Femmes en flagrant délit d’indépendance

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Ce texte constitue le prélude du nouveau livre de Gail Pheterson Femmes en flagrant délit d’indépendance qui vient d’être publié aux éditions tahin-party. Il aborde un certain nombre de thèmes (prostitution, queer...) qui font débat entre féministes, raison pour laquelle il nous a paru important de le publier sur Rebellyon.

Prélude

Ces deux essais reprennent les textes de conférences présentées au cours de l’année 2000. La première a eu lieu lors d’un colloque intitulé Temps et Espaces de la Violence organisé par le département de psychologie de l’Université de Picardie à Amiens dans lequel j’enseigne. L’autre est l’élaboration d’une conférence que j’ai faite à l’Université Columbia à New York dans le cadre du programme « Sexe, genre, santé et droits humains ». Comme il n’était prévu qu’une seule conférence plénière lors du colloque d’Amiens sur « la violence contre les femmes », je suppose que ma réputation de « féministe à demeure » m’a valu l’honneur de représenter les femmes en butte aux attaques. À New York, être féministe n’avait rien de plus exceptionnel que d’être un psychologue parmi d’autres. On m’a demandé de donner une conférence sur un sujet lié à la prostitution dans l’esprit de mon livre A Vindication of the Rights of Whores [1]
Avec le recul, ces deux conférences devenues des essais s’inscrivent dans le même cadre théorique, d’où ma décision de les rassembler ici. Tous deux analysent les tendances tenaces à considérer le sexisme comme un problème
de déviance, de pathologie et de criminalité plutôt que comme la base idéologique d’une pratique sociale dominante. Et tous deux insistent sur la spécificité de l’oppression fondée sur la catégorisation de sexe.

Pour la conférence à Amiens, j’avais choisi le titre « Violence sexiste : les racines structurelles d’une dynamique psychosociale », un rejet délibéré de la formule en vogue « violence faite aux femmes ». Mon objectif était de démontrer que les disciplines psychologiques sont complices du contrôle
social discriminatoire sur les femmes sous couvert de les protéger contre les dangers. Cette conférence fournissait le contexte sociologique permettant de comprendre des mesures conçues par des agents gouvernementaux et non-gouvernementaux pour défendre les femmes « vulnérables » et punir les hommes « méchants » ou « malades » (parfois je pense qu’ANG – agents
non-gouvernementaux – serait un acronyme plus approprié qu’ONG2). L’objectif de la conférence de New York était de montrer que les traitements apparemment distincts réservés aux sous-catégories de femmes, notamment celles identifiées [2] par le statut de « femme enceinte » ou celui de « prostituée » sont en fait cohérents les uns avec les autres. [3] En refusant d’isoler les mécanismes de subordination des femmes transgressives de ceux appliqués aux femmes dans la norme, j’espérais démystifier les divisions sociales et leurs retombées sur les controverses théoriques dans les mouvements des femmes. J’avais pris le titre « Pregnancy and Prostitution : Forging a Common Strategy Against State Regulation » (« Grossesse et prostitution : construire une stratégie commune contre les réglementations de l’État ») pour suggérer un axe à la fois militant et théorique et j’ai par la suite transformé le sous-titre en « Les Femmes sous la tutelle de l’État ». Comme la conférence sur la violence, cette présentation avait été l’occasion de démontrer la transversalité des normes sexistes au sein et en dehors de la loi.

