assister à notre propre anéantissement comme s’il
s’agissait d’un simple changement d’atmosphère.
Pour s’indigner des dernières avancées du désastre,
et en dresser patiemment l’encyclopédie.

Ce qui s’est figé en un environnement, c’est un
rapport au monde fondé sur la gestion, c’est-à-dire
sur l’étrangeté. Un rapport au monde tel que
nous ne sommes pas faits aussi bien du bruissement
des arbres, des odeurs de friture de l’immeuble, du
ruissellement de l’eau, du brouhaha des cours d’école ou de la moiteur des soirs d’été, un rapport
au monde tel qu’il y a moi et mon environnement,
qui m’entoure sans jamais me constituer. Nous
sommes devenus voisins dans une réunion de
copropriété planétaire. On n’imagine guère plus
complet enfer.
Aucun milieu matériel n’a jamais mérité le nom
d’« environnement », à part peut-être maintenant
la métropole. Voix numérisée des annonces vocales,
tramway au sifflement si XXIe siècle, lumière bleutée
de réverbère en forme d’allumette géante, piétons
grimés en mannequins ratés, rotation
silencieuse d’une caméra de vidéo-surveillance,
tintement lucide des bornes du métro, des caisses
du supermarché, des badgeuses du bureau,
ambiance électronique de cybercafé, débauche
d’écrans plasma, de voies rapides et de latex. Jamais
décor ne se passa si bien des âmes qui le traversent.
Jamais milieu ne fut plus automatique. Jamais
contexte ne fut plus indifférent et n’exigea en
retour, pour y survivre, une si égale indifférence.
L’environnement, ce n’est finalement que cela : le
rapport au monde propre à la métropole qui se
projette sur tout ce qui lui échappe.

La situation est la suivante : on a employé nos pères
à détruire ce monde, on voudrait maintenant nous
faire travailler à sa reconstruction et que celle-ci
soit, pour comble, rentable. L’excitation morbide
qui anime désormais journalistes et publicitaires à chaque nouvelle preuve du réchauffement climatique
dévoile le sourire d’acier du nouveau capitalisme
vert, celui qui s’annonçait depuis les années
1970, que l’on attendait au tournant et qui ne venait
pas. Eh bien, le voilà ! L’écologie, c’est lui ! Les
solutions alternatives, c’est encore lui ! Le salut de
la planète, c’est toujours lui ! Plus aucun doute :
le fond de l’air est vert ; l’environnement sera le
pivot de l’économie politique du XXIe siècle. À
chaque poussée de catastrophisme correspond
désormais une volée de « solutions industrielles ».
L’inventeur de la bombe H, Edward Teller, suggère
de pulvériser des millions de tonnes de poussière
métallique dans la stratosphère pour stopper le
réchauffement climatique. La Nasa, frustrée d’avoir
dû ranger sa grande idée de bouclier antimissile au
musée des fantasmagories de la guerre froide, promet
la mise en place au-delà de l’orbite lunaire d’un
miroir géant pour nous protéger des désormais
funestes rayons du soleil. Autre vision d’avenir : une
humanité motorisée roulant au bioéthanol de Sao-
Paulo à Stockholm ; un rêve de céréalier beauceron,
qui n’implique après tout que la conversion de toutes
les terres arables de la planète en champs de soja et
de betterave à sucre. Voitures écologiques, énergies
propres, consulting environnemental coexistent
sans mal avec la dernière publicité Chanel au fil des
pages glacées des magazines d’opinion.
C’est que l’environnement a ce mérite incomparable
d’être, nous dit-on, le premier problème global qui se pose à l’humanité. Un problème global, c’est-à-dire un problème dont seuls ceux qui sont
organisés globalement peuvent détenir la solution.
Et ceux-là, on les connaît. Ce sont les groupes
qui depuis près d’un siècle sont à l’avant-garde
du désastre et comptent bien le rester, au prix
minime d’un changement de logo. Qu’EDF ait
l’impudence de nous resservir son programme
nucléaire comme nouvelle solution à la crise énergétique
mondiale dit assez combien les nouvelles
solutions ressemblent aux anciens problèmes.
Des secrétariats d’État aux arrière-salles des cafés
alternatifs, les préoccupations se disent désormais
avec les mêmes mots, qui sont au reste les mêmes
que toujours. Il s’agit de se mobiliser. Non pour la
reconstruction, comme dans l’après-guerre, non
pour les Éthiopiens, comme dans les années 1980,
non pour l’emploi, comme dans les années 1990.
Non, cette fois-ci, c’est pour l’environnement. Il
vous dit bien merci. Al Gore, l’écologie à la Hulot
et la décroissance se rangent aux côtés des éternelles
grandes âmes de la République pour jouer
leur rôle de réanimation du petit peuple de gauche
et de l’idéalisme bien connu de la jeunesse.
L’austérité volontaire en étendard, ils travaillent
bénévolement à nous rendre conformes à « l’état
d’urgence écologique qui vient ». La masse ronde
et gluante de leur culpabilité s’abat sur nos épaules
fatiguées et voudrait nous pousser à cultiver notre
jardin, à trier nos déchets, à composter bio les restes du festin macabre dans et pour lequel nous avons
été pouponnés.
Gérer la sortie du nucléaire, les excédents de
CO2 dans l’atmosphère, la fonte des glaces, les
ouragans, les épidémies, la surpopulation mondiale,
l’érosion des sols, la disparition massive des
espèces vivantes… voilà quel serait notre fardeau.
« C’est à chacun que revient de changer ses comportements
 », disent-ils, si l’on veut sauver notre
beau modèle civilisationnel. Il faut consommer peu
pour pouvoir encore consommer. Produire bio pour
pouvoir encore produire
. Il faut s’autocontraindre
pour pouvoir encore contraindre. Voilà comment la
logique d’un monde entend se survivre en se donnant
des airs de rupture historique. Voilà comment
on voudrait nous convaincre de participer aux
grands défis industriels du siècle en marche.
Hébétés que nous sommes, nous serions prêts à
sauter dans les bras de ceux-là mêmes qui ont présidé
au saccage, pour qu’ils nous sortent de là.

L’écologie n’est pas seulement la logique de l’économie
totale, c’est aussi la nouvelle morale du
Capital. L’état de crise interne du système et la
rigueur de la sélection en cours sont tels qu’il faut
à nouveau un critère au nom duquel opérer de
pareils tris. L’idée de vertu n’a jamais été, d’époque
en époque, qu’une invention du vice. On ne pourrait,
sans l’écologie, justifier l’existence dès aujourd’hui
de deux filières d’alimentation, l’une « saine et biologique » pour les riches et leurs petits, l’autre
notoirement toxique pour la plèbe et ses rejetons
promis à l’obésité. L’hyper-bourgeoisie planétaire
ne saurait faire passer pour respectable son train
de vie si ses derniers caprices n’étaient pas scrupuleusement
« respectueux de l’environnement ».
Sans l’écologie, rien n’aurait encore assez d’autorité
pour faire taire toute objection aux progrès
exorbitants du contrôle.
Traçabilité, transparence, certification, éco-taxes,
excellence environnementale, police de l’eau laissent
augurer de l’état d’exception écologique qui
s’annonce. Tout est permis à un pouvoir qui s’autorise
de la Nature, de la santé et du bien-être.
« Une fois que la nouvelle culture économique
et comportementale sera passée dans les mœurs,
les mesures coercitives tomberont sans doute d’elles-mêmes.
 » Il faut tout le ridicule aplomb d’un aventurier
de plateau télé pour soutenir une perspective
aussi glaçante et nous appeler dans un même temps
à avoir suffisamment « mal à la planète » pour nous
mobiliser et à rester suffisamment anesthésiés pour
assister à tout cela avec retenue et civilité. Le nouvel
ascétisme bio est le contrôle de soi qui est requis
de tous pour négocier l’opération de sauvetage à
quoi le système s’est lui-même acculé. C’est au
nom de l’écologie qu’il faudra désormais se serrer
la ceinture, comme hier au nom de l’économie.
La route pourrait bien sûr se transformer en pistes
cyclables, nous pourrions même peut-être, sous nos latitudes, être un jour gratifiés d’un revenu
garanti, mais seulement pour prix d’une existence
entièrement thérapeutique. Ceux qui prétendent
que l’autocontrôle généralisé nous épargnera
d’avoir à subir une dictature environnementale
mentent : l’un fera le lit de l’autre, et nous aurons
les deux.
Tant qu’il y aura l’Homme et l’Environnement,
il y aura la police entre eux.

Tout est à renverser dans les discours écologistes.
Là où ils parlent de « catastrophes » pour désigner
les dérapages du régime actuel de gestion des êtres
et des choses, nous ne voyons que la catastrophe
de son si parfait fonctionnement. La plus grande
vague de famine connue jusqu’alors dans la zone
tropicale (1876-1879) coïncide avec une sécheresse
mondiale, mais surtout avec l’apogée de la colonisation.
La destruction des mondes paysans et des
pratiques vivrières avait fait disparaître les moyens
de faire face à la pénurie. Plus que le manque d’eau,
ce sont les effets de l’économie coloniale en pleine
expansion qui ont couvert de millions de cadavres
décharnés toute la bande tropicale. Ce qui se présente
partout comme catastrophe écologique n’a
jamais cessé d’être, en premier lieu, la manifestation
d’un rapport au monde désastreux. Ne rien
habiter nous rend vulnérables au moindre cahot
du système, au moindre aléa climatique. Pendant
qu’à l’approche du dernier tsunami les touristes continuaient de batifoler dans les flots, les chasseurs-
cueilleurs des îles se hâtaient de fuir les côtes
à la suite des oiseaux. Le paradoxe présent de l’écologie,
c’est que sous prétexte de sauver la Terre,
elle ne sauve que le fondement de ce qui en a fait
cet astre désolé.
La régularité du fonctionnement mondial
recouvre en temps normal notre état de dépossession
proprement catastrophique. Ce que l’on
appelle « catastrophe » n’est que la suspension forcée
de cet état, l’un de ces rares moments où nous
regagnons quelque présence au monde. Qu’on
arrive plus tôt que prévu au bout des réserves de
pétrole, que s’interrompent les flux internationaux
qui maintiennent le tempo de la métropole, que
l’on aille au-devant de grands dérèglements
sociaux, qu’advienne l’« ensauvagement des populations
 », la « menace planétaire », la « fin de la civilisation
 » ! N’importe quelle perte de contrôle est
préférable à tous les scénarios de gestion de crise.
Les meilleurs conseils, dès lors, ne sont pas à chercher
du côté des spécialistes en développement
durable. C’est dans les dysfonctionnements, les
courts-circuits du système qu’apparaissent les éléments
de réponse logiques à ce qui pourrait cesser
d’être un problème. Parmi les signataires du
protocole de Kyoto, les seuls pays à ce jour qui
remplissent leurs engagements sont, bien malgré
eux, l’Ukraine et la Roumanie. Devinez pourquoi.
L’expérimentation la plus avancée à l’échelle mondiale en fait d’agriculture « biologique » se tient
depuis 1989 sur l’île de Cuba. Devinez pourquoi.
C’est le long des pistes africaines, et pas ailleurs,
que la mécanique automobile s’est élevée au rang
d’art populaire. Devinez comment.
Ce qui rend la crise désirable, c’est qu’en elle
l’environnement cesse d’être l’environnement.
Nous sommes acculés à renouer un contact, fûtil
fatal, avec ce qui est là, à retrouver les rythmes
de la réalité. Ce qui nous entoure n’est plus paysage,
panorama, théâtre, mais bien ce qu’il nous
est donné d’habiter, avec quoi nous devons composer,
et dont nous pouvons apprendre. Nous ne
nous laisserons pas dérober par ceux qui l’ont causée
les possibles contenus dans la « catastrophe ».
Là où les gestionnaires s’interrogent platoniquement
sur comment renverser la vapeur « sans casser
la baraque », nous ne voyons d’autre option
réaliste que de « casser la baraque » au plus tôt,
et de tirer parti, d’ici là, de chaque effondrement
du système pour gagner en force.

