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Commentaire critique du livre de Marcello Tari :
Autonomie ! Italie, les années 70 (éd. La Fabrique, 2011)
Le livre est intéressant d’abord d’un point de vue factuel, mais aussi parce qu’il intègre de bonnes citations dont certaines assez peu connues comme celle de F. Piperno sur le mouvement de refus du travail ou celle de L. Castellano à son procès pour dénoncer la théorie du complot. Enfin, le livre marque bien la césure que représente le mouvement de 1977 par rapport au mouvement qui l’a précédé entre 1968 et 1973. « S’il y eut rupture en 1977, c’est que pour la première fois un mouvement révolutionnaire moderne ne se définissait pas à partir des catégories de l’économie politique ni en tant que Sujet : c’est pourquoi il échappait à toute capture » (p. 216). Mais s’il marque la rupture, il ne néglige pas pour autant ses prémisses en le rattachant historiquement à la théorie opéraïste et à ses auteurs principaux Tronti et Negri. C’est d’autant plus remarquable que cette reconnaissance de dette du mouvement de 1977 envers l’opéraïsme n’est pas du tout courante, du moins en France, comme on put le voir dans le « traitement de faveur » réservé à Negri dans la revue Tiqqun. En effet, Negri n’y est pas traité en fonction de ses écrits et de ses actes de l’époque, mais en fonction de ce qu’il est devenu depuis. Et pourtant, certains de ces concepts sont repris sans que soit rappelée leur origine (« l’Empire », les « multitudes »).
Qu’est-ce qui “cloche” alors quand on lit ce livre en ayant bien connu l’Italie de l’époque ?
1) Tout d’abord, on a l’impression d’une réécriture des événements à partir d’un prisme qui lui est en grande partie étranger et en tout cas largement postérieur, à savoir le prisme insurrectionniste. Cet a priori se manifeste à travers des références non indiquées comme telles à la revue Tiqqun1. Cela donne lieu à de nombreux néologismes : “plan de consistance”, “ligne de fuite”, “machine de guerre en prolifération”, “contre-insurrection”, opposition entre “le molaire et le moléculaire”, “gouvernementalité”. Il est vrai que sur la fin et à Bologne, le mouvement à partir d’A/traverso est plein de références aux concepts en provenance de la « boîte à outil » de Deleuze, Guattari ou encore Foucault. La notion de transversalité est ainsi avancée comme mode de recomposition non dialectique des expériences subversives. Une critique de la dialectique que Tari retrouve à l’intérieur de certaines tendances du mouvement féministe italien : « Qui n’est pas dans la dialectique du maître et de l’esclave devient conscient et introduit dans le monde le sujet imprévu »2. Le fait même de partir d’une position historique de non sujet permettrait aux femmes de suivre un parcours différent, de pratiquer une « ligne de fuite » (toujours les néologismes). En effet, si on scrute le livre de référence en la matière, à savoir le livre de F. Berardi (Bifo) : Le ciel est enfin tombé sur la terre3, recueil des articles marquants de la revue A/traverso, on trouve bien l’accent mis sur les désirs, la volonté de poser la question de l’existence, du vécu, de la transversalité (Deleuze). Ces termes modernistes qui fleurent bon la psychanalyse radicalisée (on y trouve, par exemple, l’expression « machine de guerre » une fois, page 72 et aussi « l’Université comme usine de dissidence »), côtoient encore un langage marxisant mis à la mode « mao-dada » comme le revendiquent les bolognais où il est encore fait mention des « besoins radicaux de classe », de « révolution culturelle », de « processus révolutionnaire », de « révolution en Italie » etc.). Mais d’une manière générale la rupture est marquée par une appréhension du capitalisme comme système de domination plus que comme système d’exploitation.
Les concepts de Deleuze et Guattari circulaient en Italie depuis le milieu des années 1970 à partir de la revue L’Erba Voglio qui fait émerger le thème de la séparation des sujets et de la différence comme moments du processus de recomposition. Toutefois, ces références explicites ne sont pas très courantes dans les textes du mouvement à part ceux autour du désir. Ils sont par exemple absents des textes italiens recueillis dans le livre Les Untorelli (revue Recherches de novembre 1977). Et on les trouverait encore moins dans les thèses de Potere operaio rassemblées dans le programmatique « Aux avant-gardes, pour le Parti » (décembre 1970) dans lesquelles le refus du travail est relié à la lutte de classes et non pas à la guerre civile, la répression étatique non pas à la contre-insurrection, mais à la violence anti-ouvrière. On trouvera aussi « guérilla d’usine », « assaut prolétarien à la richesse sociale » et « pratique prolétarienne de l’expropriation », « le premier objectif ouvrier : construire le nouveau cycle de lutte sur la crise du capital », « Organisation ouvrière pour la révolution : le pouvoir avant tout », « l’organisation ouvrière en tant que communisme en acte ». On voit dans cette énumération, un peu pesante parce qu’elle se veut exhaustive, que le discours reste complètement classiste et pour tout dire néo-léniniste. Nulle part de « guerre civile » à l’horizon. Certes, les insurrectionnistes d’aujourd’hui et d’ailleurs nous-mêmes prenons bien acte de la fin de la figure prolétarienne comme sujet révolutionnaire et donc du besoin d’autres concepts, mais de là à aller les chercher chez Carl Schmitt (la guerre civile), il y a une marge.
