« J’ai peu de certitudes dans la vie, mais une chose est sûre, le train à grande vitesse ne passera jamais en Val Susa. »
Au début de l’été, une présence militaire s’est implantée par la force et à grand renfort de gaz lacrymo dans une vallée du nord de l’Italie, dans le but de faire passer un train à grande vitesse (Treno ad Altà Velocità : TAV). Si le conflit a atteint une telle intensité, qui a nécessité l’installation d’un camp fortifié, c’est parce qu’en Val Susa, une certitude s’oppose résolument aux tentatives de concertation comme au déploiement policier : « le Tav ne passera pas ». Une vérité qu’on affirme avec joie, défi et détermination. Alors bien sûr, avec l’implantation d’un contingent permanent de forces de l’ordre, la donne a changé, le mouvement entre dans une nouvelle phase.
Histoires d’infrastructures
L’intelligence de cette lutte, c’est de percevoir déjà que ces infrastructures sont des relais du pouvoir, et non pas de simples projets « inutiles », fantaisistes. Des moyens très concrets de civilisation qui se déploient partout, modifient les espaces et les existences qui s’y déploient, le genre de vie qui peut y être vécue. En Val de Suze ça prend la forme d’un train, ailleurs ça peut être une décharge ou un incinérateur, un futur aéroport ou un site de stockage pour déchets nucléaires... Ces projets ne sont pas de simples outils, mais des dispositifs où le pouvoir circule, sur lesquels il s’appuie, dans lesquels il s’incarne et donc là aussi où il est vulnérable et contestable. La multiplication des luttes dites locales doit se penser ainsi : une lutte menée depuis quelque part, mais qui s’étend forcément à un plan plus général, le plan sur lequel les formes de gouvernement prétendent gérer nos vies. Parce que c’est nécessaire, parce que les lois de l’économie l’imposent, en vertu de la seule alternative présente : ça serait soit leur Progrès, soit le chaos et la crise...
Les puissants de ce monde rêvent. Ils rêvent d’un monde lisse où rien n’entraverait la libre et fluide circulation des marchandises et des informations. Alors, ils tracent de grandes lignes sur des cartes d’État major, rayant du même coup territoires, montagnes et vallées... Comme au temps des colonies. La cartographie est un art de la guerre. En 1990, trente axes de communication sont dessinés à l’échelle européenne pour lui donner un peu plus de corps, relier les infrastructures nationales et surtout les grandes métropoles. Le 5e de ces « corridors » prétend relier à grande vitesse Lisbonne et Kiev, en passant par Lyon et Turin, zones où sont prévus deux tunnels longs de 23 et 57 km.
Mais là, dans le Val Susa, il y a encore des vies attachées à un territoire pourtant déjà bien quadrillé par une autoroute, une nationale, une ligne de chemin de fer... Pour les Valsusains, les choses sont relativement claires (peut-être le sont-elles devenues encore plus au fil de la lutte) : ce sera eux ou le TAV. Le projet se heurte alors à une opposition massive, tenace et pleine de ruses où les opposants ont, en outre, l’avantage du terrain. Les travaux ont beau avancer de part et d’autre de la vallée (notamment en France où aucune résistance significative n’a émergé), dans la vallée, le rêve des puissants tourne au cauchemar, et pour en sortir ils finissent par militariser la zone.
Histoires de guerre partisane
Leur cauchemar c’est que la lutte oppose à ce qui semble aménagement technique un véritable plan existentiel : la vie notav, ça s’alignera jamais. C’est bien de ça dont il s’agit, de vies qu’on ne peut pas plier indéfiniment aux restructurations économiques et aux aménagement nécessaires à la bonne marche du progrès, du marché et de ses nouvelles manières de vivre... des vies qui se cherchent dans l’élaboration d’une détermination commune, au cours des manifs, sur les points de blocages, à l’occasion de ces moments de partage et de joie qui s’inventent dans les presidi occupés, dans une cantine improvisée sur l’autoroute. Des complicités s’affinent et c’est là la grande conspiration des gens de la vallée : se rendre ingérables à mesure que le bouillonnement de la vie, et tout ce qui résiste à marcher droit, trouve à s’incarner dans des formes qui lui permettent de vaincre.
Le mouvement No Tav s’est longtemps constitué et renforcé en insistant sur son caractère massif et populaire, sa capacité de mobilisation parfois énorme, avec ses cortèges à 40 000 dans une vallée comptant environ 65 000 habitants. A Venaus, en 2005, cette stratégie a payé, les flics, encerclés pendant deux jours, en sont réduits à décamper piteusement sous les insultes et entre deux rangées de manifestants. Le sentiment de victoire est alors très fort. Mais cette stratégie de lutte massive, si elle est nécessaire à la victoire, n’est pour autant pas suffisante. Elle trouve ses limites dans la reconfiguration actuelle des hostilités : la militarisation appelle d’autres formes que celle du face-à-face, en bloc contre des grilles, des barbelés, et des centaines de carabiniers bien préparés à l’affrontement. Il semble désormais indispensable de décaler le point de vue, se réadapter à la situation, en se ressaisissant de gestes qui acquièrent une évidence nouvelle.
