Du « Libération » libertaire de St Genis-Laval...
Jules Vignes publie en 1927 à St Genis-Laval, près d’Oullins, dans la banlieue sud de Lyon, le premier journal "Libération" pour faire connaître les idées libertaires et pour informer les militants plus largement. C’est ainsi que, dès cette époque, il consacre une rubrique spéciale au féminisme sous la plume d’Adèle Bernard-Guillot. Dans le premier numéro de juillet 1927 "Libération" se propose « de faire place à toutes les tendances anarchistes : philosophie, syndicalisme, féminisme, malthusianisme, littérature... au sein de cet organe d’éducation libertaire ». Et c’est sans se prendre la tête que dans ce "Libération" on parle aussi des principes éthiques du mouvement révolutionnaire, de littérature antimilitariste, des méfaits de l’alcool tout autant que de l’opium, de l’alliance entre l’Église et l’État, de la première conférence de l’anarchiste Sébastien Faure à Lyon, tout en dressant un tableau piquant du phallocratisme ouvrier.
Dans le numéro 3, édité le 1er décembre 1927, dont on voit en haut la manchette, après le congrès de l’Union Anarchiste Communiste (Paris, 30 octobre/1er novembre 1927) qui donne naissance à deux organisations distinctes "l’Union Anarchiste Communiste Révolutionnaire" (UACR) majoritaire, et "L’Association des Fédéralistes Anarchistes" (AFA) regroupée autour de Sébastien Faure, la première page appelle à l’unité et s’oppose à la tendance centraliste de l’UACR [1]. Dans un autre numéro de 1928, on traite d’anti-électoralisme et de "la guerre hors la loi"... Ce "Libération" fait suite à la publication de "La Feuille" depuis 1917 à Lyon, puis à St Genis-Laval. Jules Vignes publiait aussi depuis cette date, avec une équipe, le journal "Liberoso" en ido, un esperanto simplifié, ce qui veut dire Libération, dont certains numéros sont sortis à Auxerre.
Jules Vignes né le 13 avril 1884 à Toulouse, s’installe d’abord à Moulins où il fabrique des galoches et fait différents métiers : garçon boucher, manoeuvre, ouvrier-maçon... En mai 1906, il est condamné pour avoir placardé des affiches anarchistes. En 1909, il est le premier secrétaire de l’Union départementale des syndicats ouvriers de l’Allier, mandat qu’il ne garde qu’un an. C’est à ce moment-là qu’il crée, avec Louis Dubost, le journal anarchiste "La Torche", avec les moyens du bord : « d’abord polycopié sur gélatine avant d’être imprimé avec un tri de caractères usagés d’imprimerie achetés au prix du plomb, la brosse et le taquoir suppléant l’absence de rotative. Par la suite Vignes acquit une pédale pour tirer "La Torche", car on n’arrête pas le progrès... » (Léo Campion- Culture & Liberté). Dubost a continué de collaborer sous la signature Picrate à "La Feuille" de Vignes, après qu’il se soit installé sur Lyon.
Demeurant à St Genis-Laval, type épatant, intègre, serviable, Jules Vignes menait campagne contre l’alcoolisme, et pour la langue planétaire ido. Individualiste, libertaire, il était incisif pour le syndicalisme. Il était ouvert et apprécié de tout le mouvement lyonnais. Comme il était tolérant, certains, de différentes tendances, venaient passer des nuits entières chez lui pour tirer des tracts avec son appareil à pédale. En 1939, lorsque les militants de la CGT-SR craignent pour leur bibliothèque, c’est chez Vignes qu’ils la cachent. « Libération » publiait aussi différentes brochures, par exemple de Célestin Freinet, ainsi que des revues de presse de divers pays de par le monde.