La Nouvelle-Orléans, quelques jours après le passage
de l’ouragan Katrina. Dans cette atmosphère
d’apocalypse, une vie, çà et là, se réorganise. Devant
l’inaction des pouvoirs publics, plus occupés à nettoyer
les quartiers touristiques du « Carré français
 » et à en protéger les magasins qu’à venir en
aide aux habitants pauvres de la ville, des formes
oubliées renaissent. Malgré les tentatives parfois musclées de faire évacuer la zone, malgré les parties
de « chasse au nègre » ouvertes pour l’occasion
par des milices suprématistes, beaucoup n’ont
pas voulu abandonner le terrain. Pour ceux-là, qui
ont refusé d’être déportés comme « réfugiés environnementaux
 » aux quatre coins du pays et pour
ceux qui, d’un peu partout, ont décidé de les
rejoindre par solidarité à l’appel d’un ancien Black
Panther, resurgit l’évidence de l’auto-organisation.
En l’espace de quelques semaines est mise sur pied
la Common Ground Clinic. Ce véritable hôpital
de campagne dispense dès les premiers jours des
soins gratuits et toujours plus performants grâce
à l’afflux incessant de volontaires. Depuis un an
maintenant, la clinique est à la base d’une résistance
quotidienne à l’opération de table rase menée
par les bulldozers du gouvernement en vue de livrer
toute cette partie de la ville en pâture aux promoteurs.
Cuisines populaires, ravitaillement,
médecine de rue, réquisitions sauvages, construction
d’habitats d’urgence : tout un savoir pratique
accumulé par les uns et les autres au fil de la vie a
trouvé là l’espace de se déployer. Loin des uniformes
et des sirènes.
Qui a connu la joie démunie de ces quartiers
de la Nouvelle-Orléans avant la catastrophe, la
défiance vis-à-vis de l’État qui y régnait déjà et la
pratique massive de la débrouille qui y avait cours
ne sera pas étonné que tout cela y ait été possible.
Qui, à l’opposé, se trouve pris dans le quotidien anémié et atomisé de nos déserts résidentiels
pourra douter qu’il s’y trouve une telle détermination.
Renouer avec ces gestes enfouis sous des
années de vie normalisée est pourtant la seule voie
praticable pour ne pas sombrer avec ce monde. Et
que vienne un temps dont on s’éprenne.

Septième cercle
« Ici on construit un espace civilisé »

La première boucherie mondiale, celle qui, de 1914
à 1918, a permis de se débarrasser en un coup d’une
large part du prolétariat des campagnes et des villes,
a été conduite au nom de la liberté, de la démocratie
et de la civilisation. C’est en apparence au
nom des mêmes valeurs que se poursuit depuis cinq
ans, d’assassinats ciblés en opérations spéciales,
la fameuse « guerre contre le terrorisme ». Le parallèle
s’arrête ici : aux apparences. La civilisation n’est
plus cette évidence que l’on transporte chez les
indigènes sans autre forme de procès. La liberté
n’est plus ce nom que l’on écrit sur les murs, suivi
qu’il est, comme son ombre désormais, par celui
de « sécurité ». Et la démocratie est de notoriété
générale soluble dans les plus pures législations
d’exception – par exemple, dans le rétablissement
officiel de la torture aux États-Unis ou la loi
Perben II en France.
En un siècle, la liberté, la démocratie et la civilisation
ont été ramenées à l’état d’hypothèses.
Tout le travail des dirigeants consiste dorénavant
à ménager les conditions matérielles et morales,
symboliques et sociales où ces hypothèses sont à peu près validées, à configurer des espaces où elles
ont l’air de fonctionner. Tous les moyens sont bons
à cette fin, y compris les moins démocratiques, les
moins civilisés, les plus sécuritaires. C’est qu’en un
siècle la démocratie a régulièrement présidé à la
mise au monde des régimes fascistes, que la civilisation
n’a cessé de rimer, sur des airs de Wagner
ou d’Iron Maiden, avec extermination, et que la
liberté prit un jour de 1929 le double visage d’un
banquier qui se défenestre et d’une famille d’ouvriers
qui meurt de faim. On a convenu depuis lors
– disons : depuis 1945 – que la manipulation des
masses, l’activité des services secrets, la restriction
des libertés publiques et l’entière souveraineté des
différentes polices appartenaient aux moyens
propres à assurer la démocratie, la liberté et la civilisation.
Au dernier stade de cette évolution, on a
le premier maire socialiste de Paris qui met une
dernière main à la pacification urbaine, à l’aménagement
policier d’un quartier populaire, et s’explique
en mots soigneusement calibrés : « Ici on
construit un espace civilisé. » Il n’y a rien à y redire,
tout à y détruire.

Sous ses airs de généralité, cette question de la civilisation
n’a rien d’une question philosophique. Une
civilisation n’est pas une abstraction qui surplombe
la vie. C’est aussi bien ce qui régit, investit, colonise
l’existence la plus quotidienne, la plus personnelle.
C’est ce qui tient ensemble la dimension la plus intime et la plus générale. En France, la
civilisation est inséparable de l’État. Plus un État
est fort et ancien, moins il est une superstructure,
l’exosquelette d’une société, et plus il est en fait
la forme des subjectivités qui le peuplent. L’État
français est la trame même des subjectivités françaises,
l’aspect qu’a pris la multiséculaire castration
de ses sujets. Il ne faut pas s’étonner, après
cela, que l’on y délire si souvent le monde dans
les hôpitaux psychiatriques à partir des figures politiques,
que l’on s’entende pour voir dans nos dirigeants
l’origine de tous nos maux, que l’on se plaise
tant à grogner contre eux et que cette façon de grogner
soit l’acclamation par quoi nous les intronisons
comme nos maîtres. Car ici on ne se soucie
pas de la politique comme d’une réalité étrangère
mais comme d’une part de soi-même. La vie dont
nous investissons ces figures est celle-là même qui
nous a été ravie.
S’il y a une exception française, elle dérive de
là. Il n’y a pas jusqu’au rayonnement mondial de
la littérature française qui ne soit le fruit de cette
amputation. La littérature est en France l’espace
que l’on a souverainement accordé au divertissement
des castrés. Elle est la liberté formelle que
l’on a concédée à ceux qui ne se font pas au néant
de leur liberté réelle. D’où les œillades obscènes
que ne cessent de s’adresser depuis des siècles, dans
ce pays, hommes d’État et hommes de lettres, les
uns empruntant volontiers le costume des autres, et réciproquement. D’où aussi que les intellectuels
y aient coutume de parler si haut quand ils sont
si bas, et de faillir toujours au moment décisif, le
seul qui aurait rendu un sens à leur existence mais
qui les aurait aussi mis au ban de leur profession.
C’est une thèse défendue et défendable que la
littérature moderne naît avec Baudelaire, Heine et
Flaubert, comme contrecoup du massacre d’État
de juin 1848. C’est dans le sang des insurgés parisiens
et contre le silence qui entoure la tuerie que
naissent les formes littéraires modernes – spleen,
ambivalence, fétichisme de la forme et détachement
morbide. L’affection névrotique que les
Français vouent à leur République – celle au nom
de quoi toute bavure retrouve sa dignité, et n’importe
quelle crapulerie ses lettres de noblesse –
prolonge à chaque instant le refoulement des sacrifices
fondateurs. Les journées de juin 1848 – mille
cinq cents morts durant les combats, mais plusieurs
milliers d’exécutions sommaires parmi les prisonniers,
l’Assemblée qui accueille la reddition de la
dernière barricade au cri de « Vive la République ! »
– et la Semaine sanglante sont des taches de naissance
qu’aucune chirurgie n’a l’art d’effacer.