Dans la revue Rosso (22 mars 1977) qui aurait abordé ces concepts, on trouvera « haine de classe », « guerre civile », mais c’est le gouvernement qui est accusé de la rechercher. La revue développe : « […] Assurément tout cela rend la guerre civile plus proche. Pour notre part nous ne la voulons pas ; celui qui la veut c’est celui qui voit son pouvoir rongé par le contre-pouvoir des masses. […]. L’Autonomie est une force productive et une force combattante. Nous acceptons le terrain de la guerre civile qui nous est imposé par l’adversaire ». Le mouvement subit donc cette situation mais ne la revendique pas particulièrement.
Même le livre de P. Pozzi Insurrection4, une des références principales de M. Tari, dément en partie le point de vu de ce dernier. En effet, Pozzi, par ailleurs ancien de Rosso, n’appréhende pas la période en terme de guerre civile. Par contre il souligne que ce sont les « militaros » qui prennent le dessus sur les « politiques » après les journées incandescentes de mars 1977 avec un discours « simple voire simpliste » sur l’impossibilité, au vu de la répression (les chars dans Bologne), de continuer de militer comme auparavant. C’est donc toujours un point de vu réactif et particulier qui fait parler en termes de guerre civile et on peut dire qu’il ne coïncide pas avec le pic de développement du mouvement, mais plutôt à son déclin et à sa décomposition. Le livre de Pozzi reste d’ailleurs très vague sur cette militarisation du mouvement alors qu’il aurait pu préciser. En effet, quand il parle des excités du pistolet du Collectif autonome de Romana Vittoria, il aurait pu mentionner que son principal activiste était Marco Barbone qui flingua ensuite un journaliste de gauche W. Tobagi et qui finit comme un repenti super rapide et super actif pour sauver sa peau5. Le Collettivo della Barona6, un exemple d’activité autonome dans les quartiers reconnu par tous à l’époque, mit en garde très tôt contre les actions du groupe Barbone.
Quant aux collectifs politiques vénitiens de Per il potere operaio, « il faut développer et organiser la lutte armée pour le communisme » (tract d’avril 1977), là encore nulle trace de « guerre civile ».
Et même pour le collectif Senza Tregua qui pour M. Tari est un des plus important de l’époque, ce qui est à l’ordre du jour ce n’est pas l’insurrection, mais la capacité à organiser et diriger les nouvelles couches émergentes du prolétariat (numéro de mars 1977). En fait, ce groupe est inquiet de voir certaines tendances de l’Autonomie s’éloigner de ce qui a été le fil rouge des luttes étudiantes et ouvrières depuis les années 1960, ce qui renvoie à la dispersion et à l’absence de perspective. On est loin d’une stratégie insurrectionniste quand ce qui semble prédominer c’est une sorte de communisme immédiat qui se réduit à une pratique d’appropriation directe de biens qualifiés de « salaire social » et d’appropriation ou de réappropriation d’espaces sociaux.
Mais peut être alors faudrait-il envisager ce dernier terme uniquement dans son acception limitée aux événements du 12 mars à Bologne et Rome et les quelques jours après ? Une insurrection sans lendemain donc. En tout cas il n’est pas facile de se frayer un chemin au milieu de ses différents emplois qui restent souvent dans le vague. Ce qu’il y a de sûr, c’est que sa distribution géographique est restée limitée : ni Turin, ni Milan, les villes qui concentrent la population ouvrière la plus importante n’y ont véritablement participé où alors sous des formes plus traditionnelles politico-revendicatives. Bologne et Rome ont constitué des épicentres de cet insurrectionnisme de masse, mais assez isolés du reste de l’Italie.
2) Il ne s’agit pas que d’une question de terminologie. Ces néologismes ont des effets si ce n’est des fonctions objectifs. Ils peuvent faire « courant » dans la mesure où ils établissent une sorte de parcours théorique fléché qui peut servir de cadre codé aux tendances radicales actuelles qui se réclament de l’insurrectionnisme7. Certes, Marcello Tari se garde de ce défaut en signalant bien qu’il ne faut pas confondre cet insurrectionnisme avec celui des insurrectionnalistes anarchistes des années 1980-908. Tari explique : « On ne trouve pas trace, dans l’Autonomie, de cette illusion d’un processus entièrement spontané où l’accumulation de gestes isolés permettrait d’arriver à des échéances insurrectionnelles, mais au contraire l’idée toujours réaffirmée d’une interprétation continue des niveaux d’insubordination diffuse et des niveaux d’organisation ». Et d’ailleurs l’aire autour d’A/traverso fut accusée d’insurrectionnalisme par d’autres tendances de l’Autonomie. Ce qui apparaît ici c’est un usage très large du terme d’Autonomie sans tenir compte de la relative hétérogénéité de ses composantes alors que justement les groupes eux-mêmes refusaient souvent ce terme générique finalement imposé par la police et les médias9. Pourtant M. Tari le reconnaît lui-même ; il y a différentes tendances dans le Mouvement et ce n’est pas un hasard si les termes d’autonomie ouvrière, d’autonomie organisée et d’autonomie diffuse ont été utilisés tour à tour. Ces différences apparaissent aussi dans la conception de l’insurrection. Certains continuent à l’appréhender de façon terzinternationaliste alors que les éléments les plus novateurs la perçoivent comme un « processus discontinu où moments de rupture et phases de réflexion, attaques concentriques et replis tactiques se succédaient sans solution de continuité, et où il n’y avait plus d’heure H après laquelle commençait la dictature prolétarienne, mais une multiplication d’heures H, autant que de segments de conflit que l’Autonomie pourrait parcourir » (M. Tari, p. 126). M. Tari continue donc malgré tout à considérer le mouvement comme un tout et il cela revient de fait à parler en termes d’Autonomie avec un « A » comme le montre d’ailleurs le titre de son ouvrage.