« Libération » sera publié à nouveau [2] en 1936, moment où Jules Vignes soutient la révolution espagnole et, début 1939, il accueille chez lui, à St Genis-Laval, plusieurs libertaires espagnols en exil. Il apporte également son aide au réseau de résistance de Francisco Ponzan Vidal. En 1945, il republie « La Feuille », suivi par « Le Vieux travailleur » (1951-57), et « Le Travailleur libertaire » (1957-58). Jules Vignes est mort à Lyon le 28 mars 1970.
Le « Libération » clandestin de la Résistance à Lyon...
En juillet 1941, à Lyon, Raymond Aubrac et Emmanuel d’Astier de la Vigerie, ancien officier de marine devenu journaliste, lancent « Libération », le journal clandestin du mouvement Libération-Sud, de résistance à l’occupation nazie, avec Lucie Aubrac et le philosophe Jean Cavaillès. L’aventure éditoriale commence par un tirage à 10.000 exemplaires pour le premier numéro, 35.000 exemplaires en octobre 1942.
En atteignant des pointes de 200.000 exemplaires tirés, il va devenir l’un des plus importants et des plus diffusés des journaux de la Résistance avec Combat. De 1942 à avril 1944, date de son arrestation, le rédacteur en chef en est le journaliste et écrivain Louis Martin-Chauffier [3]. La rédaction mêle des hommes venus d’horizons politiques divers : syndicalistes chrétiens, socialistes, communistes, syndicalistes de la CGT et d’autres militants, tout comme le mouvement Libération-Sud.
Le « Libération » de la Libération...
A la libération de Paris, en août 1944, le journal reparaît au grand jour, dirigé par Emmanuel d’Astier. Dès le 21 août, sortant de la clandestinité, il devenait quotidien et son tirage, à Paris désormais, montera jusqu‘à 225.000 exemplaires. Mais dès mars 1947, il commence à perdre des lecteurs et son tirage descend jusqu’à 100.000 exemplaires. Il cessera de paraître en 1962, lorsque, à cause de divergences, le Parti Communiste Français lui retire son soutien.
"L’Agence de Presse Libération"...
L’Agence de Presse Libération (APL), si elle a été créée en 1971, n’a effectivement fonctionné qu’à partir de janvier 1972. Elle était dirigée par Maurice Clavel [4], cogérée par Jean-Claude Vernier et soutenue par Jean-Paul Sartre, gérant du journal "La Cause du Peuple", de la Gauche Prolétarienne.
Ce n’était ni une organisation politique, ni un groupe lié à un parti, mais l’APL formait un réseau collectif autogéré qui voulait offrir la possibilité aux lecteurs de faire circuler des idées, des expériences ou des critiques favorisant un changement de société. Face à la difficulté de voir publier une information qui ne provient pas des sources traditionnelles dominantes, partout en Europe après 1968, une presse nouvelle est née et s’est développée. Une partie de la population ressentait en effet le besoin de disposer d’organes de presse permettant de s’exprimer sans censure, sans déformation et dans un langage qui lui soit familier. Cette nouvelle presse, de contre-information, avait ses journaux, mais pour récupérer les informations le besoin était ressenti de mettre en place une agence de presse indépendante, apportant une conception différente du journalisme à la fois par le choix des sujet traités, négligés par la presse traditionnelle, et par l’approche de ces sujets.
Pour l’APL l’objectivité est un leurre. Cette agence se veut être le porte-parole, auprès des organes de presse, de tous les groupes et toutes les personnes qui luttent. L’originalité de cette agence de presse est qu’elle était constituée de correspondants qui étaient des militants bénévoles dans toute la France, en Belgique, en Allemagne et même dans le monde entier (au Portugal, en Albanie, au Japon, au Brésil, au Maghreb...).
