Là, il en sort, ça fait à peine 3 mois qu’il est dehors après 8 mois passés à Saint Paul. Pas de chance : lors de sa première comparution, les services sociaux chargés de faire l’enquête rapide de personnalité sont débordés. Pas le temps de le rencontrer. Alors ce 24 septembre, jour le plus triste de l’année s’il en faut un, je le rencontre dans les geôles, il est 20 heures 30, il n’y a personne pour lui dans le public, et je vois un gamin, 35 Kg maximum, triste comme rarement j’en ai vu, et déjà prêt à partir. Il part évidemment, on ne va pas prendre le risque de le placer sous contrôle judiciaire, lui qui n’a même pas une adresse ni un parent. Quand quelques jours plus tard je vais le voir en détention, il me lâche le nom d’un centre d’hébergement d’urgence et d’une assistante sociale qui lui a payé quelques nuits d’hôtels. Depuis, j’enquête. J’ai retrouvé son éducateur quand il était mineur et l’ai convaincu de me faxer un résumé de sa situation. Je l’ai reçu vendredi.

Cas extrême en parlant de Sarah, ou de Linsee ? Non. Ou alors je me les coltine tous, ce que parfois je crains.

Ichame, dernier de 4 enfants, tous nés en Kabylie, arrivé en France à l’âge d’un an. Il a 5 ans quand sa mère est défenestrée ; les enfants accusent le père qui fait un an de préventive avant de bénéficier d’un non lieu, de sortir, de refaire sa vie en oubliant les gosses. La mère, après le coma est tétraplégique et ne se souvient de rien. Les enfants sont tous placés dans des foyers, différents bien sûr.

Encore ?

D’accord. A 12 ans, il a un cancer du nasopharynx, trop de drogues ? Va savoir… A 14 ans, c’est l’hyperthyroïdie qui se déclenche mais c’est trop tard pour les soins, il commence les fugues des foyers. Faut dire que ça le saoûle les foyers et les familles d’accueil. Se succèdent alors les placements en urgence, la toxicomanie, la rue, puis, depuis 2003, la taule, l’hospitalisation d’office et 4 Xanax par jours.

Qu’est ce que je fais moi, avec un parcours pareil devant des Juges qui ne voient plus ,qui n’entendent plus, si ce n’est le trouble à l’ordre public causé par l’infraction ? Qu’est-ce que je peux faire face au tribunal demain, qui doit statuer en plus sur la demande de révocation du sursis mise à l’épreuve, par le Juge d’application des peines, parce que Ichame ne s’est pas rendu à leurs putains de convocations ?

Allons du calme, ça va aller, on va leur dire que la prison ne va rien résoudre, on va leur parler de leur ordre public qui va encore être troublé s’il ne bénéfice d’aucun suivi, on va leur dire qu’il a 19 ans tout juste merde ! Et que leurs gosses, à eux, à cet âge, ils refusent qu’ils prennent un appart’ tout seul parce qu’ils sont trop jeunes, mais que celui là, la rue il la connaît depuis qu’il a 14 ans et qu’il dort à l’hôtel quand il n’est pas en taule, en espérant aller voir sa mère de temps à autres. Que la prochaine fois, il n’attendra pas le premier bus du matin de peur de faire une connerie, mais rentrera sagement dans sa piaule, en tous cas on vous le promet.

Et ça a marché, ça a marché super bien. 20 jours de taule, juste couvrir la préventive, on s’arrête là. Tu vois, tu sors ce soir, j’essaie de lui faire comprendre. Il a passé l’audience couché sur son banc, pas la force de se lever pour répondre à leurs questions. Et les 3 juges me faisant des sourires au délibéré : voilà ça arrive Maître qu’on vous entende, vous avez vu Maître la compassion dont on peut faire preuve parfois, qu’est-ce qu’on est content, on va rentrer chez nous ce soir, et on va raconter à la famille quelle bonne justice clémente on rend parfois.

Bien sûr je remercie, bien sûr je pars, je suis le roi du monde, ce soir Ichame sort, ce soir, une éducatrice vient le chercher à la sortie de Saint Paul, ce soir ça va. Mais 10 minutes après elle est là l’éducatrice, dans mon bureau, elle ne comprend pas . Moi non plus. Ichame ne sort pas ce soir. Elle a appelé Saint Paul, 4 mois de sursis viennent de tomber, notifiés vendredi à Ichame qui n’a rien compris, il ne m’en a même pas parlé. Je cours, je vais voir le Juge d’application des peines, pas là bien sûr, je m’engueule sévère avec sa greffière qui comprend rien, je vais voir le Proc’, rien à faire, c’est mort.

Et je craque, une bière et une seconde et une troisième, juste pour arriver à lui dire dans les petites geôles que « non Ichame » en fait tu sors pas ce soir, la convocation que t’avais devant le Juge des Enfants jeudi prochain pour un contrat jeune majeur pour un foyer, t’y seras pas, et tu sortiras que dans 4 mois. Et ce Juge, c’était la deuxième fois qu’il te convoquait tu vois, et il y aura pas de troisième fois parce que là, il voudra plus. Il dira que les places en foyer pour jeunes majeurs il n’y en a pas beaucoup et qu’il y a plein de jeunes comme toi à la rue qui ont jamais fait de conneries eux, alors les places en foyer c’est avant tout pour eux. Et je vais le voir, il entend, il bronche pas et il repart dans sa cellule de béton avant de retrouver ses 9 m².

Et juste comme ça, pour qu’ils comprennent, pour qu’ils n’ignorent pas la justice qu’ils rendent tous ensemble, je vais voir mes 3 juges et je leur dis à une suspension d’audience, Ichame ne sortira pas ce soir.