Il s’ensuit des ambiguïtés qui sont renforcées par quelques approximations ou même un parti pris très discutable… dans la mesure où il n’est pas présenté et explicité. Ainsi, il fait du groupe Potere operaio (PO) un groupe « opéraïste-insurrectionnaliste » alors que le second terme semble avoir été plus imposé par G. Feltrinelli qui représentait la principale source de financement de PO, que véritablement choisi par la direction de l’organisation. La conception terzinternationaliste de l’insurrectionnisme de l’éditeur italien ne cadrait d’ailleurs en rien avec les références des leaders de PO. Mais plus grave, il semble que M. Tari ne comprenne pas ici le sens du mot insurrection dans l’emploi qu’en fait l’éditeur révolutionnaire. En effet, Feltrinelli se réfère à l’insurrection partisane contre les fascistes et les nazis et non pas à un insurrectionnalisme paré des couleurs chatoyantes des « formes de vie » et de la libération des désirs. Ceux du mouvement qui l’ont bien connu disent d’ailleurs qu’il y avait un monde entre eux, même s’il y avait un respect mutuel ou de l’amitié personnelle, d’où aussi les liens informels entre PO et les GAP10.
Ces partis-pris peuvent donc influencer politiquement la recherche. Ainsi, dans le livre, de M. Tari la différence de traitement entre les deux principales organisations politiques extra-parlementaires est flagrante. Alors que LC est beaucoup plus implantée dans les usines, alors qu’elle s’avère capable de mener des grèves importantes comme à la Fiat, alors qu’elle sera à l’origine de l’extension du mouvement de l’usine au territoire (« Reprenons la ville »), elle est à peine mentionnée au détour d’une page et son principal théoricien, Adriano Sofri auteur de textes importants à l’époque comme « Conseils de délégués, conseils d’usine par rapport aux syndicats », « Sur les conseils ouvriers de Turin en 1919-1920 les conseils de gestion de 1945 » ou sur les rapports entre Gramsci et Bordiga11, n’est même pas cité une seule fois alors que le mouvement est accusé de ne pas produire sa propre théorie avant 1977 ! D’un autre côté l’influence de PO est majorée d’une façon presque démesurée et a fortiori celles de Rosso et de Senza Tregua qui n’en sont finalement que des surgeons plus tardifs. C’est un choix, mais qui mériterait d’être explicité. Or il ne l’est pas et pourtant la raison apparaît bien en filigrane ; c’est que PO et ses successeurs sont qualifiés d’insurrectionnalistes et ça suffit à leur donner une dimension historique supérieure alors qu’à partir de 1976, LC va succomber au parlementarisme en s’alliant avec d’autres groupes d’extrême-gauche ce qui est suffisant pour le déqualifier. Pourtant, si on veut faire preuve d’un peu d’objectivité12, il faut bien reconnaître que l’idéologie et les pratiques de LC étaient plus proches de celles du Mouvement que le néo-léninisme un peu raide de PO seulement sauvé par la capacité intellectuelle et politique de ses dirigeants. D’ailleurs Tari définit LC comme « opéraïste spontanéiste » par opposition à l’insurrectionnalisme opéraïste de PO. Ce qui est bizarre dans l’interprétation de Tari, c’est qu’on a l’impression qu’il essaie de faire tenir dans l’Autonomie à la fois le côté autonomie organisée de PO et Rosso et l’autonomie diffuse d’A/traverso comme si cela ne laissait plus de place au mouvementisme de LC qui représentait pourtant une sorte de voie moyenne, une synthèse. Et qui mieux que LC peut représenter cette synthèse ? Sofri et PO-Pise qui deviendra LC sont les premiers à s’installer à Turin et à comprendre l’importance de la Fiat comme base de l’attaque ouvrière ; LC et le « Reprenons la ville » à partir de 1973 ; LC journal de tout le mouvement au moment de l’assassinat du commissaire Calabresi ; LC groupe extra-parlementaire qui se retrouve dans la contradiction d’une participation aux élections dans un front uni des gauchistes responsables ; LC organisateur du Parc Lambro ; LC creuset de la naissance du mouvement féministe et journal de l’ensemble du Mouvement de 1977 (pour le meilleur et le pire) dans la mesure où il publie tous les communiqués de l’Autonomie… tout en prenant de plus en plus de distance avec la violence du mouvement ; LC et sa tendance interne (la corrente) composée essentiellement de « lascars » et de membres du service d’ordre qui vont créer Prima Linea… On peut dire que LC est un miroir du Mouvement car le groupe n’a pas vraiment de centre divisé qu’il est entre sa corrente, sa frazione (composé des ouvriers combatifs), sa minorité néo-léniniste (LC per il communismo).
3) Le livre donne une interprétation exagérément optimiste de toutes ces années de lutte et une vision linéaire de la lutte dont 1977 représenterait le pic absolu, alors qu’on peut plutôt y voir la marque d’une césure et malheureusement le début d’une fin. Cette interprétation est soutenue par l’idée que la défaite finale de l’Autonomie n’aurait été qu’une défaite militaire et judiciaire et en rien une défaite du mouvement lui-même en ses limites objectives comme subjectives. Cette même « méthode » est appliquée à la période 1969-1973, ce qui donne l’impression d’une croissance continue des luttes et d’une occupation quasi ininterrompue de la Fiat, masquant ainsi des phases de flux (1969, 1971, 1973) et de reflux de la lutte sur les raisons desquelles il n’est alors pas nécessaire de se pencher13.