L’idée de Vernier est de se faire la main avec la production de bulletins quotidiens d’informations, pour pouvoir un jour passer à un véritable quotidien. Pendant un an et demi, l’APL publiera deux bulletins quotidiens ronéotés puis photocopiés, l’un d’infos nationales, l’autre d’infos internationales. L’heure de gloire médiatique de l’APL a eu lieu lors de l’affaire Pierre Overney en mars 1972. Le 25 février 1972, le militant Pierre Overney distribuait des tracts appelant à commémorer les meurtres du métro Charonne de février 1962 devant son ancienne usine, Renault, à Paris, quand il se fait tuer par Jean-Louis Tramoni, un vigile de Renault. Mais un photographe de l’APL est sur place et les photos contredisent la version de l’AFP, reprise par l’ensemble des quotidiens, y compris l’Humanité, déclarant que ce sont des maoïstes qui ont tué un ouvrier de Renault. D’autre part, après des manifestations monstres et la foule lors de son enterrement, des anciens maos kidnappent, en représaille, le directeur du personnel de Renault, et donnent l’exclusivité de leurs déclarations à l’APL...
Mais, en fait, de ces papiers de l’APL, rien n’était plus extraordinaire que ces reportages de terrain sur ces grèves ouvrières, sur ces luttes des immigrés, sur ces projets naissant dans les quartiers...
Et tout naturellement quand le titre « Libération » est sorti, l’APL permettait d’alimenter au début les infos du journal.
Cependant, la dissolution de l’APL a été décidée pendant l’été 1973, car ses correspondants, s’étant focalisés sur le nouveau quotidien "Libération" avec beaucoup d’engouement, ne comprenaient pas que tout le travail réalisé par l’APL ne soit pas pris en compte par l’équipe de Serge July, et que les articles soient systématiquement refusés. C’est que désormais, l’équipe de rédaction de "Libération", sous l’autorité confisquée par Serge July n’avait vraiment pas le même état d’esprit, c’est le moins que l’on puisse dire, et par exemple, lorsqu’arrivait un article sur une lutte dans une entreprise, en référait d’abord à la direction parisienne de la CFDT... Et Serge July a d’ailleurs même accepté très vite le soutien de Giscard [5]... Cet élan de jeunes maoïstes, de jeunes anarchistes ou de simples militants qui y croyaient, a été cassé : c’en était fini de l’APL. Quel gâchis ! Certains, dégoûtés, à partir de ce moment-là n’ont plus jamais acheté un seul numéro de Libé.
L’idée c’était de « donner la parole au peuple »...
À Paris, le 4 janvier 1973, lors de la conférence de presse de lancement du projet du quotidien "Libération". De gauche à droite : Philippe Gavi, la caution non-mao venant des Cahiers de Mai, l’écrivain qui endosse la responsabilité Jean-Paul Sartre, l’initiateur du projet Jean-Claude Vernier, la pièce rapportée Serge July et le catalyseur du projet Jean-René Huleu.
En 1972, Jean-Claude Vernier, architecte et militant maoïste, rencontre à Bruay-en-Artois, commune minière du nord de la France, Jean-René Huleu, qui imprime, sur place, un bulletin quotidien appelé "Pirate" afin de rendre compte des luttes ouvrières de la région lors de l’affaire de Bruay-en-Artois. Jean-Claude Vernier, qui cogère déjà avec Maurice Clavel l’Agence de presse Libération (APL), en rapporte à Paris l’idée d’un journal populaire. Le projet est repris par Benny Lévy, dirigeant de la Gauche prolétarienne, afin de relancer son mouvement qui était en train de s’étioler.
Le 3 février 1973, Jean-Paul Sartre, Serge July, Philippe Gavi, Bernard Lallement et Jean-Claude Vernier fondent le journal Libération, sans Jean-René Huleu, et un manifeste est rendu public dont la doctrine devait être « Peuple prend la parole et garde-la ». Le quotidien se voulait sans publicité ni actionnaires financiers. Un premier numéro de quatre pages paraît le 18 avril 1973 lançant une souscription pour le financement « d’un organe quotidien entièrement libre ». Le 22 mai, Libération sort pour la première fois en kiosque au prix de 0,80 franc [6].
Jean-Claude Vernier fut le fondateur et le premier co-gérant avec Jean-Paul Sartre de la « SARL Libération ». Il fut aussi, un peu avant, l’un des fondateurs de l’Agence de Presse Libération.