Kojève écrivait en 1945 : « L’idéal politique “officiel”
de la France et des Français est aujourd’hui
encore celui de l’État-nation, de la “République
une et indivisible”. D’autre part, dans les profondeurs
de son âme, le pays se rend compte de l’insuffisance de cet idéal, de l’anachronisme politique
de l’idée strictement “nationale”. Certes, ce sentiment
n’a pas encore atteint le niveau d’une idée
claire et distincte : le pays ne peut pas, et ne veut
pas encore le formuler ouvertement. D’ailleurs, en
raison même de l’éclat hors pair de son passé national,
il est particulièrement difficile pour la France
de reconnaître clairement et d’accepter franchement
le fait de la fin de la période “nationale” de
l’Histoire et d’en tirer toutes les conséquences. Il
est dur pour un pays qui a créé de toutes pièces
l’armature idéologique du nationalisme et qui l’a
exportée dans le monde entier, de reconnaître qu’il
ne s’agit là désormais que d’une pièce à classer dans
les archives historiques. »
La question de l’État-nation et de son deuil
forme le coeur de ce qu’il faut bien appeler, depuis
plus d’un demi-siècle, le malaise français. On
nomme poliment « alternance » cet atermoiement
tétanisé, cette façon de passer pendulairement de
gauche à droite, puis de droite à gauche comme
la phase maniaque suit la phase dépressive et en
prépare une autre, comme cohabitent en France
la plus oratoire critique de l’individualisme et le
cynisme le plus farouche, la plus grande générosité
et la hantise des foules. Depuis 1945, ce malaise
qui n’a eu l’air de se dissiper qu’à la faveur de mai
68 et de sa ferveur insurrectionnelle, n’a cessé de
s’approfondir. L’ère des États, des nations et des
républiques se referme ; le pays qui leur a sacrifié tout ce qu’il contenait de vivace reste abasourdi. À
la déflagration qu’a causée la simple phrase de
Jospin « l’État ne peut pas tout », on devine celle
que produira tôt ou tard la révélation qu’il ne peut
plus rien. Ce sentiment d’avoir été floué ne cesse
de grandir et de se gangrener. Il fonde la rage
latente qui monte à tout propos. Le deuil qui n’a
pas été fait de l’ère des nations est la clef de l’anachronisme
français, et des possibilités révolutionnaires
qu’il tient en réserve.
Quel qu’en soit le résultat, le rôle des prochaines
élections présidentielles est de donner le signal de
la fin des illusions françaises, de faire éclater la bulle
historique dans laquelle nous vivons et qui rend
possible des événements comme ce mouvement
contre le CPE que l’on scrute de l’étranger comme
un mauvais rêve échappé des années 1970. C’est
pourquoi personne ne veut, au fond, de ces élections.
La France est bien la lanterne rouge de la
zone occidentale.

L’Occident, aujourd’hui, c’est un GI qui fonce sur
Falloudja à bord d’un char Abraham M1 en écoutant
du hard rock à plein tube. C’est un touriste
perdu au milieu des plaines de la Mongolie, moqué
de tous et qui serre sa Carte Bleue comme son
unique planche de salut. C’est un manager qui
ne jure que par le jeu de go. C’est une jeune fille
qui cherche son bonheur parmi les fringues, les
mecs et les crèmes hydratantes. C’est un militant suisse des droits de l’homme qui se rend aux quatre
coins de la planète, solidaire de toutes les révoltes
pourvu qu’elles soient défaites. C’est un Espagnol
qui se fout pas mal de la liberté politique depuis
qu’on lui a garanti la liberté sexuelle. C’est un amateur
d’art qui offre à l’admiration médusée, et
comme dernière expression de génie moderne, un
siècle d’artistes qui, du surréalisme à l’actionisme
viennois, rivalisent du crachat le mieux ajusté à la
face de la civilisation. C’est enfin un cybernéticien
qui a trouvé dans le bouddhisme une théorie réaliste
de la conscience et un physicien des particules
qui est allé chercher dans la métaphysique hindouiste
l’inspiration de ses dernières trouvailles.
L’Occident, c’est cette civilisation qui a survécu à
toutes les prophéties sur son effondrement par un
singulier stratagème. Comme la bourgeoisie a dû se
nier en tant que classe pour permettre l’embourgeoisement
de la société, de l’ouvrier au baron. Comme
le capital a dû se sacrifier en tant que rapport salarial
pour s’imposer comme rapport social, devenant ainsi
capital culturel et capital santé autant que capital
financier. Comme le christianisme a dû se sacrifier
en tant que religion pour se survivre comme structure
affective, comme injonction diffuse à l’humilité,
à la compassion et à l’impuissance, l’Occident s’est
sacrifié en tant que civilisation particulière pour s’imposer
comme culture universelle
. L’opération se résume
ainsi : une entité à l’agonie se sacrifie comme contenu
pour se survivre en tant que forme.
L’individu en miettes se sauve en tant que forme
grâce aux technologies « spirituelles » du coaching.
Le patriarcat, en chargeant les femmes de tous
les pénibles attributs du mâle : volonté, contrôle
de soi, insensibilité. La société désintégrée, en propageant
une épidémie de sociabilité et de divertissement.
Ce sont ainsi toutes les grandes fictions
périmées de l’Occident qui se maintiennent par
des artifices qui les démentent point par point.

Il n’y a pas de « choc des civilisations ». Ce qu’il
y a, c’est une civilisation en état de mort clinique,
sur laquelle on déploie tout un appareillage de survie
artificielle, et qui répand dans l’atmosphère planétaire
une pestilence caractéristique. À ce point,
il n’y a pas une seule de ses « valeurs » à quoi elle
arrive encore à croire en quelque façon, et toute
affirmation lui fait l’effet d’un acte d’impudence,
d’une provocation qu’il convient de dépecer, de
déconstruire, et de ramener à l’état de doute.
L’impérialisme occidental, aujourd’hui, c’est celui
du relativisme, du c’est ton « point de vue », c’est
le petit regard en coin ou la protestation blessée
contre tout ce qui est assez bête, assez primitif ou
assez suffisant pour croire encore à quelque chose,
pour affirmer quoi que ce soit. C’est ce dogmatisme
du questionnement qui cligne d’un œil complice
dans toute l’intelligentsia universitaire et
littéraire. Aucune critique n’est trop radicale parmi
les intelligences postmodernistes, tant qu’elle enveloppe un néant de certitude. Le scandale, il y a
un siècle, résidait dans toute négation un peu tapageuse,
elle réside aujourd’hui dans toute affirmation
qui ne tremble pas.

Aucun ordre social ne peut durablement se fonder
sur le principe que rien n’est vrai. Aussi, il faut le
faire tenir. L’application à toute chose, de nos jours,
du concept de « sécurité » exprime ce projet d’intégrer
aux êtres mêmes, aux conduites et aux lieux
l’ordre idéal à quoi ils ne sont plus prêts à se soumettre.
« Rien n’est vrai » ne dit rien du monde,
mais tout du concept occidental de vérité. La vérité,
ici, n’est pas conçue comme un attribut des êtres
ou des choses, mais de leur représentation. Est
tenue pour vraie une représentation conforme à
l’expérience. La science est en dernier ressort cet
empire de l’universelle vérification. Or toutes les
conduites humaines, des plus ordinaires aux plus
savantes, reposent sur un socle d’évidences inégalement
formulées, toutes les pratiques partent d’un
point où choses et représentations sont indistinctement
liées, il entre dans toute vie une dose de
vérité qu’ignore le concept occidental. On peut
bien parler, ici, de « vrais gens », c’est invariablement
pour se moquer de ces pauvres d’esprit. De
là que les Occidentaux sont universellement tenus
par ceux qu’ils ont colonisés pour des menteurs
et des hypocrites. De là qu’on leur envie ce qu’ils
ont, leur avance technologique, jamais ce qu’ils sont, que l’on méprise à juste titre. On ne pourrait enseigner
Sade, Nietzsche et Artaud dans les lycées si
l’on n’avait disqualifié par avance cette notion-là
de vérité. Contenir sans fin toutes les affirmations,
désactiver pas à pas toutes les certitudes qui viennent
fatalement à se faire jour, tel est le long travail
de l’intelligence occidentale. La police et la
philosophie en sont deux moyens convergents
quoique formellement distincts.

Bien entendu, l’impérialisme du relatif trouve dans
n’importe quel dogmatisme vide, dans n’importe
quel marxisme-léninisme, n’importe quel salafisme,
dans n’importe quel néo-nazisme, un adversaire
à sa mesure : quelqu’un qui, comme les
Occidentaux, confond affirmation et provocation.

À ce stade, une contestation strictement sociale,
qui refuse de voir que ce qui nous fait face n’est
pas la crise d’une société mais l’extinction d’une
civilisation, se rend par là complice de sa perpétuation.
C’est même une stratégie courante désormais
que de critiquer cette société dans le vain
espoir de sauver cette civilisation.

Voilà. Nous avons un cadavre sur le dos, mais on
ne s’en débarrasse pas comme ça. Il n’y a rien à
attendre de la fin de la civilisation, de sa mort clinique.
Telle quelle, elle ne peut intéresser que les
historiens. C’est un fait, il faut en faire une décision. Les faits sont escamotables, la décision est
politique. Décider la mort de la civilisation, prendre
en main comment cela arrive : seule la décision nous
délestera du cadavre.

En route !

Une insurrection, nous ne voyons même plus par
où ça commence. Soixante ans de pacification, de
suspension des bouleversements historiques,
soixante ans d’anesthésie démocratique et de gestion
des événements ont affaibli en nous une certaine
perception abrupte du réel, le sens partisan
de la guerre en cours. C’est cette perception qu’il
faut recouvrer, pour commencer.

Il n’y a pas à s’indigner du fait que s’applique depuis
cinq ans une loi aussi notoirement anticonstitutionnelle
que la loi sur la Sécurité quotidienne. Il
est vain de protester légalement contre l’implosion
achevée du cadre légal. Il faut s’organiser en
conséquence.

Il n’y a pas à s’engager dans tel ou tel collectif
citoyen, dans telle ou telle impasse d’extrême
gauche, dans la dernière imposture associative.
Toutes les organisations qui prétendent contester
l’ordre présent ont elles-mêmes, en plus fantoche,
la forme, les moeurs et le langage d’États
miniatures. Toutes les velléités de « faire de la politique autrement » n’ont jamais contribué, à ce jour,
qu’à l’extension indéfinie des pseudopodes
étatiques.

Il n’y a plus à réagir aux nouvelles du jour, mais à
comprendre chaque information comme une opération
dans un champ hostile de stratégies à déchiffrer,
opération visant justement à susciter chez
tel ou tel, tel ou tel type de réaction ; et à tenir cette
opération pour la véritable information contenue
dans l’information apparente.

Il n’y a plus à attendre – une éclaircie, la révolution,
l’apocalypse nucléaire ou un mouvement social.
Attendre encore est une folie. La catastrophe n’est
pas ce qui vient, mais ce qui est là. Nous nous
situons d’ores et déjà dans le mouvement d’effondrement
d’une civilisation. C’est là qu’il faut
prendre parti.

Ne plus attendre, c’est d’une manière ou d’une
autre entrer dans la logique insurrectionnelle. C’est
entendre à nouveau, dans la voix de nos gouvernants,
le léger tremblement de terreur qui ne les
quitte jamais. Car gouverner n’a jamais été autre
chose que repousser par mille subterfuges le
moment où la foule vous pendra, et tout acte de
gouvernement rien qu’une façon de ne pas perdre
le contrôle de la population.

Nous partons d’un point d’extrême isolement,
d’extrême impuissance. Tout est à bâtir d’un processus
insurrectionnel. Rien ne paraît moins probable
qu’une insurrection, mais rien n’est plus
nécessaire.