Mais reprenons l’argumentaire de Tari. On ne peut tout d’abord pas dire qu’il y a eu une défaite militaire car la lutte n’a pas été menée sur ce terrain malgré l’action de groupes de lutte armée au sein du mouvement. C’est plutôt l’État qui a été capable de porter là l’affrontement sur ce terrain lui permettant non pas une victoire militaire, inutile en l’état du rapport de force global, mais une victoire judiciaire. Celle-ci a été facilitée par la mise en place d’une autre forme de la « stratégie de la tension » visant à la criminalisation des luttes. Un processus qui a commencé mi-1977 comme nous le verrons plus loin, mais qui ne se développe à plein qu’à partir de l’exécution de Moro par les BR. Enfin, il semble nécessaire de reconnaître une défaite politique et théorique comme nous pensons l’avoir montré ailleurs. Nous allons y revenir à travers l’exposition des limites du mouvement.
Le filtre insurrectionnel ne permet pas de comprendre la coexistence entre un haut niveau d’insoumission de la part de nombreux ouvriers de certains ateliers (j’insiste sur le « certains ») et le fait qu’en dehors de périodes de grève totale, assez brèves finalement, l’usine tournait, au ralenti peut être, mais elle tournait. Si elle n’avait pas tourné, les ouvriers radicaux n’auraient pas eu à pratiquer l’action dite du « cortège interne » qui consistait en un débrayage dans quelques ateliers suivi d’un défilé dans l’usine pour faire débrayer les autres y compris en leur forçant la main14.
Le discours insurrectionnaliste ne tient pas compte du fait que la radicalisation de la lutte n’a touché qu’une minorité de travailleurs. Les moments de haute intensité ont joué un rôle de catalyseur et produit un effet d’entraînement tant que le mouvement était dans sa phase ascendante, mais ensuite, a la retombée, les ouvriers les plus engagés-enragés se sont retrouvés isolés.
4) Un autre point pose problème qui est celui de l’usage des armes et surtout de l’interprétation qui en est faite. Or là il faut être clair, l’autonomie diffuse a été très violente non seulement en paroles, mais aussi en actes comme les statistiques des sociologues spécialistes de la violence armée en Italie (Daniela Della Porta, Isabelle Sommier) ont pu le faire apparaître statistiquement. Le nombre absolu de leurs actions violentes dépasse celui des BR et PL même si l’impact médiatique et politique a été moindre. D’autre part, certaines de ces actions ont été menées « à la manière » des groupes organisés, mais sur un mode caricatural (cf. Les actions des groupes successifs de Marco Barbone : les FFC et la Brigade du 28 mars et même celles du groupe auquel appartenait Cesare Battisti, les PAC). De même les actions des marxistes-léninistes du MS puis du MLS (massacres à la clé à mollette contre les jeunes fascistes, mais aussi agression contre les autonomes en février 1978) ont été souvent à la limite de la barbarie. Mais si on laisse de côté le niveau de violence des groupes, même informels, pour se concentrer sur la question de la violence de masse, il semble qu’elle soit le plus souvent restée symbolique comme le montre la mythologie autour du P38 et la confusion entre le signe de faire feu avec les doigts de la main, le fait de posséder vraiment des armes à feu et enfin le fait de faire feu sur autre chose que des objets ou vitrines. Ce qui est difficile à démêler c’est qu’il y a eu convergence entre d’un côté des groupes de l’Autonomie comme Rosso ou les COCORI qui ont mis en avant l’aspect militaire de l’affrontement pour se démarquer du réformisme et des staliniens15 ; et de l’autre l’État qui dès le début de 1977 crée et exagère un mythe de l’autonomie armée sous le mode plus spectaculaire que réel. Mais tout ça c’est pour la façade. L’État ne s’y trompe pas et il pratique une différence de traitement selon la qualité des protagonistes. Une répression différée jusqu’en 1979 pour les membres de l’Autonomie à la violence diffuse, une chasse à l’homme constante pour les groupes organisés de lutte armée à partir de la première libération de Curcio par Mara Cagol.
À ce sujet, trois témoignages paraissent éclairants. Le premier du groupe autonome qui s’est formé au quartier de la Barona à Rome et qui montre que progressivement le climat va changer à partir de 1977 et pendant les deux années qui suivirent avec un niveau de violence et une fascination pour celle-ci qui va nuire au travail quotidien dans les quartiers16. Le second du groupe Senza Tregua qui, dans un article de son numéro d’avril 1977 se moque du « camarade P38 ». Après avoir discuté « technique » pour souligner la confusion faite entre un « .38 spécial » qui en fait n’existe pas et n’est qu’un calibre de cartouches de revolver avec le Walther P38, 38 étant l’année d’origine de fabrication de ce pistolet semi-automatique d’origine allemande nécessitant un calibre de cartouches 7,65 ou de 9, le journal enchaîne : « Si dans les manifestations on parle du “camarade P38”, ce n’est certainement pas parce que nous cachons des P38 sous nos manteaux ; mais il faut voir qu’il y a là un aspect symbolique, l’affirmation qu’aujourd’hui, il est juste et nécessaire de s’armer17 ». Enfin, le troisième de la part de V. Morucci ancien dirigeant de PO puis des BR : (à un moment) « Le jeu est devenu plus violent et ce que nous vivions comme une métaphore a soudain éclaté18 ».
5) Pour conclure sur ce livre, nous sommes tout-à-fait d’accord pour reconnaître que le mouvement de 1977, comme d’ailleurs celui de 1968 représente une part de notre patrimoine commun de lutte, de notre mémoire collective parce qu’ils continuent tous deux à fasciner et à faire peur aux tenants de l’ordre19. Mais si nous voulons, pour parler comme M. Tari, que ce qui nous est commun soit encore contemporain, faut-il encore ne pas mythifier ces événements et les évaluer en leur donnant des notes : 1968 serait ainsi mieux que 1936, 1977 serait mieux que 1968 etc.20. Pour ne pas les mythifier et mystifier le monde futur le mieux est encore d’insister sur les limites plus que sur la geste révolutionnaire. C’est sûr que c’est moins édifiant pour les jeunes générations, mais c’est à ce prix que ce qui s’est passé peut se transmettre comme expérience et non comme légende à l’exemple de celle de l’Espagne révolutionnaire de 1936-1937 qui continue à produire ses effets délétères sur et dans le milieu libertaire.
