Après le grand krach capitaliste de 2020

1524 visites
1 complément

2020 : Après le grand krach monétaire, vivre sans travail rémunéré est devenu la norme, le travail réalisé en échange d’argent est devenu minoritaire et sévèrement contrôlé par les conseils de sages disséminés dans les pays.

Des lois autorisent encore, ici ou là, la production de marchandises, mais leurs producteurs doivent justifier leur choix et ceux-ci sont examinés tous les ans afin de constater que cela ne perturbe pas les nouvelles institutions créées après le grand krach.

Jorge Lafargue, journaliste de la revue « Vivre sans produire » a interrogé un « travailleur » qui a souhaité resté anonyme.

- Jorge Lafargue : Pourquoi ce choix du travail ? Vous auriez pu faire comme tout le monde et vous contenter de vivre dans un BOLO ou une manse…

-  Travailleur anonyme : Je n’avais pas spécialement envie de participer à l’entretien de la vie, ni à la reproduction d’un socle de subsistance, comme ils disent. Je voulais travailler, produire.

- Vous tentez en quelque sorte de faire sécession, de sortir des organisations qui se sont mises en place après le grand krach ?

-  Je n’irais pas jusque là. Mais en effet, nous sommes quelque uns à réclamer un droit à travailler. La liberté de se faire employer pour produire à l’aveuglette quelque chose qui rapporte de l’argent. Sans que l’on vous fasse remarquer toutes les cinq minutes, que si vous travaillez, c’est que d’autres s’occupent de vous pour vous permettre de le faire ! Ce droit au travail nous paraît légitime (d’ailleurs la plupart des conseils autorise une journée de travail par semaine), et pourtant on continue de nous traiter comme des parias.

- Vous êtes en relations avec d’autres travailleurs comme vous ?

-  Comme vous pouvez l’imaginer, nous sommes très peu nombreux à avoir fait ce choix. L’idée de base est que, en échange d’argent -argent que vous gagnez en travaillant- vous pouvez accéder aux produits d’autres travaux, à des marchandises donc. C’est notre travail qui nous relie, quel que soit le contenu de ce travail. Le contrat est donc simple. Ca se passe comme une mécanique, et c’est vraiment fascinant de constater que, même après le grand krach - et même si cela reste confiné, je le concède, à une échelle expérimentale très modeste-, ça peut toujours fonctionner !

- Et votre entourage, qu’en pense-t-il ?Votre décision n’a pas été trop difficile ?

-  Oui ça a été difficile. Mes enfants ont pleuré un bon mois chaque fois que je partais le matin travailler. Maintenant ils se sont habitués, la maison et le frigo sont parfois remplis d’objets divers, dont ils ignorent comment ils ont été fabriqués et d’où ils viennent. Cela leur arrive même, de temps en temps, de ne plus chercher à se mêler aux activités des adultes et de rester dans leur monde à eux. Ce sont des moments très émouvants qui vous encouragent à aller plus loin.

- Dans votre « travail », comment faites-vous pour décider de ce qu’il faut faire ? Vous ne vous servez plus des ateliers populaires ?

-  On est bien forcé de le faire. Mais ce que l’on constate, nous les travailleurs, c’est que les ateliers sont trop généralistes et trop peu productifs. Ils servent d’avantage à reproduire, entretenir la vie, qu’à produire. Comment vous le savez, dans ces ateliers on peut à peu près tout faire, mais seulement des choses utiles au quotidien, et avec une productivité impossible à mesurer car on fait un peu tout en même temps. Les gens ne sont pas assez spécialisés et constants dans une tâche pour pouvoir mesurer la « valeur » de ce qu’ils font.

- Il est difficile de faire entendre ce genre de discours je suppose…

-  C’est très réactionnaire, je sais. Tout le monde est traumatisé par le grand krach, que tout le monde attribue au capitalisme. En fait, nous les travailleurs, nous croyons que ce n’était pas un vrai capitalisme que nous vivions, surtout à la fin. Beaucoup voulaient moraliser le capitalisme, assigner les marchandises à des « vrais besoins », des vraies « valeurs ». On a perdu de vue que le capitalisme n’était pas fait pour cela. C’est une mécanique à faire de l’argent qui permet de mettre en mouvement les gens, à les faire travailler, à s’enrichir.

- Vous essayez de re-générer ce vieil idéal du capitalisme auquel bien peu de gens croient actuellement.

-  Malheureusement. Ils étaient des millions, dans le monde entier, des hommes et des femmes à se dire capitalistes ou travailleurs. Maintenant, ils sont en majeure partie silencieux. Le capitalisme est terminé mais l’anticapitalisme continue à faire rage dans les ateliers, les manses, les familles, les associations. C’est très agressif. Mais de quoi ont peur les gens ? Ils pensent que les travailleurs comme moi, qui veulent expérimenter des poches capitalistes sont possédés par le diable, qu’ils vont manger leurs enfants ? C’est absurde.

- Le fait est que, en voulant se réapproprier leur environnement matériel et leurs institutions (effondrées après le grand krach), les gens ne supportent plus ce qu’ils voient maintenant comme des archaïsmes irrationnels : l’argent, le temps compté, l’abstraction du contenu des activités.