Se trouver

S’attacher à ce que l’on éprouve comme vrai.
Partir de là

Une rencontre, une découverte, un vaste mouvement
de grève, un tremblement de terre : tout événement
produit de la vérité, en altérant notre façon
d’être au monde. Inversement, un constat qui nous
est indifférent, qui nous laisse inchangés, qui n’engage
à rien, ne mérite pas encore le nom de vérité.
Il y a une vérité sous-jacente à chaque geste, à
chaque pratique, à chaque relation, à chaque situation.
L’habitude est de l’éluder, de gérer, ce qui produit
l’égarement caractéristique du plus grand
nombre dans cette époque. En fait, tout engage à
tout. Le sentiment de vivre dans le mensonge est
encore une vérité. Il s’agit de ne pas le lâcher, de
partir de là, même. Une vérité n’est pas une vue
sur le monde mais ce qui nous tient liés à lui de
façon irréductible. Une vérité n’est pas quelque
chose que l’on détient mais quelque chose qui nous
porte. Elle me fait et me défait, elle me constitue
et me destitue comme individu, elle m’éloigne de
beaucoup et m’apparente à ceux qui l’éprouvent. L’être isolé qui s’y attache rencontre fatalement
quelques-uns de ses semblables. En fait, tout processus
insurrectionnel part d’une vérité sur laquelle
on ne cède pas. Il s’est vu à Hambourg, dans le
cours des années 1980, qu’une poignée d’habitants
d’une maison occupée décide que dorénavant il
faudrait leur passer sur le corps pour les expulser.
Il y eut un quartier assiégé de tanks et d’hélicoptères,
des journées de bataille de rue, des manifestations
monstres – et une mairie qui, finalement,
capitula. Georges Guingouin, le « premier maquisard
de France », n’eut en 1940 pour point de
départ que la certitude de son refus de l’occupation.
Il n’était alors, pour le Parti communiste,
qu’un « fou qui vit dans les bois » ; jusqu’à ce qu’ils
soient 20 000, de fous à vivre dans les bois, et à libérer
Limoges.

Ne pas reculer devant ce que toute amitié
amène de politique

On nous a fait à une idée neutre de l’amitié, comme
pure affection sans conséquence. Mais toute affinité
est affinité dans une commune vérité. Toute
rencontre est rencontre dans une commune affirmation,
fût-ce celle de la destruction. On ne se
lie pas innocemment dans une époque où tenir à
quelque chose et n’en pas démordre conduit régulièrement
au chômage, où il faut mentir pour travailler,
et travailler, ensuite, pour conserver les moyens du mensonge. Des êtres qui, partant de
la physique quantique, se jureraient d’en tirer en
tous domaines toutes les conséquences ne se lieraient
pas d’une façon moins politique que des
camarades qui mènent une lutte contre une multinationale
de l’agroalimentaire. Ils seraient amenés,
tôt ou tard, à la défection, et au combat.
Les initiateurs du mouvement ouvrier avaient
l’atelier puis l’usine pour se trouver. Ils avaient la
grève pour se compter et démasquer les jaunes. Ils
avaient le rapport salarial, qui met aux prises le
parti du Capital et le parti du Travail, pour tracer
des solidarités et des fronts à l’échelle mondiale.
Nous avons la totalité de l’espace social pour nous
trouver. Nous avons les conduites quotidiennes
d’insoumission pour nous compter et démasquer
les jaunes. Nous avons l’hostilité à cette civilisation
pour tracer des solidarités et des fronts à
l’échelle mondiale.

Ne rien attendre des organisations.
Se défier de tous les milieux existants,
et d’abord d’en devenir un

Il n’est pas rare que l’on croise, dans le cours d’une
désaffiliation conséquente, les organisations – politiques,
syndicales, humanitaires, associatives, etc.
Il arrive même que l’on y croise quelques êtres sincères
mais désespérés, ou enthousiastes mais roublards.
L’attrait des organisations tient dans leur consistance apparente – elles ont une histoire, un
siège, un nom, des moyens, un chef, une stratégie
et un discours. Elles n’en restent pas moins des
architectures vides, que peine à peupler le respect
dû à leurs origines héroïques. En toute chose
comme en chacun de leurs échelons, c’est d’abord
de leur survie en tant qu’organisations qu’elles s’occupent,
et de rien d’autre. Leurs trahisons répétées
leur ont donc le plus souvent aliéné
l’attachement de leur propre base. Et c’est pourquoi
l’on y rencontre parfois quelques êtres estimables.
Mais la promesse que contient la rencontre
ne pourra se réaliser qu’au dehors de l’organisation
et, nécessairement, contre elle.
Bien plus redoutables sont les milieux, avec leur
texture souple, leurs ragots et leurs hiérarchies
informelles. Tous les milieux sont à fuir. Chacun
d’entre eux est comme préposé à la neutralisation
d’une vérité. Les milieux littéraires sont là
pour étouffer l’évidence des écrits. Les milieux
libertaires celle de l’action directe. Les milieux
scientifiques pour retenir ce que leurs recherches
impliquent dès aujourd’hui pour le plus grand
nombre. Les milieux sportifs pour contenir dans
leurs gymnases les différentes formes de vie que
devraient engendrer les différentes formes de sport.
Sont tout particulièrement à fuir les milieux culturels
et les milieux militants. Ils sont les deux mouroirs
où viennent traditionnellement s’échouer
tous les désirs de révolution. La tâche des milieux culturels est de repérer les intensités naissantes
et de vous soustraire, en l’exposant, le sens de ce
que vous faites ; la tâche des milieux militants, de
vous ôter l’énergie de le faire. Les milieux militants
étendent leur maillage diffus sur la totalité
du territoire français, se trouvent sur le chemin de
tout devenir révolutionnaire. Ils ne sont porteurs
que du nombre de leurs échecs, et de l’amertume
qu’ils en conçoivent. Leur usure, comme l’excès
de leur impuissance, les ont rendus inaptes à saisir
les possibilités du présent. On y parle bien trop,
au reste, afin de meubler une passivité malheureuse
 ; et cela les rend peu sûrs policièrement.
Comme il est vain d’espérer d’eux quelque chose,
il est stupide d’être déçu de leur sclérose. Il suffit
de les laisser à leur crevaison.
Tous les milieux sont contre-révolutionnaires,
parce que leur unique affaire est de préserver leur
mauvais confort.

Se constituer en communes

La commune, c’est ce qui se passe quand des êtres
se trouvent, s’entendent et décident de cheminer
ensemble. La commune, c’est peut-être ce qui se
décide au moment où il serait d’usage de se séparer.
C’est la joie de la rencontre qui survit à son
étouffement de rigueur. C’est ce qui fait qu’on se
dit « nous », et que c’est un événement. Ce qui
est étrange n’est pas que des êtres qui s’accordent forment une commune, mais qu’ils restent séparés.
Pourquoi les communes ne se multiplieraient
pas à l’infini ? Dans chaque usine, dans chaque rue,
dans chaque village, dans chaque école. Enfin le
règne des comités de base ! Mais des communes
qui accepteraient d’être ce qu’elles sont là où elles
sont. Et si possible, une multiplicité de communes
qui se substitueraient aux institutions de la société :
la famille, l’école, le syndicat, le club sportif, etc.
Des communes qui ne craindraient pas, outre leurs
activités proprement politiques, de s’organiser pour
la survie matérielle et morale de chacun de leurs
membres et de tous les paumés qui les entourent.
Des communes qui ne se définiraient pas – comme
le font généralement les collectifs – par un dedans
et un dehors, mais par la densité des liens en leur
sein. Non par les personnes qui les composent,
mais par l’esprit qui les anime.
Une commune se forme chaque fois que
quelques-uns, affranchis de la camisole individuelle,
se prennent à ne compter que sur eux-mêmes et
à mesurer leur force à la réalité. Toute grève sauvage
est une commune, toute maison occupée collectivement
sur des bases nettes est une commune,
les comités d’action de 68 étaient des communes
comme l’étaient les villages d’esclaves marrons aux
États-Unis, ou bien encore radio Alice, à Bologne,
en 1977. Toute commune veut être à elle-même
sa propre base. Elle veut dissoudre la question des
besoins. Elle veut briser, en même temps que toute dépendance économique, toute sujétion politique,
et dégénère en milieu dès qu’elle perd le contact
avec les vérités qui la fondent. Il y a toutes sortes
de communes, qui n’attendent ni le nombre, ni les
moyens, encore moins le « bon moment » qui ne
vient jamais, pour s’organiser.

S’organiser

S’organiser pour ne plus devoir travailler

Les planques se font rares, et à vrai dire, c’est bien
souvent perdre trop de temps encore que de continuer
à s’y ennuyer. Elles se signalent en outre par
de piètres conditions de sieste et de lecture.
On sait que l’individu existe si peu qu’il doit
gagner sa vie, qu’il doit échanger son temps contre
un peu d’existence sociale. Du temps personnel,
pour de l’existence sociale : voilà le travail, voilà
le marché. Le temps de la commune échappe d’emblée
au travail, il ne marche pas dans la combine,
il lui en préférera d’autres. Des groupes de piqueteros
argentins soutirent collectivement une sorte
de RMI local conditionné par quelques heures
de travail ; ils ne font pas les heures, mettent en
commun leurs gains et se dotent d’ateliers de
confection, d’une boulangerie, mettent en place
les jardins dont ils ont besoin.
Il y a de l’argent à aller chercher pour la commune,
aucunement à devoir gagner sa vie. Toutes
les communes ont leurs caisses noires. Les combines
sont multiples. Outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études
cumulées, les primes soutirées pour des accouchements
fictifs, tous les trafics, et tant d’autres
moyens qui naissent à chaque mutation du
contrôle. Il ne tient pas à nous de les défendre, ni
de nous installer dans ces abris de fortune ou de
les préserver comme un privilège d’initié. Ce qu’il
est important de cultiver, de diffuser, c’est cette
nécessaire disposition à la fraude, et d’en partager
les innovations. Pour les communes, la question
du travail ne se pose qu’en fonction des autres
revenus existants. Il ne faut pas négliger tout ce
qu’au passage certains métiers, formations ou
postes bien placés procurent de connaissances
utiles.

L’exigence de la commune, c’est de libérer pour
tous le plus de temps possible. Exigence qui ne
se compte pas seulement, pas essentiellement, en
nombre d’heures vierges de toute exploitation salariale.
Le temps libéré ne nous met pas en vacance.
Le temps vacant, le temps mort, le temps du vide
et de la peur du vide, c’est le temps du travail. Il
n’y a plus désormais un temps à remplir, mais une
libération d’énergie qu’aucun « temps » ne
contient ; des lignes qui se dessinent, qui s’accusent,
que nous pouvons suivre à loisir, jusqu’au
bout, jusqu’à les voir en croiser d’autres.