Les limites, c’est-à-dire ?
a) en Italie, malgré le niveau de radicalité des luttes, « l’ouvrier social » révolté et insubordonné n’a pu représenter une nouvelle figure acceptable pour l’ensemble de la classe. Et cela dépasse le cadre strictement italien. De 1968 à 1973 et malgré toutes les différences de situation entre la France et l’Italie, c’est le même mouvement de refus du travail, mais avec les mêmes limites : il ne touche que les jeunes (ouvriers ou étudiants), une partie des immigrés, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas pleinement pénétrés de l’identité ouvrière. Il ne mord pas sur la classe ouvrière en général qui reste attentiste et pour tout dire trade-unioniste même quand elle n’est pas prête à se vendre contre un plat de lentilles comme le montrent les réactions à Renault-Billancourt au moment de la présentation des accords de Grenelle. Même si c’est du quantitatif, il y a des faits qui ne trompent pas. À peine quelques mois après les hauts niveaux de lutte atteints en mai-juin 1968 en France et entre 1969 et 1973 en Italie, le nombre d’adhérents et la puissance des syndicats en sortent accrus. Quand on connaît leur rôle de force stabilisatrice et réformiste dans le contexte de l’époque, c’est édifiant. Quel que soit le niveau de radicalité atteint dans ce qui a quand même été un grand moment d’insubordination ouvrière, les grands gagnants des luttes, côté ouvrier, ce sont les syndicats, c’est-à-dire des organisations de défense de la force de travail en tant que cette dernière n’est, en dernier ressort, que du « capital variable ». Cela consomme la défaite de l’idée d’une « extranéité ouvrière » (M. Tari, p. 18, titre de chapitre) et de la théorie opéraïste du Tronti d’Ouvriers et capital mise en exergue à la même page : « Pour lutter contre le capital, la classe ouvrière doit lutter contre elle-même en tant que capital » (sous-entendu, en tant que « capital variable »).
Une défaite théorique quoiqu’en dise M. Tari qui ne veut croire qu’aux défaites militaire et judiciaire. Le capital n’est pas une relation entre deux classes qui n’ont rien en commun et qui pourraient échanger leurs places, mais entre deux pôles qui sont interdépendants. Or si Tronti voit bien ce qui est commun (la classe ouvrière est le pôle travail du rapport social capitaliste), il surestime, théorie opéraïste oblige, « l’autonomie » possible de cette classe vis-à-vis du rapport social capitaliste. De la même façon, en France, à la même époque et sans théorie opéraïste, nous surestimions la capacité (ou la possibilité) de cette classe à se nier en tant que classe21. Ceux qui n’étaient pas dans cette dépendance capital/travail, par choix politique ou qui n’y étaient plus du fait des dernières transformations du procès de production qui rendaient leur travail inessentiel se sont retrouvés progressivement isolés et surexposés à la répression (les listes noires de la Fiat et finalement le licenciement des « 61 » en 1979 en constituent la marque) à partir du moment où ils ne voulurent pas lever le pied.
Pourtant, certaines voix se sont élevées, par exemple à Milan autour d’anciens de la gauche communiste radicale et des revues comme Ludd, Comontismo, ou Collegamenti, pour dénoncer une conception du mouvement privilégiant, dans une recomposition de classe idéalisée, les jeunes marginaux prolétaires par rapport à l’ouvrier productif. Depuis le 17/02/1977, jour de l’éviction du leader syndicaliste CGIL Lama de l’université, tout se passe comme si la dimension subjective du combat de classe n’existait plus que dans une fraction de celle-ci débouchant sur des revendications particulières comme le droit aux études ou au salaire social. Quant aux prétendus « ouvriers garantis » (garantis de quoi on se le demande !), il leur est proposé de camper sur le tout ou rien et donc de faire comme s’ils n’étaient déjà plus dans l’usine et de rallier le combat des précaires, sinon ce sera l’affrontement. Seulement il ne pouvait s’agir que d’un affrontement entre deux fractions de la classe, chose tout à fait souhaitée par l’État, les syndicats et les patrons. Mais qu’est-ce que le mouvement avait à y gagner ? Le problème n’est pas nouveau et jamais résolu de savoir si un mouvement doit avancer au rythme de sa fraction la plus radicale ou au rythme de sa fraction la plus modérée qui est d’ailleurs souvent la plus importante quantitativement. C’est pourtant le sens de l’action que mènera le groupe autour de Rosso à l’Alfa Romeo avec ses piquets de grèves composés d’éléments souvent extérieurs à l’usine pour s’opposer à la restructuration. Pourtant l’Alfa Roméo de Milan ce n’était pas une usine où s’était développée seulement (et c’était déjà pas mal) un Comité ouvrier de base (CUB) avant-gardiste comme à la Pirelli ou chez Siemens, mais une Assemblée générale ouvrière campant sur les positions qu’on pourrait appeler de « l’autonomie ouvrière » stricte et très critique dès le départ par rapport à des groupes d’origine étudiante comme PO et LC.