Tour d’horizon de la scène politique

Dans les cercles des féministes de la vieille garde, j’aurais sans doute été une candidate improbable pour la conférence plénière sur « La violence contre les femmes » en raison de mon travail sur « les droits des prostituées ». Les controverses au sein des mouvements de femmes au cours des quarante dernières années (qui rappellent celles du 19e siècle en Grande-Bretagne) ont créé un schisme singulier, invisible aux non-initiés, entre féministes « anti-violence » et « pro-droits ». Il semble ne pas y avoir de contradiction entre la dénonciation de la violence sexiste et les revendications d’égalité des droits entre les femmes et les hommes. Or, deux orientations stratégiques fondamentalement opposées se sont développées, reflétant différentes interprétations théoriques de la fonction de la violence dans les rapports sociaux de sexe, et du sens des droits pour les femmes. Ces essais considèrent la violence, légalisée ou criminalisée, comme un mécanisme faisant partie de l’arsenal des restrictions discriminatoires à l’autonomie des femmes. Bien que plus spectaculaire, la subordination brutale remplit la même fonction que les contraintes institutionnelles plus trompeuses, imposées sous l’emblème de l’amour, de l’honneur ou de la protection des faibles. Le sens de « droits » dans ce contexte est incontestablement de nature politique. En contraste avec les droits aux services sociaux ou aux compensations pour cause d’abus, les droits politiques s’attachent, par définition, au statut d’adulte autonome et à la participation active dans la société. La catégorie sociale des « femmes-et-enfants » est incompatible avec cette conception car elle implique et fige la dépendance des femmes. Comme nous le verrons, les stratégies qui isolent, exceptionnalisent et essentialisent la maltraitance que les hommes exercent contre les femmes confortent cette dépendance. Cela nous amène aux controverses féministes sur les thèmes de la violence et de la prostitution au cours des dernières décennies. Le résumé suivant met de côté les nuances des positions dans l’espoir d’offrir un schéma incisif et compréhensible du décor politique.

Au début des années 1980 aux États-Unis, d’intenses débats ont eu lieu entre féministes dites anti-pornographie/anti-violence et pro-sexe/pro-droits. Celles qui avaient fait alliance avec les travailleuses du sexe furent identifiées comme les championnes de l’équipe pro-sexe, parfois appelées
sex-perts ou sex radicals. Alors que la pornographie était au centre des débats initiaux entre féministes nord-américaines, c’est le thème de la prostitution qui a connu les répercussions internationales les plus importantes, en raison probablement de son lien avec le commerce et la migration. Au niveau national, les controverses liées à la prostitution répercutent les tensions idéologiques axées sur le sexe, l’argent et le voyage
qui reflètent et alimentent les positions politiques sur la subordination des femmes.
Pour le camp anti-violence, la pornographie, la prostitution et la traite représentent la dégradation des femmes par excellence. Les partisanes de ces théories sont des « abolitionnistes » ou « prohibitionnistes » dans le sens où leur objectif est d’éliminer/proscrire le commerce du sexe. Elles ont mené une campagne internationale soutenue et musclée pour criminaliser les médias sexualisant le corps des femmes, la prostitution, et la migration liée au travail dans l’industrie du sexe, tous considérés comme « violence contre les femmes ». Les femmes sont identifiées comme victimes – indépendamment des conditions réelles qui vont d’une décision individuelle à la coercition brutale et indépendamment de ce qu’elles disent de leur propre expérience.

Bien sûr, toutes les militantes-théoriciennes qui travaillent pour démasquer la violence des hommes contre les femmes ne sont pas abolitionnistes pour autant et la plupart déplorent les mauvais traitements institutionnels des migrantes. Beaucoup travaillent pour que les structures d’accueil et d’aide
aux femmes ayant subi des violences se mobilisent pour les femmes en fuite ou en convalescence. Mais ces féministes sont les premières à souligner que la « réhabilitation » des femmes qui seront par la suite renvoyées sur le ring a des effets très limités. Bien que leur importance ne soit pas remise en
cause, les services sociaux ne modifient en rien le système sexiste sous-jacent et, lorsqu’ils sont financés par l’État, ils peuvent même renforcer la notion d’une « pathologie féminine masochiste » nécessitant un traitement bienveillant par des professionnels spécialisés.