Piller, cultiver, fabriquer

Des anciens de Metaleurop se font braqueurs plutôt
que matons. Des employés d’EDF font passer
à leurs proches de quoi truquer les compteurs.
Le matériel « tombé du camion » se revend à tout
va. Un monde qui se proclame si ouvertement
cynique ne pouvait s’attendre de la part des prolétaires
à beaucoup de loyauté.
D’un côté, une commune ne peut tabler sur
l’éternité de l’« État providence », de l’autre elle
ne peut compter vivre longtemps du vol à l’étalage,
de la récup’ dans les poubelles des supermarchés
ou nuitamment dans les entrepôts des
zones industrielles, du détournement de subventions,
des arnaques aux assurances et autres fraudes,
bref : du pillage. Elle doit donc se soucier d’accroître
en permanence le niveau et l’étendue de
son auto-organisation. Que les tours, les fraiseuses,
les photocopieuses vendus au rabais à la fermeture
d’une usine servent en retour à appuyer quelque
conspiration contre la société marchande, rien
ne serait plus logique.
Le sentiment de l’imminence de l’effondrement
est partout si vif de nos jours que l’on peine à
dénombrer toutes les expérimentations en cours
en fait de construction, d’énergie, de matériaux,
d’illégalisme ou d’agriculture. Il y a là tout un
ensemble de savoirs et de techniques qui n’attend
que d’être pillé et arraché à son emballage moraliste, caillera ou écolo. Mais cet ensemble n’est
encore qu’une partie de toutes les intuitions, de
tous les savoir-faire, de cette ingéniosité propre aux
bidonvilles qu’il nous faudra bien déployer si nous
comptons repeupler le désert métropolitain et assurer
la viabilité à moyen terme d’une insurrection.
Comment communiquer et se mouvoir dans une
interruption totale des flux ? Comment restaurer
les cultures vivrières des zones rurales jusqu’à ce
qu’elles puissent à nouveau supporter les densités
de peuplement qu’elles avaient encore il y a
soixante ans ? Comment transformer des espaces
bétonnés en potagers urbains, comme Cuba l’a fait
pour pouvoir soutenir l’embargo américain et la
liquidation de l’URSS ?

Former et se former

Nous qui avons tant usé des loisirs autorisés par
la démocratie marchande, que nous en est-il resté ?
Qu’est-ce qui a bien pu un jour nous pousser à aller
jogger le dimanche matin ? Qu’est-ce qui tient tous
ces fanatiques de karaté, ces fondus de bricolage,
de pêche ou de mycologie ? Quoi, sinon la nécessité
de remplir un complet désoeuvrement, de
reconstituer sa force de travail ou son « capital
santé » ? La plupart des loisirs pourraient aisément
se dépouiller de leur caractère d’absurdité, et devenir
autre chose que des loisirs. La boxe n’a pas toujours
été réservée à faire des démonstrations pour le Téléthon ou à donner des matchs à grand spectacle.
La Chine du début du XXe siècle, dépecée par
des hordes de colons et affamée par de trop longues
sécheresses, a vu des centaines de milliers de paysans
pauvres s’organiser autour d’innombrables
clubs de boxe à ciel ouvert pour reprendre aux
riches et aux colons ce dont ils avaient été spoliés.
Ce fut la révolte des boxers. Il ne sera jamais
trop tôt pour apprendre et pratiquer ce que des
temps moins pacifiés, moins prévisibles vont requérir
de nous. Notre dépendance à la métropole – à
sa médecine, à son agriculture, à sa police – est
telle, à présent, que nous ne pouvons l’attaquer
sans nous mettre en péril nous-mêmes. C’est la
conscience informulée de cette vulnérabilité qui
fait l’autolimitation spontanée des mouvements
sociaux actuels, qui fait redouter les crises et désirer
la « sécurité ». C’est par elle que les grèves
ont troqué l’horizon de la révolution pour celui du
retour à la normale. Se dégager de cette fatalité
appelle un long et consistant processus d’apprentissage,
des expérimentations multiples, massives.
Il s’agit de savoir se battre, crocheter des serrures,
soigner des fractures aussi bien que des angines,
construire un émetteur radio pirate, monter des
cantines de rue, viser juste, mais aussi rassembler
les savoirs épars et constituer une agronomie de
guerre, comprendre la biologie du plancton, la
composition des sols, étudier les associations de
plantes et ainsi retrouver les intuitions perdues, tous les usages, tous les liens possibles avec notre
milieu immédiat et les limites au-delà desquelles
nous l’épuisons ; cela dès aujourd’hui, et pour les
jours où il nous faudra en obtenir plus qu’une part
symbolique de notre nourriture et de nos soins.

Créer des territoires. Multiplier les zones d’opacité

De plus en plus de réformistes conviennent aujourd’hui
qu’« à l’approche du peak oil », et « pour
réduire les émissions de gaz à effet de serre », il
va bien falloir « relocaliser l’économie », favoriser
l’approvisionnement régional, les circuits courts
de distribution, renoncer à la facilité des importations
lointaines, etc. Ce qu’ils oublient, c’est que
le propre de tout ce qui se fait localement en fait
d’économie est de se faire au noir, de manière
« informelle » ; que cette simple mesure écologique
de relocalisation de l’économie implique rien
moins que de s’affranchir du contrôle étatique, ou
de s’y soumettre sans réserve.
Le territoire actuel est le produit de plusieurs
siècles d’opérations de police. On a refoulé le
peuple hors de ses campagnes, puis hors de ses rues,
puis hors de ses quartiers et finalement hors de ses
halls d’immeuble, dans l’espoir dément de contenir
toute vie entre les quatre murs suintants du
privé. La question du territoire ne se pose pas pour
nous comme pour l’État. Il ne s’agit pas de le tenir.
Ce dont il s’agit, c’est de densifier localement les communes, les circulations et les solidarités à tel
point que le territoire devienne illisible, opaque
à toute autorité. Il n’est pas question d’occuper,
mais d’être le territoire.
Chaque pratique fait exister un territoire –
territoire du deal ou de la chasse, territoire des jeux
d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire
du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règle
est simple : plus il y a de territoires qui se superposent
sur une zone donnée, plus il y a de circulation
entre eux, et moins le pouvoir trouve de prise.
Bistrots, imprimeries, salles de sport, terrains vagues,
échoppes de bouquinistes, toits d’immeubles, marchés
improvisés, kebabs, garages, peuvent aisément
échapper à leur vocation officielle pour peu qu’il s’y
trouve suffisamment de complicités. L’auto-organisation
locale, en surimposant sa propre géographie
à la cartographie étatique, la brouille, l’annule ;
elle produit sa propre sécession.

Voyager. Tracer nos propres voies de communication

Le principe des communes n’est pas d’opposer à la
métropole et sa mobilité l’enracinement local et
la lenteur. Le mouvement expansif de constitution
de communes doit doubler souterrainement celui
de la métropole. Nous n’avons pas à rejeter les possibilités
de déplacement et de communication
offertes par les infrastructures marchandes, juste
à en connaître les limites. Il suffit d’y être assez prudents, assez anodins. Se rendre visite est autrement
plus sûr, ne laisse pas de trace et forge des liens bien
plus consistants que toute liste de contacts sur
Internet. Le privilège concédé à nombre d’entre
nous de pouvoir « circuler librement » d’un bout
à l’autre du continent et sans trop de problème dans
le monde entier, est un atout non négligeable pour
faire communiquer les foyers de conspiration. C’est
l’une des grâces de la métropole que de permettre
à des Américains, des Grecs, des Mexicains et des
Allemands de se retrouver furtivement à Paris le
temps d’une discussion stratégique.
Le mouvement permanent entre les communes
amies est de ces choses qui les gardent du desséchement
comme de la fatalité du renoncement.
Accueillir des camarades, se tenir au courant de
leurs initiatives, méditer leur expérience, s’ajouter
les techniques qu’ils maîtrisent font plus pour une
commune que de stériles examens de conscience
à huis-clos. On aurait tort de sous-estimer ce qui
peut s’élaborer de décisif dans ces soirées passées
à confronter nos vues sur la guerre en cours.

Renverser, de proche en proche, tous les obstacles

Comme on sait, les rues débordent d’incivilités.
Entre ce qu’elles sont réellement et ce qu’elles
devraient être, il y a la force centripète de toute
police, qui s’évertue à ramener l’ordre ; et en face,
il y a nous, c’est-à-dire le mouvement inverse, centrifuge. Nous ne pouvons que nous réjouir, partout
où ils surgissent, de l’emportement et du
désordre. Rien d’étonnant à ce que ces fêtes nationales
qui ne fêtent plus rien tournent systématiquement
mal, désormais. Rutilant ou déglingué,
le mobilier urbain – mais où commence-t-il ? où
finit-il ? – matérialise notre commune dépossession.
Persévérant dans son néant, il ne demande
qu’à y retourner pour de bon. Contemplons ce qui
nous entoure : tout cela attend son heure, la métropole
prend d’un coup des airs de nostalgie, comme
seuls en ont les champs de ruines.
Qu’elles deviennent méthodiques, qu’elles se
systématisent, et les incivilités confluent dans une
guérilla diffuse, efficace, qui nous rend à notre
ingouvernabilité, à notre indiscipline primordiales.
Il est troublant qu’au nombre des vertus militaires
reconnues au partisan figure justement l’indiscipline.
En fait, on n’aurait jamais dû délier rage et
politique. Sans la première, la seconde se perd en
discours ; et sans la seconde, la première s’épuise
en hurlements. Ce n’est jamais sans coups de
semonce que des mots comme « enragés » ou
« exaltés » refont surface en politique.