À cette aune là, la restructuration des grandes forteresses ouvrières à partir des années 1970 ne correspond pas à une attaque « contre-insurrectionnelle » contre un mouvement défait, mais à une crise du modèle fordiste de production. À preuve, des pays qui n’ont pas connu ces luttes ouvrières à l’époque, comme les pays scandinaves, ont été les premiers à restructurer en cherchant de nouvelles formes de production pour de nouveaux produits plus personnalisés. Cela contredit aussi la thèse opéraïste de base comme quoi c’est le travail qui a mis le capital en crise. Ce n’est pas aussi net : certes aux États-Unis (désintérêt pour le travail, absentéisme, turn over), en Grande Bretagne, en France et en Italie (les grèves et le sabotage des OS contre le travail à la chaîne) les luttes ont représenté une attaque contre le capital qui a souvent pris la forme d’une critique du travail. Elle a fait baisser la productivité et augmenter le coût relatif du travail, mais il en est de même en RFA et en Scandinavie où le rôle de l’État-providence et des syndicats a assuré un consensus qui rend le travail plus cher sans que le capital ait été attaqué avec autant de virulence. D’une manière générale, c’est toute l’organisation de la production qui entre alors en crise et pas seulement le procès de travail. Le modèle toyotiste va s’étendre et supplanter en partie l’OST taylorienne et on ne peut pas considérer cela comme le fruit unique des luttes ouvrières. L’application des théories américaines sur le capital humain et la ressource humaine modifient les conditions d’exercice de la domination sur le procès de travail.
b) À cette défaite théorique de « l’Autonomie » s’ajoute une défaite politique : le mouvement ne s’étend pas vraiment sur tout le territoire et n’atteint pas le niveau d’intervention politique minimum pouvant poser une critique de la démocratie réelle autrement que sur la base rétrécie d’une participation ou d’une non participation aux échéances électorales. En France, on aura d’une part un refus assumé de poser la question du pouvoir, aussi bien de la part du Mouvement du 22 mars, majoritairement extra-parlementaire sur le modèle de l’opposition allemande, que de la part des staliniens qui sont gaullistes en politique intérieure ; des illusions sur la perspective autogestionnaire conduiront à condamner toute tentative d’alternative politique (par exemple l’opération Mendès-France à Charléty puisque le pouvoir politique semble vacant tant qu’un accord secret entre Pompidou et la CGT n’est pas passé), comme récupératrice. En Italie, on a un blocage inverse sur la question du pouvoir à la fois à travers la stratégie d’attaque au cœur de l’État défendue par les BR, mais déjà implicite chez PO l’attaque au cœur de l’État qui ne voit ce dernier encore que comme une superstructure et donc une forteresse à prendre ; et à travers la question de l’organisation révolutionnaire alors que c’est justement la nécessité d’une telle organisation qui est remise en cause et qui va conduire les deux principales organisations révolutionnaires en prise avec le mouvement (PO et LC) à s’auto-dissoudre. À l’inverse d’ailleurs de ce qui apparaissait visiblement, à savoir la décomposition de l’État italien sous les coups conjugués de l’extrême droite et de l’extrême gauche, l’adoption et la réussite de la stratégie de la tension tendent à prouver que le pouvoir politique n’a en fait jamais vraiment été ébranlé. La résistance de la DC pendant les négociations sur la libération de Moro et le soutien inconditionnel du PCI du compromis historique à l’État d’abord, à la démocratie parlementaire ensuite, à la justice enfin en constitue une autre preuve s’il en fallait une. Puisque M. Tari aime citer Tronti, c’est ici le Tronti sénateur PCI vieillissant de La politique au crépuscule qu’il faut citer « Le mouvement ouvrier n’a pas été vaincu par le capitalisme. Le mouvement ouvrier a été vaincu par la démocratie. […] La démocratie, comme la monarchie d’antan, est maintenant absolue22 »
Ces limites de 1968-1973 permettent une restructuration des entreprises dans laquelle les formes de luttes ouvrières (le refus du travail et la flexibilité comme initiative ouvrière : turn over, absentéisme) sont retournés dans le nouveau cycle comme flexibilité des salaires et des emplois, inessentialisation de la force de travail et aussi suppression des postes de chaîne les plus durs au profit d’une automatisation plus importante.
Par ailleurs, le contexte général de 1977 est tout sauf favorable. Allende est renversé, la révolution portugaise malgré certaines initiatives de conseils ouvriers et de soldats est rapidement battue. Les italiens ne le savent pas encore, eux qui vivent ça de l’intérieur et à chaud, mais de l’extérieur du pays et particulièrement en France, ce qui se passe en Italie apparaît pour beaucoup comme une survivance radicale du mouvement général due en partie au « retard » de développement du pays23. L’enlèvement puis l’exécution de Moro, enfin la répression vont précipiter la défaite. Évidemment rien n’était écrit, mais ça a sûrement pesé. On peut par exemple imaginer ce qu’auraient pu donner une conjonction temporelle plus serrée du mai français de 1968, du Biennio rosso de 1968-1969 et du 1977 italien avec le Portugal 1974.
Le mouvement de 1977, surtout à Bologne, est en fait un déni involontaire de tout cela. Un mouvement qui continue sur sa lancée comme une tête de fusée qui n’est plus reliée à aucune télécommande, mais surtout qui en a oublié sa rampe de lancement. De la même façon qu’A. Negri va être critiqué au sein de l’opéraïsme par S. Bologna pour avoir sacrifié l’ouvrier-masse tant mis en avant comme élément central de la recomposition de classe dans un premier temps, au profit de l’ouvrier social. L’Autonomie va oublier son origine d’autonomie ouvrière, même s’il existe une organisation qui s’appelle Autonomia proletaria, pour épouser la voie de la libération de toutes les autonomies. Comme un premier bilan critique de l’autonomie ouvrière n’a pas été fait à chaud, le développement des autonomies ne pouvaient correspondre qu’à une fuite en avant qui forcément verraient des forces non pas converger mais diverger comme dans l’épisode du Parc Lambro avec opposition entre organisateurs de la fête et jeunes prolétaires ou entre femmes et jeunes prolétaires, opposition aussi entre service d’ordre de LC sous la direction d’Erri de Luca et mouvement des femmes.