Le camp pro-droits réclame la dépénalisation de la prostitution, la garantie des droits des migrantes (que ce soit au sein ou en dehors de l’industrie du sexe) et l’application des lois contre la violence, la fraude, la contrainte, le viol et le kidnapping (indépendamment du contexte et de la victime). Les féministes pro-droits font valoir un point de vue matérialiste sur les relations
de pouvoir entre les sexes, y compris celles qui sont en jeu dans les transactions économico-sexuelles, les relations conjugales ou de type conjugal, et les pratiques liées à la grossesse. Elles rejettent toutes les rationalisations naturalistes des contraintes spécifiques aux femmes, en insistant sur la construction sociale et la fonction politique de la différence de traitement entre les sexes.

Au cours des vingt dernières années, les féministes antiviolence ont réussi à intégrer leurs objectifs dans les réformes législatives nationales, les ONG/ANG, les conventions des Nations unies et les représentations médiatiques des femmes cibles d’agressions de la part des hommes. Elles travaillent en collaboration avec les gouvernements et les organisations
internationales pour légiférer contre la « prostitution et la traite des femmes et des enfants » et pour établir des programmes pour « prévenir, protéger, et réinsérer les victimes » d’hommes qui, insistent-elles, devraient être criminalisés pour avoir objectivé, sexualisé et commercialisé le corps des femmes. Elles favorisent le renforcement des mesures policières et
judiciaires pour mieux contrôler la conduite migratoire et économico-sexuelle des femmes « pour leur propre bien ».

Les féministes pro-droits travaillent en alliance avec les migrantes sans-papiers, les travailleuses du sexe et autres groupes marginalisés, pour combattre les lois refusant l’autonomie aux femmes. Elles dissèquent les pièges complexes de la législation spécifique aux femmes, et optent souvent pour une mobilisation de la base, l’éducation et la dépénalisation en opposition à une réglementation discriminatoire du comportement sexuel, économique et reproductif. Plutôt que de nier la réalité de la violence contre les femmes, comme les en accusent leurs adversaires, ces féministes dénoncent la violence institutionnelle.
Deux exemples sont la grossesse forcée imposée par les lois anti-avortement et la réclusion imposée par des interdictions socio-juridiques empêchant la mobilité des femmes. La fabrication de crimes fourre-tout, notamment la « traite des femmes », camoufle de telles interdictions et permet la punition des actes indépendants des femmes au même titre que les actes coercitifs des tiers. Dans le cadre des relations légalisées, en particulier le mariage, la violence des hommes contre les femmes, comme je le démontre dans le premier essai, est attribuée à la pathologie masculine, tandis que la souffrance des femmes est attribuée à l’expérience traumatique (certes réelle) plutôt qu’à l’oppression politique. Nous savons que les pièges et les abus des profiteurs, aussi bien officiels que hors la loi, sont de sérieux risques pour celles à qui la possibilité légale d’exercer leur indépendance est
refusée. La maltraitance des femmes perpétrée par des hommes criminels et pathologiques est, toutefois, sensationnalisée afin de déchaîner l’indignation du public en dehors de toute conscience des obstacles institutionnels sexistes à la mobilité, au travail et à l’autonomie corporelle. Le discours « anti-violence » sert donc à masquer et à renforcer la répression étatique des
femmes.

De l’oppression sexiste à l’oppression sexuelle et de genre

Les féministes abolitionnistes, soutenues par certains gouvernements à la recherche de crédit idéologique pour justifier le contrôle discriminatoire de l’immigration, des revenus illicites et des travailleurs sans-papiers, ont usé beaucoup de leurs opposantes au cours des trois dernières décennies. Certaines sex radicals ont trouvé une base politique moins antagoniste dans une alliance LGBT : lesbiennes, gays, bisexuels, trans. [4] Ce passage de la coalition féministe des années 1970/1980 des putains, épouses et gouines [5] à une coalition prétendument postmoderne de queers et de folles représente un décentrage des rapports sociaux de sexe à la périphérie des relations de pouvoir fondées sur l’organisation sociale de la sexualité et du genre.