Pour la méthode, retenons du sabotage le principe
suivant : un minimum de risque dans l’action, un
minimum de temps, un maximum de dommages.
Pour la stratégie, on se souviendra qu’un obstacle
renversé mais non submergé – un espace libéré mais non habité – est aisément remplacé par un
autre obstacle, plus résistant et moins attaquable.
Inutile de s’appesantir sur les trois types de sabotage
ouvrier : ralentir le travail, du « va-y mollo »
à la grève du zèle ; casser les machines, ou en entraver
la marche ; ébruiter les secrets de l’entreprise.
Élargis aux dimensions de l’usine sociale, les principes
du sabotage se généralisent de la production
à la circulation. L’infrastructure technique de la
métropole est vulnérable : ses flux ne sont pas seulement
transports de personnes et de marchandises,
informations et énergie circulent à travers
des réseaux de fils, de fibres et de canalisations,
qu’il est possible d’attaquer. Saboter avec quelque
conséquence la machine sociale implique aujourd’hui
de reconquérir et réinventer les moyens d’interrompre
ses réseaux. Comment rendre
inutilisable une ligne de TGV, un réseau électrique
 ? Comment trouver les points faibles des
réseaux informatiques, comment brouiller des
ondes radios et rendre à la neige le petit écran ?
Quant aux obstacles sérieux, il est faux de réputer
impossible toute destruction. Ce qu’il y a de
prométhéen là-dedans tient et se résume à une certaine
appropriation du feu, hors tout volontarisme
aveugle. En 356 av. J.C., Erostrate brûle le temple
d’Artémis, l’une des sept merveilles du monde. En
nos temps de décadence achevée, les temples n’ont
d’imposant que cette vérité funèbre qu’ils sont déjà
des ruines.
Anéantir ce néant n’a rien d’une triste besogne.
L’agir y retrouve une nouvelle jeunesse. Tout prend
sens, tout s’ordonne soudain, espace, temps, amitié.
On y fait flèche de tout bois, on y retrouve
l’usage – on n’est que flèche. Dans la misère des
temps, « tout niquer » fait peut-être office – non
sans raison, il faut bien l’avouer – de dernière
séduction collective.

Fuir la visibilité. Tourner l’anonymat
en position offensive

Dans une manifestation, une syndicaliste arrache
le masque d’un anonyme, qui vient de casser une
vitrine : « Assume ce que tu fais, plutôt que de te
cacher. » Être visible, c’est être à découvert, c’està-
dire avant tout vulnérable. Quand les gauchistes
de tous pays ne cessent de « visibiliser » leur cause
– qui celle des clochards, qui celle des femmes, qui
celle des sans-papiers – dans l’espoir qu’elle soit
prise en charge, ils font l’exact contraire de ce qu’il
faudrait faire. Non pas se rendre visible, mais tourner
à notre avantage l’anonymat où nous avons été
relégués et, par la conspiration, l’action nocturne
ou cagoulée, en faire une inattaquable position
d’attaque. L’incendie de novembre 2005 en offre
le modèle. Pas de leader, pas de revendication, pas
d’organisation, mais des paroles, des gestes, des
complicités. N’être socialement rien n’est pas une
condition humiliante, la source d’un tragique manque de reconnaissance – être reconnu : par
qui ? –, mais au contraire la condition d’une liberté
d’action maximale. Ne pas signer ses méfaits, n’afficher
que des sigles fantoches – on se souvient
encore de l’éphémère BAFT (Brigade Anti-Flic
des Tarterêts) – est une façon de préserver cette
liberté. De toute évidence, constituer un sujet
« banlieue » qui serait l’auteur des « émeutes de
novembre 2005 » aura été l’une des premières
manoeuvres défensives du régime. Voir la gueule
de ceux qui sont quelqu’un dans cette société peut
aider à comprendre la joie de n’y être personne.
La visibilité est à fuir. Mais une force qui s’agrège
dans l’ombre ne peut l’esquiver à jamais. Il s’agit
de repousser notre apparition en tant que force
jusqu’au moment opportun. Car plus tard la visibilité
nous trouve, plus forts elle nous trouve. Et
une fois entré dans la visibilité, notre temps est
compté. Soit nous sommes en état de pulvériser
son règne à brève échéance, soit c’est lui qui sans
tarder nous écrase.

Organiser l’autodéfense

Nous vivons sous occupation, sous occupation policière.
Les rafles de sans-papiers en pleine rue, les
voitures banalisées sillonnant les boulevards, la
pacification des quartiers de la métropole par des
techniques forgées dans les colonies, les déclamations
du ministre de l’Intérieur contre les « bandes » dignes de la guerre d’Algérie nous le
rappellent quotidiennement. C’est assez de motifs
pour ne plus se laisser écraser, pour s’engager dans
l’autodéfense.
À mesure qu’elle grandit et rayonne, une commune
voit peu à peu les opérations du pouvoir
prendre pour cible ce qui la constitue. Ces contreattaques
prennent la forme de la séduction, de la
récupération et, en dernier recours, celle de la force
brute. L’autodéfense doit être pour les communes
une évidence collective, tant pratique que théorique.
Parer à une arrestation, se réunir prestement
en nombre contre des tentatives d’expulsion,
mettre à l’abri l’un des nôtres, ne seront pas des
réflexes superflus dans les temps qui viennent.
Nous ne pouvons sans cesse reconstruire nos bases.
Qu’on cesse de dénoncer la répression, qu’on s’y
prépare.
L’affaire n’est pas simple, car à mesure que l’on
attend de la population un surcroît de travail policier
– de la délation à l’engagement occasionnel dans
les milices citoyennes –, les forces de police se fondent
dans la foule. Le modèle passepartout
de l’intervention policière, même en situation
émeutière, c’est désormais le flic en civil.
L’efficacité de la police lors des dernières manifs
contre le CPE venait de ces civils qui se mêlaient à
la cohue, attendant l’incident pour se dévoiler :
gazeuse, matraque, flashball, interpellation ; le tout
en coordination avec les services d’ordre des syndicats. La simple possibilité de leur présence suffit
à jeter le soupçon parmi les manifestants : qui est
qui ?, et à paralyser l’action. Étant admis qu’une manifestation
n’est pas un moyen de se compter mais bien
un moyen d’agir, nous avons à nous doter des moyens
de démasquer les civils, les chasser et le cas échéant
leur arracher ceux qu’ils tentent d’arrêter.
La police n’est pas invincible dans la rue, elle a
simplement des moyens pour s’organiser, s’entraîner
et tester sans cesse de nouvelles armes.
En comparaison, nos armes à nous seront toujours
rudimentaires, bricolées et bien souvent improvisées
sur place. Elles ne prétendent en aucun cas
rivaliser en puissance de feu, mais visent à tenir à
distance, à détourner l’attention, à exercer une
pression psychologique ou forcer par surprise un
passage et gagner du terrain. Toute l’innovation
déployée dans les centres de préparation à la guérilla
urbaine de la gendarmerie française ne suffit
manifestement pas, et ne suffira sans doute jamais
à répondre assez promptement à une multiplicité
mouvante pouvant frapper à plusieurs endroits à
la fois et qui surtout s’efforce de toujours garder
l’initiative.
Les communes sont évidemment vulnérables à
la surveillance et aux enquêtes policières, à la police
scientifique et au renseignement. Les vagues d’arrestations
d’anarchistes en Italie et d’ecowarriors
aux États-Unis ont été permises par des écoutes.
Toute garde à vue donne maintenant lieu à une prise d’ADN et nourrit un fichier toujours plus
complet. Un squatteur barcelonais a été retrouvé
parce qu’il avait laissé des empreintes sur les tracts
qu’il distribuait. Les méthodes de fichage s’améliorent
sans cesse, notamment par la biométrie. Et
si la carte d’identité électronique venait à être mise
en place, notre tâche n’en serait que plus difficile.
La Commune de Paris avait en partie réglé
le problème du fichage : en brûlant l’Hôtel de Ville,
les incendiaires détruisaient les registres de l’état
civil. Reste à trouver les moyens de détruire à
jamais des données informatisées.

Insurrection

La commune est l’unité élémentaire de la réalité
partisane. Une montée insurrectionnelle n’est
peut-être rien d’autre qu’une multiplication de
communes, leur liaison et leur articulation. Selon
le cours des événements, les communes se fondent
dans des entités de plus grande envergure, ou bien
encore se fractionnent. Entre une bande de frères
et de soeurs liés « à la vie à la mort » et la réunion
d’une multiplicité de groupes, de comités, de bandes
pour organiser l’approvisionnement et l’autodéfense
d’un quartier, voire d’une région en soulèvement,
il n’y a qu’une différence d’échelle, elles
sont indistinctement des communes.
Toute commune ne peut que tendre vers l’autosubsistance
et éprouver en son sein l’argent comme
une chose dérisoire et, pour tout dire, déplacée.
La puissance de l’argent est de former un lien entre
ceux qui sont sans lien, de lier des étrangers en tant
qu’étrangers
et par là, en mettant toute chose en
équivalence, de tout mettre en circulation. La capacité
de l’argent à tout lier se paye de la superficialité
de ce lien, où le mensonge est la règle. La
défiance est le fond de la relation de crédit. Le règne de l’argent doit toujours être, de ce fait, le
règne du contrôle. L’abolition pratique de l’argent
ne peut se faire que par l’extension des communes.
L’extension des communes doit pour chacune obéir
au souci de ne pas dépasser une certaine taille au-delà
de quoi elle perd contact avec elle-même, et
suscite presque immanquablement une caste dominante.
La commune préférera alors se scinder et
de la sorte s’étendre, en même temps qu’elle prévient
une issue malheureuse.
Le soulèvement de la jeunesse algérienne, qui
a embrasé toute la Kabylie au printemps 2001,
est parvenu à une reprise quasi totale du territoire,
attaquant les gendarmeries, les tribunaux et toutes
les représentations de l’État, généralisant l’émeute,
jusqu’au retrait unilatéral des forces de l’ordre, jusqu’à
empêcher physiquement les élections de se
tenir. La force du mouvement aura été dans la complémentarité
diffuse entre des composantes multiples
– qui ne furent que très partiellement
représentées dans les interminables et désespérément
masculines assemblées des comités de village
et autres comités populaires. Les « communes » de
la toujours frémissante insurrection algérienne ont
tantôt le visage de ces jeunes « cramés » à casquette
balançant des bouteilles de gaz sur les CNS (CRS)
depuis le toit d’un immeuble de Tizi Ouzou, tantôt
le sourire narquois d’un vieux maquisard drapé
dans son burnous, tantôt encore l’énergie des
femmes d’un village de montagne faisant tourner, envers et contre tout, les cultures et l’élevage
traditionnels, sans lesquels les blocages de l’économie
de la région n’auraient jamais pu être si répétés
ni si systématiques.