Paradoxe tragique, alors que le Mouvement de 1977 commence par la défaite de la CGIL et du PCI avec l’exclusion manu militari de Lama de l’Université, la théorie et les pratiques des Autonomies donnent raison au PCI par la bouche d’un ex-opéraïste qui plus est, Asor Rosa, avec sa théorie des « deux sociétés » dont la version vulgaire et banalisée d’aujourd’hui consiste à considérer comme nouvelle frontière celle qui sépare les inclus des exclus.
Le groupe Senza Tregua que cite d’ailleurs M. Tari est bien conscient de cela et il va produire une critique interne à l’autonomie (par opposition aux militants de Milan de la gauche communiste radicale qui se situent à l’extérieur de l’Autonomie même s’ils participent au Mouvement au sens large) en soulignant le caractère trop tranché de l’opposition entre d’un côté la gauche révolutionnaire issue des usines pendant la période 1968-1973, une fraction qui cherche prioritairement à résister aux restructurations et de l’autre une aire de l’autonomie qui en accuse le caractère défaitiste et corporatiste24. Le texte relève le fait que chaque fraction a besoin de l’autre. Que la grande usine est une force pour tous de par sa masse, que le fil rouge des luttes historiques ne doit pas être coupé, or c’est justement ce que produit déjà le capital par le démantèlement des forteresses ouvrières et aussi par la contre-offensive syndicale devant lesquels les ouvriers doivent s’organiser… sans s’enfermer dans l’usine. C’est là que se pose le problème du lien avec l’extérieur, avec les « exclus » ou les précaires.
Or dix ans de ce régime de restructuration va se terminer par les défaites des sidérurgistes français en 1979 et des mineurs anglais les années suivantes coupant ainsi le fil rouge des luttes de classes, alors que les luttes sur la vie quotidienne (du « tout est politique » au « le politique n’est pas séparé ») vont muer en des luttes pour les droits et les identités particularisées25. Nous en sommes encore là à digérer tant bien que mal le produit de cette immense défaite, avec seulement peut être pour nous, il faut l’espérer, une meilleure compréhension du rapport entre capital et État qui nous permette une intervention appropriée dans les nouvelles luttes en cours.
J. Wajnsztejn, avril 2012.
1 – Il y a quand même une référence explicite, p. 232 où la figure centrale de l’insurrection “fait écho” à celle du Bloom dessinée par Tiqqun et à celle de la « singularité quelconque » d’Agamben. Une citation de G. Celati, enseignant à cette époque à Bologne, y est faite dans laquelle on retrouve toute une ambiance de l’époque et d’un milieu centré sur les nouvelles formes de vie, les corps, un état où « l’adhésion au moment transcende toute forme d’intériorité car elle nous renvoie à un avenir au-delà de nous ; et tandis qu’elle suspend les anxiétés de compétition, elle aide à penser une communauté possible, sans “messages” » (p. 232).
La communauté qui vient à côté de l’insurrection qui vient en quelque sorte !
À part cela, la formulation de départ “fait écho” constitue un lapsus révélateur de la lecture de l’événement par Tari. En toute logique chronologique on pourrait attendre un Bloom qui fait écho et bien non c’est le mouvement qui fait écho ! Est-ce un problème de traduction ?
2 – Carla Lonzi, Sputiamo su Hegel e altri scritti, Scritti di Rivolta Femminile, Milano, 1974, 150 p.
3 – Franco Berardi, Le ciel est enfin tombé sur la terre, éd du Seuil, 1977.
4 – p. 176, P. Pozzi, Insurrection, Nautilus, 2010.
5 – Sur les pratiques de Barbone, on peut se reporter à Camarade P.38 (op. cit.). En fait, Pozzi apporte bien une précision mais dans un autre texte, plus ancien, en italien, écrit avec Franco Tommei le leader de Rosso, intitulé Quegli spari che uccisero il movimento a Milano (Ces coups de feu qui ont tué le mouvement à Milan), reproduit p. 327-329 dans L’Orda d’Oro de Balestrini et Moroni, Sugarco edizioni, 1988. Pozzi et Tommei reconnaissent que le 12 mars 1977 n’a pas constitué, par son succès, le début de quelque chose de plus grand et intense, mais déjà la fin du mouvement, puisqu’à partir du 21 avril à Rome et la mort du policier Passamonti, la criminalisation du mouvement s’exacerbe et non seulement l’isole, mais surtout le divise entre ceux qui n’inscrivent la violence que dans le cadre du mouvement de masse et ceux qui adoptent un « discours sur la guerre » typique des « organisations combattantes ». À Milan le 14 mai, des autonomes du groupe Barbone tirent sur la police, le policier Custrà meurt d’une balle dans la tête. Le mouvement de Milan s’arrête là.
6 – Cf. texte du Collettivo dans le no 21 de Primo Maggio (1984), trad. française dans le no 4 de la revue Les mauvais jours finiront (1987).
7 – Cf. Le livre de C. Gzavier et J. Wajnsztejn, La tentation insurrectionniste, éd. Acratie, à paraître en mai 2012.
8 – Il vise sûrement ici Bonanno et le groupe Canenero.
9 – Cf. citation de Rosso, pages 121-122 dont l’intitulé est “autonomie ouvrière” avec un “a” minuscule.