-  Pourtant, tout comptabiliser par le temps, permet de mettre en relation n’importe quelle activité. Sans limite.

- Comment trouvez-vous du travail à faire dans le contexte actuel où, la production est tout à fait marginale par rapport à l’activité des ateliers de reproduction populaire ?

-  Comme on l’a toujours fait. On se met en relation avec un donneur d’ordre qui, lui, a accès à toute une clientèle d’utilisateurs, parfois lointains. Je fais donc quelque chose de bien délimité, ce qui me permet de me comparer avec ceux qui font la même chose. Ce que je fais a alors un prix, fixé d’après mes performances.

- Quand même, travailler autant, juste pour de l’argent et devoir aller plus vite, vous ne trouvez pas que cela manque un peu de sens ?

-  Mais on s’entend bien entre collègues, il y a de l’entraide et on est persuadés que l’on peut réussir si on reste soudés, si on est une bonne équipe.

- Réussir à faire mieux que d’autres équipes ?

-  Oui c’est cela. Fini la corvée de devoir demander au conseil la permission d’inventer une nouvelle organisation pour aller plus vite dans la production. Là, c’est la productivité qui décide. Les moins productifs doivent s’adapter. Ce qui est agréable, c’est de se retrouver parmi les meilleurs, sans les low performers, sans les femmes, les vieux, les handicapés… et surtout les enfants ! Désolé si cela vous choque, mais quelle absurdité d’avoir supprimé l’école ! Bref, passons. Sans toute cette clique de bons à rien, on est au travail. Complètement. On vit dans une sorte de cocon où il n’y a rien d’autre à faire que de se soucier de notre tâche précise. Avec des conditions idéales, le travailleur atteint le maximum de son efficacité.

- Des conditions idéales, produites par la « clique des bons à rien », comme vous dites…

-  Oui, oui. Mais je vous rappelle que cette organisation de la société a fait ses preuves pendant plus de deux siècles. Ce n’est pas rien.

- Ainsi, ce qui décide de l’existence de ce travail, c’est que quel que part, il y a quelqu’un qui a de l’argent à dépenser pour vous payer ?

-  Oui, et je comprends bien les réactions de mon entourage qui vivent dans des bolos ou des manses. Dans cette vie, l’entente sociale, les institutions, ne reposent pas sur l’argent et le travail, mais sur un équilibre subtil où chacun trouve sa place, est reconnu par les autres parce qu’il participe aux activités dont tout le monde bénéficie. Je connais bien cela. Au travail, au contraire, on n’est jamais sûr d’être utile, car à terme personne n’est rentable. Il faut faire plus. Le temps scande la vie et la décompose en séquences chronométrées. Seuls les plus aptes y participent, les autres se contentent de ce que l’économie est prête à leur octroyer.

- Désolé de vous le redire, mais les gens doivent souvent vous prendre pour un fou. Comment cela se passe avec le conseil de votre pays ? Comme suit-il vos activités, je veux dire, votre travail ?

-  Cela se passe plutôt bien, et je le remercie de m’octroyer cet espace de liberté marchande. J’ai quand même accès au socle de subsistance gratuit car même avec mon travail et l’argent que je gagne avec, il n’y a pas assez de marchandises à acheter pour reproduire entièrement ma force de travail juste en dépensant mon argent.

- D’accord. Vous continuez donc à participer aux nœuds associatifs. Comment s’appelle l’archipel dont vous faites partie ?

-  L’archipel des manses. Oui, en échange du travail rémunéré qu’on me laisse exercer, je participe à deux associations. Mais ça me laisse un ou deux jours par semaine pour travailler, ce qui est presque un mi-temps.

- Vous êtes donc satisfait ?

-  J’aurais préféré travailler plus, mais de toute manière, l’organisation matérielle de la vie (habiter, manger, se soigner, s’occuper des autres, …) est monopolisée par les archipels. Que l’on vienne à en quitter un, un autre est prêt à vous accueillir. Hospitalité, NIMA, garantie de circulation des personnes, propriété d’usage temporaire des biens et outils, etc. ils n’ont que ces mots à la bouche !

- A l’évidence cela n’encourage pas les gens à retourner dans le capitalisme ?

Clairement et c’est cela que je regrette. Il n’y a pas de réelle alternative…

Proposer un complément d'info

Qui êtes-vous ?
Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

  • Le 9 mai 2015 à 21:47, par François Lonchampt

    Bravo pour ce texte excellent qui aborde finement une question peu traitée, et même généralement occultée.