Faire feu de toute crise

« Il faut en outre ajouter que l’on ne pourrait pas
traiter l’ensemble de la population française. Il faudra
donc faire des choix. » C’est ainsi qu’un expert
en virologie résume au Monde ce qui adviendrait
en cas de pandémie de grippe aviaire, le 7 septembre
2005. « Menaces terroristes », « catastrophes naturelles
 », « alertes virales », « mouvements sociaux »
et « violences urbaines » sont pour les gestionnaires
de la société autant de moments d’instabilité où ils
assoient leur pouvoir par la sélection de ce qui leur
complaît et l’anéantissement de ce qui les embarrasse.
C’est donc donc aussi, logiquement, l’occasion
pour toute autre force de s’agréger ou de se
renforcer, en prenant le parti inverse.
L’interruption des flux de marchandises, la suspension
de la normalité – il suffit de voir ce qui fait
retour de vie sociale dans un immeuble soudainement
privé d’électricité pour imaginer ce que
pourrait devenir la vie dans une ville privée de tout
– et du contrôle policier libèrent des potentialités
d’auto-organisation impensables en d’autres
circonstances. Cela n’échappe à personne. Le mouvement
ouvrier révolutionnaire l’avait bien compris, qui a fait des crises de l’économie bourgeoise
les points d’orgue de sa montée en puissance.
Aujourd’hui, les partis islamiques ne sont jamais
aussi forts que là où ils ont su intelligemment suppléer
à la faiblesse de l’État, par exemple : lors de
la mise en place des secours après le tremblement
de terre de Boumerdès en Algérie, ou encore dans
l’assistance quotidienne à la population du Liban-
Sud détruit par l’armée israélienne.
Comme nous le mentionnions plus haut, la dévastation
de la Nouvelle-Orléans par l’ouragan Katrina
a donné l’occasion à toute une frange du mouvement
anarchiste nord-américain de prendre une
consistance inconnue en ralliant tous ceux qui, sur
place, résistent au déplacement forcé. Les cantines
de rue supposent d’avoir pensé au préalable l’approvisionnement ;
l’aide médicale d’urgence exige
que l’on ait acquis le savoir et le matériel nécessaires,
tout comme l’installation de radios libres.
Ce qu’elles contiennent de joie, de dépassement de
la débrouille individuelle, de réalité tangible insoumise
au quotidien de l’ordre et du travail garantit
la fécondité politique de pareilles expériences.
Dans un pays comme la France, où les nuages
radioactifs s’arrêtent à la frontière et où l’on ne
craint pas de construire un cancéropole sur l’ancien
site classé Seveso de l’usine AZF, c’est moins
sur les crises « naturelles » qu’il faut compter que
sur les crises sociales. C’est aux mouvements
sociaux qu’il revient ici le plus souvent d’interrompre le cours normal du désastre. Certes, ces
dernières années, les diverses grèves furent principalement
des occasions pour le pouvoir et les
directions d’entreprises de tester leur capacité à
maintenir un « service minimum » toujours plus
large, jusqu’à rendre l’arrêt de travail à sa pure
dimension symbolique – à peine plus dommageable
qu’une chute de neige ou un suicide sur la voie.
Mais en bouleversant les pratiques militantes installées
par l’occupation systématique des établissements
et le blocage obstiné, les luttes lycéennes
de 2005 et contre le CPE ont rappelé la capacité
de nuisance et d’offensive diffuse des grands mouvements.
Par toutes les bandes qu’elles ont suscitées
dans leur sillage, elles ont laissé entrevoir à
quelles conditions des mouvements peuvent devenir
le lieu d’émergence de nouvelles communes.

Saboter toute instance de représentation.
Généraliser la palabre.
Abolir les assemblées générales

Tout mouvement social rencontre comme premier
obstacle, bien avant la police proprement dite,
les forces syndicales et toute cette microbureaucratie
dont la vocation est d’encadrer les luttes. Les
communes, les groupes de base, les bandes se
défient spontanément d’elles. C’est pourquoi les
parabureaucrates ont inventé depuis vingt ans les
coordinations qui, dans leur absence d’étiquette, ont l’air plus innocentes, mais n’en demeurent pas
moins le terrain idéal de leurs manoeuvres. Qu’un
collectif égaré s’essaie à l’autonomie et ils n’ont
alors de cesse de le vider de tout contenu en en
écartant résolument les bonnes questions. Ils sont
farouches, ils s’échauffent ; non par passion du
débat, mais dans leur vocation à le conjurer. Et
quand leur défense acharnée de l’apathie a enfin
raison du collectif, ils en expliquent l’échec par
le manque de conscience politique. Il faut dire
qu’en France, grâce notamment à l’activité forcenée
des différentes chapelles trotskistes, ce n’est
pas l’art de la manipulation politique qui fait défaut
dans la jeunesse militante. De l’incendie de
novembre 2005, ce n’est pas elle qui aura su tirer
cette leçon : toute coordination est superflue là où
il y a de la coordination, les organisations sont toujours
de trop là où l’on s’organise.
Un autre réflexe est, au moindre mouvement, de
faire une assemblée générale et de voter. C’est une
erreur. Le simple enjeu du vote, de la décision à
remporter, suffit à changer l’assemblée en cauchemar,
à en faire le théâtre où s’affrontent toutes
les prétentions au pouvoir. Nous subissons là le
mauvais exemple des parlements bourgeois.
L’assemblée n’est pas faite pour la décision mais
pour la palabre, pour la parole libre s’exerçant sans
but.
Le besoin de se rassembler est aussi constant,
chez les humains, qu’est rare la nécessité de décider. Se rassembler répond à la joie d’éprouver une
puissance commune. Décider n’est vital que dans
les situations d’urgence, où l’exercice de la démocratie
est de toute façon compromis. Pour le reste
du temps, le problème n’est celui du « caractère
démocratique du processus de prise de décision »
que pour les fanatiques de la procédure. Il n’y a pas
à critiquer les assemblées ou à les déserter, mais à
y libérer la parole, les gestes et les jeux entre les
êtres. Il suffit de voir que chacun n’y vient pas seulement
avec un point de vue, une motion, mais
avec des désirs, des attachements, des capacités,
des forces, des tristesses et une certaine disponibilité.
Si l’on parvient ainsi à déchirer ce fantasme
de l’Assemblée Générale au profit d’une telle assemblée
des présences
, si l’on parvient à déjouer la toujours
renaissante tentation de l’hégémonie, si l’on
cesse de se fixer la décision comme finalité, il y a
quelques chances que se produise une de ces prises
en masse
, l’un de ces phénomènes de cristallisation
collective où une décision prend les êtres, dans leur
totalité ou seulement pour partie.
Il en va de même pour décider d’actions. Partir
du principe que « l’action doit ordonner le déroulement
d’une assemblée », c’est rendre impossible
tant le bouillonnement du débat que l’action efficace.
Une assemblée nombreuse de gens étrangers
les uns aux autres se condamne à commettre des
spécialistes de l’action, c’est-à-dire à délaisser l’action
pour son contrôle. D’un côté, les mandatés sont par définition entravés dans leur action, de
l’autre, rien ne les empêche de berner tout le
monde.
Il n’y a pas à poser une forme idéale à l’action.
L’essentiel est que l’action se donne une forme,
qu’elle la suscite et ne la subisse pas. Cela suppose
le partage d’une même position politique, géographique
– comme les sections de la Commune
de Paris pendant la Révolution française –, ainsi
que le partage d’un même savoir circulant. Quant
à décider d’actions, tel pourrait être le principe :
que chacun aille en reconnaissance, qu’on recoupe
les renseignements, et la décision viendra d’elle-même,
elle nous prendra plus que nous ne la prendrons.
La circulation du savoir annule la hiérarchie,
elle égalise par le haut. Communication horizontale,
proliférante, c’est aussi la meilleure forme de
coordination des différentes communes, pour en
finir avec l’hégémonie.

Bloquer l’économie, mais mesurer notre puissance
de blocage à notre niveau d’auto-organisation

Fin juin 2006, dans tout l’État de Oaxaca, les occupations
de mairies se multiplient, les insurgés occupent
des édifices publics. Dans certaines communes,
ils expulsent les maires et réquisitionnent les véhicules
officiels. Un mois plus tard, les accès à certains
hôtels et complexes touristiques sont bloqués.
Le ministre du Tourisme parle de catastrophe « comparable à l’ouragan Wilma ». Quelques
années plus tôt, le blocage était devenu l’une des
principales formes d’action du mouvement de
révolte argentin, les différents groupes locaux se
portant mutuellement secours en bloquant tel ou
tel axe, menaçant en permanence, par leur action
conjointe, de paralyser tout le pays si leurs revendications
n’étaient pas satisfaites. Une telle menace
fut longtemps un puissant levier aux mains des cheminots,
électriciens-gaziers, chauffeurs routiers.
Le mouvement contre le CPE n’a pas hésité à bloquer
gares, périphériques, usines, autoroutes,
supermarchés et même aéroports. Il ne fallait pas
plus de trois cents personnes, à Rennes, pour
immobiliser la rocade pendant des heures et provoquer
quarante kilomètres de bouchons.
Tout bloquer, voilà désormais le premier réflexe
de tout ce qui se dresse contre l’ordre présent. Dans
une économie délocalisée, où les entreprises fonctionnent
à flux tendu, où la valeur dérive de la
connexion au réseau, où les autoroutes sont des
maillons de la chaîne de production dématérialisée
qui va de sous-traitant en sous-traitant et de
là à l’usine de montage, bloquer la production, c’est
aussi bien bloquer la circulation.
Mais il ne peut s’agir de bloquer plus que ne l’autorise
la capacité de ravitaillement et de communication
des insurgés, l’auto-organisation effective
des différentes communes. Comment se nourrir
une fois que tout est paralysé ? Piller les commerces, comme cela s’est fait en Argentine, a ses
limites ; aussi immenses que soient les temples de
la consommation, ils ne sont pas d’infinis garde-manger.
Acquérir dans la durée l’aptitude à se procurer
la subsistance élémentaire implique donc de
s’approprier les moyens de leur production. Et sur
ce point, il paraît bien inutile d’attendre plus longtemps.
Laisser comme aujourd’hui à deux pour
cent de la population le soin de produire l’alimentation
de tous les autres est une ineptie historique
autant que stratégique.