10 – O. Scalzone, un des leaders de PO emploie les termes de “kominterniste” et “foquistes” pour qualifier les positions de Feltrinelli qui se situaient dans une approche générale anti-impérialiste et anti-fasciste, de type résistancialiste, incompatibles avec les positions du communisme tout de suite de PO (Cf. O. Scalzone, Biennio rosso, Sugarco edizioni, 1988).
11 – Tous ces textes sont traduits en français dans le no 335 des Temps modernes de juin 1974.
12 – Ce n’est pas trop un problème pour moi car je ne me suis jamais senti proche de ces deux groupes et que je me rattache plutôt au courant communiste radical lié à Ludd-conseils prolétaires. Sur ce courant, on peut se reporter au livre de J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2008.
13 – L’ambiguïté de la « méthode » apparaît bien dans une question posée à Tari par un participant à une discussion à Lyon autour du livre : « Comment les ouvriers de la Fiat ont-ils fait pour tenir s’y longtemps dans la grève ? ». L’intervenant croyait en fait, de par la présentation de Tari, que la grève était une grève du type grève générale comme en mai 1968 en France !
14 – Cf. A. Cazzulo, Storia di Lotta Continua, introduction, p. 10 (traduction personnelle). Enrico Galmozzi, militant de LC (puis du groupe de lutte armée Prima Linea) issu du quartier ouvrier milanais de Sesto San Giovanni y décrit la violence des cortèges internes : « À la Breda, c’était tellement violent que moi et A. Lintrani, deux futurs “terroristes”, nous dûmes intervenir pour extirper les chefs des mains des ouvriers ».
15 – La surestimation de l’importance de sa forme armée remonte à loin. Nous lisons par exemple dans « Ceci n’est pas un programme » de Tiqqun II : « Lorsqu’en mars 77, 100 000 personnes manifestent à Rome parmi lesquelles 10 000 sont armées et qu’à l’issue d’une journée d’affrontements aucun policier ne reste sur le carreau quand cela eut été facile de faire un massacre, on perçoit un peu mieux la différence qu’il y a entre l’armement et l’usage des armes » (p. 254). 10 000 personnes armées de quoi, on ne saura pas s’il s’agit du fameux P38 (voir plus loin) ou de cocktails ou de manches de pioche !
16 – Cf. Le no 21 de la revue Primo Maggio de 1984 où un ancien du collectif relate l’expérience du Collectif autonome. Traduction française dans la revue Les mauvais jours finiront (1987).
17 – Cf. Italie 77. Le “mouvement”, les intellectuels. Documents rassemblés par Fabrizio Calvi, éd. du Seuil, 1977. Dans Camarade P.38, éd. Grasset, 1982, le même F. Calvi montre bien la difficulté des groupes armés à se procurer des armes, le plus souvent des vieux Beretta au fonctionnement aléatoire et surtout des munitions (cf. p. 62). Barbone lui-même, le 14 mai 1977, n’agitait qu’un fusil de chasse familial, certes à canon scié ! Ce n’est qu’à partir de 1979-1980 qu’un véritable trafic d’armes va approvisionner les groupes organisés de lutte armée, via le marché libanais. Calvi montre aussi que contrairement à ce qu’avance M. Tari, les armes ne servaient pas à protéger les manifestants (elles étaient d’ailleurs dérisoires par rapport aux mitraillettes des forces de l’ordre comme le montrent les actions manquées du 12 mars 1977), même si psychologiquement elles pouvaient avoir un aspect rassurant ou donner l’impression d’une force, mais à réaliser des opérations coup de poings en profitant de la protection offerte par la masse des manifestants (cf. p. 114-115).
18 – Cité p. 165 de Nous l’avons tant aimé la révolution de D. Cohn-Bendit, éd. Seuil, 1985. Galmozzi (op. cit.) insiste comme Morucci sur la fascination par rapport au revolver et l’influence du film policier américain. Il donne l’exemple de ces jeunes débarqués depuis peu de l’autonomie diffuse vers PL et essayant de faire sauter une serrure d’un siège du MSI avec un tir de revolver alors qu’il suffisait d’un simple coup de clé anglaise !
19 – La situation n’est d’ailleurs pas la même en France et en Italie. En Italie, c’est tout le mouvement de 1968 à 1979 qui a été recouvert sous la chape des « années de plomb » et du terrorisme alors qu’en France il y a coexistence entre d’une part, une logique commémorative empathique de l’événement et d’autre part une haine anti-soixante-huitarde qui concerne l’ensemble du personnel politique et médiatique.
20 – Dans cette mesure nous croyons que Balestrini et Moroni font une erreur dans L’Orda d’oro (ed. Sugarco) quand ils distinguent le mouvement de 1968 qui serait commémoré alors que 1977 serait gommé. Le premier ne ferait pas peur parce qu’il aurait été « récupéré » alors que le second ferait toujours peur parce que non récupérable. Guattari aussi dira que le mouvement de 1977 est d’une autre « race » que celui de 1968 (il aurait au moins pu dire « classe » à la place de « race » !).
21 – Cf. La revue Négation. Sur ce point, on peut se reporter à notre Mai 68 et le mai rampant italien (op. cit.).
22 – M. Tronti, La politique au crépuscule, éd. de l’Éclat, 2000, p. 243.
23 – Seuls Guattari, Deleuze et Foucault y accordent de l’importance dans la mesure où certains aspects du mouvement semblent confirmer leurs nouvelles thèses de l’Anti-Œdipe.
24 – Cf. l’article de Senza Tregua reproduit p. 85 de Italie 77, Le mouvement, les intellectuels (op. cit.).
25 – Pour une analyse critique de cette évolution, on peut se reporter à Jacques Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, éd. L’Harmattan, 2002.
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