Là où leur objectif est le quadrillage d’un territoire, la maîtrise des flux, le blocage semble une stratégie adéquate. Elle a déjà été expérimentée dans la vallée, sur le mode de grèves diffuses dans le cadre d’une campagne « Vallée morte » et il s’agit d’en renouveler l’expérience et l’efficacité. Dans tous les cas l’approvisionnement des forces d’occupations comme la circulation des engins de chantiers ou des matériaux de construction nous sont néfastes, et il nous faut reprendre l’avantage sur le cours des choses, comme avec les présidi qui marquent des points d’arrêt très pratiques aux chantiers, en occupant les zones de travaux.
Ces points de blocage, où les liens se densifient, dans le temps d’une vie partagée, sont pour nous des manières de mettre en circulation d’autres choses. En appui à ces formes de piquets ou d’occupations on a vu se multiplier des gestes perturbant la grande machine du TAV. Couper l’eau ou l’électricité aux forces d’occupation, rendre inopérants les engins de chantier, interrompre le trafic sur le réseau ferré... A la fin des années 90 déjà, des séries de sabotage contribuent à arrêter l’avancée des travaux. Ce qui pouvait être perçu comme un acte nuisible au mouvement parce qu’il le dotait d’un visage moins respectable semble devenir aujourd’hui une simple question de bon sens.
Il en va d’une nécessité pratique. Cet ajustement tactique commande aussi d’inventer de nouvelles modalités d’organisation pour le mouvement. Des assemblées qui prendraient des formes plus mobiles, plus souples, laissant la place aux initiatives et formes d’organisation locales, et qui ne dépendraient plus exclusivement de la centralité et de la légitimité de l’Assemblée Générale. Partir des localités très fortes, des bases où l’organisation parait effectivement possible, depuis tel comité, tel lieu, d’où la lutte puisse se réinventer et se redéployer en temps réel...
Rien d’étonnant, vue ces nécessités et vue la situation qui nous est faire dans la vallée que s’y réactive tout un imaginaire partisan. C’est une façon de renouer avec des puissances et des expériences pas si lointaines, pour se réapproprier les sentiers du Val Susa et dans le même temps ré élaborer les hypothèses et les possibilités offensives du mouvement. Du reste ce plan de la guerre partisane ne parle pas que de tactique ou de stratégie, il dit aussi un plan de complicité, la vie qui s’invente et se partage dans les luttes et qui donne plus de consistance à un territoire : assez pour vaincre.
Histoires de victoire
On part déjà de victoires, et la victoire n’est pas seulement devant nous. Ce qu’il y a déjà de décisif c’est le caractère assumé, vital, de la lutte, politiquement et stratégiquement. Ce qu’elle diffuse comme pratiques, comme rapport au monde.
Ce qui se gagne aussi c’est la puissance de contamination du mouvement No Tav, parce que tout le monde sent que ce qui se tente en Val de Suze dépasse bien largement les frontières de la vallée et de l’Italie. Ce n’est pas pour rien que des gens de France, d’Espagne, de Suisse ou d’Allemagne se trouvent partie prenante de cette lutte. Les victoires, pas plus que les infrastructures qu’elles mettent à mal, ne sont jamais que locales. Elles déstabilisent la gestion globale de l’économie en inscrivant déjà la possibilité que quelque chose y échappe, reste ingérable, inassimilable. Et la force qui se gagne là contamine, circule avec les ruses, l’intelligence, l’espoir vers d’autres points, d’autres foyers de lutte : contre l’aéroport à Notre-Dame des Landes, ailleurs en Italie, en Grèce... Partout où l’on se soulève contre les aménagements et le Progrès, une géographie des luttes se tisse contre celle des grands projets de développements internationaux, le long des autoroutes de l’énergie ou des LGV programmées.
Sans doute que la lutte anti Tav doit être étendue, renforcée côté français (elle concerne ici aussi des gens et des réalités) ; et on ne part pas de rien, en dépit de la faiblesse ou du caractère embryonnaire de la mobilisation de ces derniers mois. La résistance des No Tav a en effet déjà trouvé des échos lors du mouvement de l’automne 2010 contre les retraites, avec l’évidence stratégique du blocage, la nécessité de l’auto organisation autour des piquets ou des assemblées inter pro, le sentiment d’une solidarité diffuse... Et toutes ces latences et ces promesses sont là encore, attendant de s’actualiser, en dépit des temporalités molles que sécrètent chaque fois, en France, les échéances présidentielles.
C’est en ce sens qu’une victoire en Val Susa en appelle d’autres, partout où s’engagent des luttes politiques contre l’économie et l’ordre en place, partout où ces luttes font consister des territoires (usines occupées, quartiers hors contrôle) avec leurs sentiers de traverse et leurs lieux communs.
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