Libérer le territoire de l’occupation policière.
Éviter autant que possible l’affrontement direct

« Cette affaire met en lumière que nous n’avons
pas à faire à des jeunes qui réclament davantage de
social mais à des individus qui déclarent la guerre
à la République », notait un flic lucide à propos
de récentes embuscades. L’offensive visant à libérer
le territoire de son occupation policière est déjà
engagée, et peut compter sur les inépuisables
réserves de ressentiment que ces forces ont réunies
contre elles. Les « mouvements sociaux » euxmêmes
sont peu à peu gagnés par l’émeute, non
moins que les fêtards de Rennes qui pendant l’année
2005 ont affronté les CRS tous les jeudis soir
ou ceux de Barcelone qui ont récemment, lors d’un
botellion, dévasté une artère commerciale de la ville.
Le mouvement contre le CPE a vu le retour régulier du cocktail molotov. Mais sur ce point, certaines
banlieues restent indépassées. Notamment
dans cette technique qui se perpétue depuis longtemps
déjà : le guet-apens. Ainsi celui du 13 octobre
2006 à Épinay : des équipes de la BAC tournaient
vers 23 heures à la suite d’un appel signalant un
vol à la roulotte ; à leur arrivée, une des équipes
« s’est trouvée bloquée par deux véhicules placés
en travers de la route et par plus d’une trentaine
d’individus, porteurs de barres de fer et d’armes
de poing qui ont jeté des pierres sur le véhicule
et utilisé à l’encontre des policiers du gaz lacrymogène
 ». À plus petite échelle, on pense aux commissariats
de quartiers attaqués pendant les heures
de fermeture : vitres cassées, voitures incendiées.
C’est un des acquis des derniers mouvements
qu’une véritable manifestation est dorénavant
« sauvage », non déclarée à la préfecture. Ayant
le choix du terrain, on aura soin, comme le Black
Bloc à Gênes en 2001, de contourner les zones
rouges, de fuir l’affrontement direct et, décidant
du trajet, de promener les flics au lieu d’être promenés
par la police, notamment syndicale, notamment
pacifiste. Il s’est vu alors qu’un millier de
personnes déterminées fasse reculer des cars entiers
de carabinieri pour finalement les incendier.
L’important n’est pas tant d’être le mieux armé que
d’avoir l’initiative. Le courage n’est rien, la
confiance dans son propre courage est tout. Avoir
l’initiative y contribue.
Tout incite, cependant, à envisager les confrontations
directes comme des points de fixation des
forces adverses permettant de temporiser et d’attaquer
ailleurs – même tout près. Qu’on ne puisse
pas empêcher qu’une confrontation ait lieu n’interdit
pas d’en faire une simple diversion. Plus
encore qu’aux actions, il faut s’attacher à leur coordination.
Harceler la police, c’est faire qu’étant
partout, elle ne soit nulle part efficace.
Chaque acte de harcèlement ranime cette vérité,
énoncée en 1842 : « La vie de l’agent de police
est pénible ; sa position au milieu de la société aussi
humiliante et méprisée que le crime même [...] La
honte et l’infamie l’enserrent de toutes parts, la
société le chasse de son sein, l’isole comme un paria,
lui crache son mépris avec sa paie, sans remords,
sans regrets, sans pitié [...] la carte de police qu’il
porte dans sa poche est un brevet d’ignominie. »
Le 21 novembre 2006, les pompiers en manifestation
à Paris ont attaqué les CRS à coups de marteau
et en ont blessé quinze. Cela pour rappeler
qu’« avoir la vocation d’aider » ne pourra jamais
être une excuse valable pour intégrer la police.

Être en armes. Tout faire pour en rendre l’usage
superflu. Face à l’armée, la victoire est politique

Il n’y a pas d’insurrection pacifique. Les armes sont
nécessaires : il s’agit de tout faire pour en rendre
l’usage superflu. Une insurrection est davantage une prise d’armes, une « permanence armée », qu’un
passage à la lutte armée. On a tout intérêt à distinguer
l’armement de l’usage des armes. Les armes
sont une constante révolutionnaire, bien que leur
utilisation soit peu fréquente, ou peu décisive, dans
les moments de grand retournement : 10 août 1792,
18 mars 1871, octobre 1917. Quand le pouvoir est
dans le caniveau, il suffit de le piétiner.
Dans la distance qui nous en sépare, les armes
ont acquis ce double caractère de fascination et de
dégoût, que seul leur maniement permet de surmonter.
Un authentique pacifisme ne peut pas être
refus des armes, seulement de leur usage. Être pacifiste
sans pouvoir faire feu n’est que la théorisation
d’une impuissance. Ce pacifisme a priori
correspond à une sorte de désarmement préventif,
c’est une pure opération policière. En vérité,
la question pacifiste ne se pose sérieusement que
pour qui a le pouvoir de faire feu. Et dans ce cas,
le pacifisme sera au contraire un signe de puissance,
car c’est seulement depuis une extrême position
de force que l’on est délivré de la nécessité de faire
feu.
D’un point de vue stratégique, l’action indirecte,
asymétrique, semble la plus payante, la plus adaptée
à l’époque : on n’attaque pas frontalement une
armée d’occupation. Pour autant, la perspective
d’une guérilla urbaine à l’irakienne, qui s’enliserait
sans possibilité d’offensive, est plus à craindre
qu’à désirer. La militarisation de la guerre civile, c’est l’échec de l’insurrection. Les Rouges peuvent
bien triompher en 1921, la Révolution russe est
déjà perdue.
Il faut envisager deux types de réactions étatiques.
L’une d’hostilité franche, l’autre plus sournoise,
démocratique. La première appelant la destruction
sans phrase, la seconde, une hostilité subtile
mais implacable : elle n’attend que de nous enrôler.
On peut être défait par la dictature comme par
le fait d’être réduit à ne plus s’opposer qu’à la dictature.
La défaite consiste autant à perdre une
guerre qu’à perdre le choix de la guerre à mener.
Les deux sont du reste possibles, comme le prouve
l’Espagne de 1936 : par le fascisme, par la république,
les révolutionnaires y furent doublement
défaits.
Dès que les choses deviennent sérieuses, c’est
l’armée qui occupe le terrain. Son entrée en action
paraît moins évidente. Il faudrait pour cela un État
décidé à faire un carnage, ce qui n’est d’actualité
qu’à titre de menace, un peu comme l’emploi de
l’arme nucléaire depuis un demi-siècle. Il reste que,
blessée depuis longtemps, la bête étatique est dangereuse.
Il reste que face à l’armée, il faut une foule
nombreuse, envahissant les rangs, et fraternisant.
Il faut le 18 mars 1871. L’armée dans les rues, c’est
une situation insurrectionnelle. L’armée entrée
en action, c’est l’issue qui se précipite. Chacun se
voit sommé de prendre position, de choisir entre
l’anarchie et la peur de l’anarchie. C’est comme force politique qu’une insurrection triomphe.
Politiquement, il n’est pas impossible d’avoir raison
d’une armée.

Déposer localement les autorités

La question, pour une insurrection, est de se rendre
irréversible. L’irréversibilité est atteinte lorsque
l’on a vaincu, en même temps que les autorités le
besoin d’autorité, en même temps que la propriété
le goût de s’approprier, en même temps que toute
hégémonie le désir d’hégémonie. C’est pourquoi
le processus insurrectionnel contient en lui-même
la forme de sa victoire, ou celle de son échec. En
fait d’irréversibilité, la destruction n’a jamais suffi.
Tout est dans la manière. Il y a des façons de
détruire qui provoquent immanquablement le
retour de ce que l’on a anéanti. Qui s’acharne sur
le cadavre d’un ordre s’assure de susciter la vocation
de le venger. Aussi, partout où l’économie est
bloquée, où la police est neutralisée, il importe
de mettre le moins de pathos possible dans le renversement
des autorités. Elles sont à déposer avec
une désinvolture et une dérision scrupuleuses.

À la décentralisation du pouvoir répond, dans cette
époque, la fin des centralités révolutionnaires. Il y
a bien encore des Palais d’Hiver, mais qui sont plus
désignés à l’assaut des touristes qu’à celui des insurgés.
On peut prendre Paris, ou Rome, ou Buenos Aires, de nos jours, sans remporter la décision. La
prise de Rungis aurait certainement plus d’effets
que celle de l’Élysée. Le pouvoir ne se concentre
plus en un point du monde, il est ce monde même,
ses flux et ses avenues, ses hommes et ses normes,
ses codes et ses technologies. Le pouvoir est l’organisation
même de la métropole. Il est la totalité
impeccable du monde de la marchandise en chacun
de ses points. Aussi, qui le défait localement produit
au travers des réseaux une onde de choc planétaire.
Les assaillants de Clichy-sous-Bois ont réjoui plus
d’un foyer américain, tandis que les insurgés de
Oaxaca ont trouvé des complices en plein coeur
de Paris. Pour la France, la perte de centralité du
pouvoir signifie la fin de la centralité révolutionnaire
parisienne. Chaque nouveau mouvement
depuis les grèves de 1995 le confirme. Ce n’est plus
là que surgissent les menées les plus osées, les plus
consistantes. Pour finir, c’est comme simple cible
de razzia, comme pur terrain de pillage et de ravage
que Paris se distingue encore. Ce sont de brèves
et brutales incursions venues d’ailleurs qui s’attaquent
au point de densité maximale des flux métropolitains.
Ce sont des traînées de rage qui sillonnent
le désert de cette abondance factice, et s’évanouissent.
Un jour viendra où sera grandement ruinée
cette effroyable concrétion du pouvoir qu’est la capitale,
mais ce sera au terme d’un processus qui sera
partout plus avancé que là.

Tout le pouvoir aux communes !

P.-S.

Dans le métro, on ne trouve plus trace de l’écran de
gêne qui entrave habituellement les gestes des passagers.
Les inconnus se parlent, ils ne s’abordent plus. Une bande
en conciliabule à l’angle d’une rue. Des rassemblements
plus vastes sur les boulevards qui discutent gravement.
Les assauts se répondent d’une ville à l’autre, d’un jour
à l’autre. Une nouvelle caserne a été pillée puis brûlée.
Les habitants d’un foyer expulsé ont cessé de tracter
avec la mairie : ils l’habitent. Dans un accès de
lucidité, un manager vient de refroidir, en pleine
réunion, une poignée de collègues. Des fichiers contenant
l’adresse personnelle de tous les policiers et gendarmes
ainsi que des employés de l’administration
pénitentiaire viennent de fuiter, entraînant une vague
sans précédent de déménagements précipités. Dans l’ancienne
épicerie-bar du village, on apporte l’excédent que
l’on produit et l’on se procure ce qui nous manque. On
s’y réunit aussi pour discuter de la situation générale
et du matériel nécessaire pour l’atelier mécanique. La
radio tient les insurgés informés du recul des forces gouvernementales.
Une roquette vient d’éventrer l’enceinte
de la prison de Clairvaux. Impossible de dire si c’est
un mois ou des années qui se sont écoulés depuis que les « événements » ont commencé. Le Premier ministre a
l’air bien seul avec ses appels au calme.

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L’Insurrection qui vient
(version imprimable en brochure format A5 - 44 pages)

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