Pourtant, à peine le nouveau « Libération » est-il installé dans les kiosques, que Jean-Claude Vernier quitte le siège du journal, avec 22 autres membres du comité de rédaction. Jean-Claude Vernier est le défenseur d’une ligne éditoriale dite de « la maison de verre » : « un journal fait par et pour ses lecteurs ». Vernier veut que le journal s’appuie sur des lecteurs actifs organisés en « Comités Libération » et disséminés dans toute la France. Avec une partie minoritaire de l’équipe, il s’oppose alors fermement à la conception d’un « France-soir rouge » inventée, défendue et réalisée depuis par Serge July.
Il faut se rappeler que la Gauche Prolétarienne, maoïste, avait été officiellement dissoute comme groupuscule par le ministère de l’Intérieur Marcellin en 1970.
C’est Benny Lévy, avec son charisme de leader des Maos, qui avait carrément imposé la présence de Serge July au groupe des initiateurs du journal, dont certains redoutaient les ambitions personnelles, pour contrôler Jean-Claude Vernier et avec l’idée de fondre ce qui restait de la Gauche Prolétarienne dans les Comités Libération. Mais, une fois l’organisation entièrement dissoute, Serge July n’avait plus de comptes à rendre, tout en conservant cette légitimité qui lui permit de prendre le contrôle complet du journal.
Reste un garant, c’est Jean-Paul Sartre qui est le premier directeur de publication du journal. Il le reste jusqu’à sa démission le 24 mai 1974 pour raison de santé. Serge July lui succède et profite de la mort de Jean-Paul Sartre, en 1980, pour ne plus tenir compte du tout des principes de départ, déjà bien écornés, en envisageant d’ouvrir le quotidien à la publicité payante.
La déception est grande chez Jean-René Huleu : « "Libération" n’est jamais devenu le grand journal populaire dont nous avions rêvé, se contentant d’être celui d’une élite auto-proclamée ».
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...Au « Libération » de Rothschild !
Après la brute autoritaire de Serge July, voilà la gestion capitaliste musclée et sans scrupules entièrement acquise à Sarkozy.
En 2005, pour un nouveau financement, Serge July se bat alors pour l’entrée dans le capital de « Libération » d’Édouard de Rothschild, et celui-ci est accepté par le conseil d’administration le 20 janvier 2005. Rapidement le climat se détériore avec les journalistes. Louis Dreyfus devient directeur général du quotidien, sur proposition du PDG Serge July.
Le 28 juin 2006, Serge July et Louis Dreyfus annoncent leur départ du journal pour laisser place nette à Édouard de Rothschild. C’est l’ancien directeur d’Usine nouvelle qui est nommé directeur général du quotidien. Trois administrateurs sont désignés par Édouard de Rothschild :
Agnès Touraine, ancienne présidente du pôle éditions de Vivendi, Guillaume Hannezo, ancien directeur financier de Vivendi, tous deux proches de Jean-Marie Messier et Lionel Zinsou, associé-gérant de Rothschild & Cie et animateur du club Fraternité, cercle de réflexion de Laurent Fabius. "Libé" aurait soutenu SarCosette Royal, et les acoquinements de "Libé" avec le PS s’officialisent : voir cet article.
Depuis le milieu des années 1990, les fonctions de PDG et de directeur de la rédaction sont clairement disjointes. À partir du 26 novembre 2006, appelé par Édouard de Rothschild, Laurent Joffrin occupe carrément ces 2 postes à la fois. Rothschild et Joffrin se rencontrent depuis longue date au sein du club très fermé « Le Siècle », tout comme July, ainsi que Sarkozy... Suite au changement de direction à Libération, plusieurs journalistes ont souhaité quitter le journal. Quatre figures importantes : Florence Aubenas, Antoine de Baecque, Jean Hatzfeld et Dominique Simonnot, annoncent « être en désaccord avec ce qui se passe au journal »...
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