L’alliance LGBT est devenue une force vitale contre les discriminations et les persécutions homophobes et transphobes à travers le monde. Cependant, il ne s’agit pas d’un mouvement de libération des femmes. Le discours LGBT dépeint fréquemment les lesbiennes en couple dans le même registre que les couples d’hommes gays, au sein d’une narration maritale de famille nucléaire, procréative, légalisée et ritualisée (aussi bien religieuse que laïque) visant à l’égalité des droits avec les couples hétérosexuels. Cette narration, objet d’attaques des féministes radicales depuis le début du 20e siècle, est inextricablement liée à une quête d’intégration et d’ascension sociale au sein des institutions traditionnelles. Pour celles qui n’ont pas accès aux droits individuels chez elles ou à l’étranger, le mariage a longtemps été le seul espoir, quoique trompeur, de fuir l’autorité parentale oppressive, les persécutions politiques ou encore les privations économiques. Pour celles qui sont les plus intégrées dans la société, l’inéligibilité au mariage peut être le seul obstacle à la légitimité sociale. La quête des non-hétérosexuels ou des personnes trans pour l’accès aux ressources matérielles ou à la crédibilité sociojuridique est très compréhensible. Mais cette quête n’est pas identique à la lutte contre le sexisme institutionnalisé, et peut même fonctionner comme apologie ou confirmation du statu quo.

Gayle Rubin, contrairement à la plupart des sex radical feminists, reconnaît et développe la distinction entre l’oppression fondée sur la catégorisation de sexe par opposition à la classification par la sexualité. Auteure, dans les années 1970, d’un texte féministe fondateur intitulé « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre » [6], elle a réorienté sa perspective théorique dans les années 1980 avec son article « Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité ». [7] S’éloignant du cadre théorique féministe de son travail antérieur, elle affirme :

« Le féminisme est la théorie de l’oppression des genres. Supposer par automatisme que cela en fait la théorie de l’oppression de la sexualité montre une incapacité à distinguer le sexe comme genre, d’une part, et le désir érotique, de l’autre. [...] Le genre affecte la façon dont fonctionne le système sexuel, et le système sexuel a des manifestations spécifiques en fonction du genre. Mais bien que le sexe et le genre soient reliés, ils ne sont pas la même chose, et ils forment le fondement de deux aires différentes d’interaction sociale. »

Les remarques de Rubin sur l’articulation entre les deux systèmes, ainsi que son insistance sur leur spécificité, restent d’actualité. Mais alors que les sex radicals d’il y a trente ans se retrouvaient alors dans des cercles féministes mal équipés pour la lutte politique autour de la sexualité et du genre, elles se retrouvent aujourd’hui dans des alliances avec des hommes GBT mal équipés pour se remettre en question en tant qu’hommes dans le système de classe de sexe. Entre-temps, le courant principal du mouvement des femmes a été privé/débarrassé (en fonction de sa position politique) d’une
voix féministe subversive et vitale. Notons que cette voix est une orientation politique engagée à subvertir le statu quo sexiste, tout au contraire de la notion d’orientation sexuelle définie par l’identité individuelle, le destin biologique ou la différence sociale. Notons également que le terme « genre » qui se référait aux rapports sociaux de sexe dans les années 1970 et 1980 a été depuis tellement assimilé au discours sur l’identité que la réflexion sur la relation de pouvoir entre les sexes a été presque entièrement évacuée.