    Il est bien temps de se rendre compte que si l’extrême-gauche et les libertaires ont si peu d’audience, alors même que la crise, et la tournure destructive prise par le capitalisme aujourd’hui devraient lui en apporter par millier, c’est qu’il y a des raisons. On ne peut pas invoquer éternellement {} {}l’aliénation des masses, alors que les hommes aujourd’hui ont tous été scolarisés et ont accès à une information pléthorique, ni l’épuisement physique, les brumes du moyen âge qu’il faudrait dissiper, les préjugés ancestraux dont on pourrait espérer lever le voile, ou l’influence des curés, l’idée même fait sourire. D’une part, ça signifie que les hommes sont responsables de leurs choix, ou des conséquences de leur absence de choix, et qu’il faut arrêter de leur trouver toujours des excuses, du moment qu’ils sont issus des quartiers populaires, des minorités visibles ou je ne sais quoi encore, comme la gauche l’a toujours fait. D’autre part il faut faire l’effort de comprendre vraiment, sans jugements a priori, sans idées préconçues, les raisons pour lesquelles nos contemporains restent sourds aux injonctions des révolutionnaires.

    L’une, évidemment, c’est la peur de l’inconnu, dans un univers toujours plus complexe, où l’actualité présente tous les jours les exemples effrayants de la barbarie qui s’installe quand les institutions se délitent, où les camps de Staline et de Pol Pot font encore planer leur ombre sur toute tentative un peu radicale d’instaurer le socialisme, et où le projet révolutionnaire ne peut plus s’appuyer sur les modes de sociabilité qui lui conféraient un caractère d’évidence, parce que ces modes de sociabilité ont été détruits. Si on fait l’effort de se mettre à la place des gens, il ne faut pas s’étonner qu’on ne se bouscule pas pour s’engager aux côtés d’individus convaincus, parfois à juste titre, d’entretenir une myopie congénitale sur la nature de l’homme, et qui envisagent assez légèrement de plonger leur pays dans une guerre civile sans qu’on sache très bien où ils veulent en venir concrètement.

    Une autre raison, qui nous ramène à ce dialogue, c’est que malgré tous ses défauts, malgré son injustice et les destructions qu’il opère, le capitalisme donne aux hommes des satisfactions, et des plaisirs, parfois des plaisirs forts, et même des raisons de vivre. En vrac, sous réserve d’un inventaire plus sérieux, nécessaire je crois : la concurrence, le goût de l’effort, le dépassement de soi, jusqu’à l’oubli de soi, et comme vous le montrez excellemment dans cette petite scène, jusqu’au sentiment de s’abandonner à des forces qui nous dépassent, peuvent être sources de satisfaction, de joie parfois intenses. Le goût de la démesure, de la vitesse, des réalisations grandioses, la fierté de participer d’une œuvre exceptionnelle, le sens de la perte dans des métropoles immenses, la conquête de l’espace, la poésie des paysages industriels, voilà encore des sentiments, ou des passions qui sont encore à ce jour identifiées avec le capitalisme, ou avec une sorte de socialisme productiviste et industrialiste.

    Alors, dans le monde nouveau dont nous appelons l’avènement, quelle place pour ceux qui font des choix différents ? Faudra-t-il pourchasser ceux qui portent la cravate, ceux qui accordent de l’importance à la mode, ceux qui veulent, en toutes circonstances être bien habillés, suivant des critères qui ne sont pas forcément les nôtres, ceux qui ne partagent pas les codes de la ZAD, les femmes qui veulent avant tout plaire aux hommes, et pour qui cet exercice est au centre de toutes leurs préoccupations, ceux qui croient en l’éternel féminin, à l’honneur, et à d’autres choses de ce genre ? Ou en Dieu ?

    Autre chose, mais ça rejoint le même problème : Nombres de gens n’ont que faire de la responsabilité et de l’autonomie que l’extrême- gauche leur propose. Nombres de gens préfèrent être gouvernés, bien gouvernés de préférence, pour se consacrer entièrement à leur famille ou à leurs amours, à leurs songes, à l’écriture, ou à quelque passion qu’ils n’entendent pas partager, sauf peut-être avec un groupe très restreint, à l’écriture, et à je ne sais quoi encore. Et certains mystiques veulent vivre en ermites. Ils n’ont que faire de la chose publique et des assemblées générales.

    Encore plus fort, nombre de gens aiment se choisir des chefs, et ils apprécient de s’intégrer dans une organisation et dans une hiérarchie qui à la foi les rassure et les stimule. Ils font volontiers allégeance, même, ils aiment obéir, ou être obéir, et il vont jusqu’à sacrifier leur vie pour une cause, ou pour une certaine idée de l’ordre social, qui n’est peut-être pas la notre. Les militaires, par exemple, et bien d’autres. Faut-il condamner tout ça, et de quel point de vue supérieur pouvons nous le condamner ? Pourrons-nous toujours prétendre savoir toujours mieux que les gens eux-mêmes, non seulement quels sont leurs véritables intérêts, mais également ce qu’ils doivent ressentir et penser ?

    https://www.youtube.com/user/Jandupon

Publiez !

Comment publier sur Rebellyon.info?

Rebellyon.info n’est pas un collectif de rédaction, c’est un outil qui permet la publication d’articles que vous proposez. La proposition d’article se fait à travers l’interface privée du site. Quelques infos rapides pour comprendre comment être publié !
Si vous rencontrez le moindre problème, n’hésitez pas à nous le faire savoir
via le mail contact [at] rebellyon.info

Derniers articles de la thématique « Contre-cultures / Fêtes » :

› Tous les articles "Contre-cultures / Fêtes"