Aussi commune que soit leur lutte au sein des régimes hétérosexistes, les garçons manqués de sexe féminin et les garçons manqués de sexe masculin n’occupent pas la même position dans la hiérarchie sexe/genre et ils sont confrontés à un ensemble très différent de contraintes sociales. Le motif pour lequel les femmes choisissent de porter des « chaussures robustes d’hommes », contrairement aux hommes qui portent des « talons délicats de femmes », peut être la bonne qualité et la coupe confortable pour la marche, la course et, au besoin, la fuite. De même, les hommes et les femmes qui vendent des services sexuels n’enfreignent pas les mêmes injonctions. Le crime des hommes est (homo-) sexuel et travesti de genre, ce qui implique le renoncement à leur droit sexuel d’homme sur les femmes ; le crime des femmes est d’ordre économique, ce qui dénote la négociation explicite d’un tarif à payer pour un service sexuel. Puisque les clients de l’industrie du sexe sont – en grande majorité – des hommes, les prostitués, euxmêmes des hommes, sont dans la transgression des lois anti-homosexualité dans de nombreux pays (lois anti-sodomie) et dans la transgression des normes hétérosexistes partout dans le monde. Les travailleuses du sexe en raison de leur sexe sont, au contraire, en conformité avec l’obligation pour les femmes de servir les hommes sexuellement ; leur crime n’est donc pas sexuel (puisque les femmes ne sont pas considérées comme des agents sexuels à part entière), mais relève plutôt de l’initiative économique (lois anti-sollicitation). La meilleure défense des femmes contre le crime consistant à fixer les conditions financières et comportementales pour des services sexuels est la victimisation : « Non, je n’ai pas demandé de l’argent pour moi-même, j’ai été contrainte et dupée – passive et vulnérable – et par conséquent, je ne suis pas en faute ».

Le sens et les conséquences de la transgression des codes de domination masculine ne sont en rien équivalents à la transgression des codes de soumission féminine.

Punition pour insurrection

Certes, les féministes de toutes orientations politiques sont indignées par la violence des hommes contre les femmes. Et assurément, il nous appartient en tant que militantes en quête de justice d’affirmer les droits des personnes qui transgressent les normes de la sexualité ou du genre. La question ici porte sur le sens politique de la désobéissance des femmes aux impératifs sociaux, quel que soit le coût de leur courage. Il y a de cela quelques décennies, Ti-Grace Atkinson évoquait les prostituées comme « les seules combattantes des rues que nous ayons », et Monique Wittig parlait des femmes en fuite et des lesbiennes comme des « transfuges à notre classe ». [8] Il existe de nos jours un système élaboré de pots-de-vin institutionnels sous forme de « protections » et de « droits » pour nous brider, nous les combattantes des rues et les transfuges, et il est dur de survivre sans nous en servir. Ces essais, inspirés par les dialogues et la discorde au sein des mouvements des femmes, offrent un regard critique sur les stratégies visant à « protéger » certaines femmes et « punir » certains hommes, ainsi qu’à obtenir des privilèges contingents pour ce type-ci ou ce type-là de femmes. Ces modèles protectionnistes et intégrationnistes de réformes sociales renforcent la tutelle des hommes sur les femmes, et détournent le sens des actions des femmes. Les femmes identifiées comme vulnérables ou abîmées à l’intérieur du paradigme anti-violence et les femmes identifiées comme différentes de la norme à l’intérieur du paradigme LGBT peuvent être incorporées dans des institutions existantes par un État bienveillant, soucieux de neutraliser la rébellion. En guise de prétendus protections et droits, à la fois réels et illusoires, les gouvernements offrent des récompenses différentielles selon les intérêts locaux et internationaux en échange de l’obéissance aux règles sociales. Ces récompenses, comme l’illustre le deuxième essai, sont souvent à double tranchant et sont distribuées de manière discriminatoire.

Alors que les femmes des classes sociales cibles des discriminations racistes et coloniales sont plus susceptibles d’être les infortunées bénéficiaires des « protections » de l’État, les femmes des classes géopolitiques dominantes sont des candidates plus plausibles pour une intégration civique. Le sort de chacune dépend du droit d’avoir des droits, un concept développé par Hannah Arendt pour les personnes sans-État. [9] Sans le droit d’avoir des droits, les femmes sont obligées d’enfreindre la loi afin de gagner leur vie, de traverser la frontière, de mettre fin à une grossesse ou de trouver des services de santé. Lorsque les stratégies illégales échouent, elles peuvent être forcées de recourir au service des urgences (par exemple, lorsqu’un avortement auto-administré entraîne des complications mettant leur vie en danger) ou bien de faire une déclaration officielle de leur dénuement et d’accepter la bouée de sauvetage condescendante que les États exploiteurs mettent à leur disposition, comme l’aide humanitaire (à la place du statut de réfugiée), les permis de résidence temporaires (assortis d’une surveillance étatique) et, enfin, le rapatriement vers la persécution ou la pauvreté qu’elles avaient fuies (plutôt que le droit de migrer et de travailler). Les femmes possédant un passeport et une famille élargie dans les pays coloniaux sont plus susceptibles que celles qui n’ont pas le droit d’avoir des droits d’être légalisées en tant qu’épouses, mères, artistes ou prestataires de services. Les combattantes des rues ainsi que les transfuges à la classe des femmes – putains, fugitives et gouines – peuvent donc être retenues dans le système par l’officialisation de leurs transactions relationnelles, aussi bien dans les bordels que dans le mariage sanctionnés par l’État.

Le mouvement des femmes se retrouve coincé entre les objectifs intégrationnistes et libérationnistes. Puisque notre gagne-pain et notre bien-être dépendent d’une certaine intégration, nous sommes toutes obligées, plus ou moins consciemment, de peser le pour et le contre des coûts de cette intégration dans une structure d’oppressions systémiques. Il se peut que les femmes ayant le plus de ressources soient les plus mystifiées et les plus hésitantes à briser les chaînes de l’assujettissement même dans des conditions de contrainte abusive. C’est pour cette raison que les femmes ne sont pas automatiquement solidaires entre elles et que certains mécanismes d’autodéfense peuvent les conduire à être complices
de la rhétorique protectionniste, en dépit de sa cohérence structurelle avec leur propre subordination. Celles qui n’ont pas le droit d’avoir des droits sont peu susceptibles de regarder les femmes nanties comme leurs compagnes d’armes. Mais quel que soit leur statut, une fois que les femmes désertent le
poste qui leur a été désigné, elles risquent le châtiment.

Le terme « violence contre les femmes » éclipse – et protège – les hommes et la relation de pouvoir entre les sexes, et dissimule la fonction politique de l’hostilité des hommes envers les femmes. La véritable dynamique sociale en jeu est la punition des femmes pour cause d’insurrection. Quelle est donc cette insurrection des femmes ? Pourquoi les hommes attaquent-ils les femmes, soit dans la chambre matrimoniale, soit au bordel, soit au bureau, soit encore dans la rue ? Pourquoi les hommes tuent-ils les femmes ? Les coups mortels d’un homme contre une femme, en général après des années de sévices chroniques, sont souvent déclenchés par l’annonce qu’elle va le quitter. En effet, la déclaration d’indépendance des femmes transgresse l’autorité masculine et enrage les hommes, tout comme l’exercice de leur liberté reproductive, sexuelle, géographique et économique est une transgression juridique et sociale entraînant des conséquences punitives. La plupart d’entre nous ne peut se permettre de subir les répercussions d’une révolte totale. Mais nous ne pouvons nous permettre non plus de tolérer l’obéissance totale au statu quo. Nous pouvons, cependant, reconnaître les contradictions dans nos stratégies lorsque nous nous frayons un chemin dans les dédales du système des rapports sociaux de sexe, et reconnaître la cohérence sous-jacente des luttes des femmes divisées politiquement. Nous sommes toutes sous la tutelle de l’État, et notre résistance à cette sujétion est bel et bien un flagrant délit d’indépendance.

Traduit de l’anglais par Germaine Mandelsaft
en collaboration avec l’auteure

Notes

[11– Ce livre, peu connu dans les pays de langue française, puisqu’il n’a été publié qu’en anglais et en espagnol, inclut la transcription du Premier et du Deuxième Congrès mondial des Putains à Amsterdam (1985) et Bruxelles (1986, Parlement européen), la Charte du Comité international pour les droits des prostituées, des prises de position, divers essais (y compris ceux des auteures Carla CORSA et Paola TABET), des interviews (dont une de Gabriela Silva LEITE) et une introduction intitulée « Not repeating history » in PHETERSON Gail (ed.), A Vindication of the Rights of Whores, Seal Press, Seattle, 1989, traduit en espagnol Nosotras, Las Putas, Collection Hablan Las Mujeres, Talasa Ediciones, Madrid, 1992, trad. par BARAVALLE Graziella.

[22 – Beaucoup de féministes travaillant dans des organisations non-gouvernementales admettent courir le risque d’être cooptées par les gouvernements et certaines fondations privées qui utilisent leurs informations et leur travail dévoué afin d’acquérir du crédit idéologique tout en poursuivant un programme en contradiction avec les intérêts politiques des femmes.

[33 – Après plusieurs années de recherche et de militantisme ayant trait à la prostitution, je me suis surtout focalisée depuis 2001 sur le contrôle socio-juridique des femmes enceintes ou potentiellement enceintes, notamment celui ancré dans les relations coloniales entre l’Europe et la Caraïbe et entre l’Europe et l’Afrique centrale. Pour la recherche en français sur la Caraïbe, voir PHETERSON Gail & AZIZE Yamila, « Avortement sécurisé hors la loi dans le Nord-Est des Caraïbes », Sociétés Contemporaines n°61, 2006, p.19-40.

[44 – NdE : Le terme « transgenre » en français n’a pas exactement le même sens que le terme anglais « transgender ». Nous avons donc choisi de le remplacer par le terme « trans », plus utilisé et permettant d’englober toutes les personnes trans.

[55 – Comme exemple, voir PHETERSON Gail, « Alliance entre putains, épouses et gouines : projet pour un groupe de travail visant à démystifier et à éliminer la division des femmes en mauvaises, bonnes et perverses » in Le prisme de la prostitution, éd. L’Harmattan, Paris, 2001, « Annexe A », trad. par MATHIEU N.-C., p.178-183. (Texte original en anglais : The Prostitution Prism, 1996.)

[66 – RUBIN Gayle, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », Cahiers Études Féministes n°7, CEDREF, Paris 7, 1998, trad. MATHIEU Nicole-Claude en collaboration avec PHETERSON Gail. (Texte original en anglais : « The Traffic in Women : Notes on the ‘Political Economy’ of Sex » in R. REITER Rayna (ed.), Toward an Anthropology of Women, Monthly Review Press, New York, 1975, p.157-210.)

[77– RUBIN Gayle, « Penser le sexe. Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité » in RUBIN Gayle, Surveiller et jouir. Anthropologie politique de la sexualité, dir. par MESLI Rostom, éd. EPEL, Paris, 2010, trad. par BOLTER Flora, p.128-130. (Texte original en anglais : « Thinking Sex : Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality » in VANCE Carole (ed.), Pleasure and Danger. Exploring Female Sexuality, Routledge, Boston, 1984, p.267-319 et p.307-308.)

[88 – ATKINSON Ti-Grace, Amazon Odyssey, Links Books, New York, 1974, p.124 ; WITTIG Monique, « On ne naît pas femme », Questions féministes n°8, mai 1980, p.75-84 ; WITTIG Monique, La Pensée straight, éd. Balland, Paris, 2001. (Texte original en anglais : The Straight Mind and Other Essays, Beacon Press, Boston,1992.)

[99 – Pour une élaboration du concept d’ARENDT du « droit d’avoir des droits », voir en particulier le chapitre intitulé « Sur la complexité des droits de l’homme » in L’impérialisme. Les Origines du totalitarisme II, éd. Fayard, Paris, 1982/1984 (première publication en 1951), trad. par LEIRIS Martine.

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