Joël Fieux assassiné par la Contra (soutenue par les USA), au Nicaragua le 28 juillet 1986

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Joël Fieux est mort le 28 juillet 1986 au Nicaragua dans une embuscade tendue par la Contra, la contre-révolution. Il avait 28 ans et était originaire de Lons-le-Saunier. Joël était notre ami. Nous l’avons connu à Lyon, où il a vécu entre 1977 et 1980, année de son départ au Nicaragua. Certains d’entre nous l’ont revu à Matagalpa avant son assassinat.

Les éléments de cet article sont des extraits de la brochure de « Paroles et Écrits de Joël Fieux », textes rassemblés par ses amis publiés à Lyon par les éditions « Atelier de création libertaire » : à travers ces extraits de lettres, de cassettes enregistrées, nous avons voulu lui rendre la parole, pour garder cette part de Joël qui est la nôtre par ce que nous avons vécu en commun, et que nous aimions.

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« Il paraît ÉVIDENT que ce qui se passe aujourd’hui ici, au Nicaragua, est super important dans le sens où cela entraîne tout un processus pour l’Amérique Centrale et aussi l’Amérique Latine...

...Maintenant je me trouve dans le Nord du pays, plus proche de la frontière avec le Honduras et le Salvador, approximativement deux heures et demi en bagnole, ou seize de marche soutenue.

Au Nicaragua c’est le début des grandes récoltes de café. A Matagalpa, au coeur même de la zona cafetalera, la Jeunesse Sandiniste du 19 juillet et autres organisations de masse, demandent par l’intermédiaire de Radio Insurrección, radio périphérique de Matagalpa, que, par des actes politiques, tout soit mis en oeuvre afin que rien ne soit perdu de la récolte, dans le but de renforcer l’accession à l’indépendance économique du pays. Le café est une, sinon la principale, richesse du pays. Tout le monde aux récoltes donc, soit par un travail volontaire salarié, soit par l’organisation de projets de grande envergure en solidarité avec les paysans : les étudiants et les collégiens travaillent et utilisent certaines bases pour développer des aspects éducatifs difficiles à aborder entre les quatre murs d’une salle de classe... »

Matagalpa, début novembre 1980

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Récolte de café à Matagalpa


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« Comment donc vous parler de Joël sans le replacer dans son contexte... et accrochez-vous bien, un contexte que j’ai délibérément choisi, dans lequel je me plais, dans lequel je vois, je palpe un certain futur... duquel nombreux sont ceux qui n’en ont que de l’espérance. Tout est rose ? Très loin de là ! Mieux, il y a ce sentiment, cette force, cette réalité indélébile de la jouissance irremplaçable d’être partie prenante, d’être co-auteur de quelque chose de grandiose... Les pieds dans la merde on sent jusqu’au fond des tripes que ce qu’on tient dans les mains... c’est notre futur. Faut le faire, ça se raconte pas, ni en dessin. Tu le laisses tomber, il se casse parce que c’est le futur d’un et de tous, de uno y cada uno.

C’est beau comme un sourire de camarade qui revient d’un tour de garde nocturne, pose son flingue, se baigne avant d’aller semer ou récolter le café, c’est fort et dur comme le ventre que t’as chaque fois que t’enterres un bon copain, une bonne copine assassinés par les contras, c’est chaud comme le café dans une nuit blanche, parfumé comme les odeurs de la montagne, la tortilla qui chauffe, l’A.K. qui vient de cracher ses rafales, c’est puissant comme le vent qui te rebiffe les cheveux quand tu pars en convoi avec des milliers, des dizaines de milliers de gens qui se retrouvent pour aller couper le café, pour aller à la manif, pour aller volontairement se proposer de défendre le pays à la frontière. Beaucoup plus de choses encore. C’est BEAU... comme le sens que prend la vie... quand on veut te l’enlever.

Que fait donc Joël ? En bref il essaie de faire tout son possible pour réaliser, pour accomplir la tâche que se doit de faire un révolutionnaire dans le contexte qui l’entoure. Bien entendu, comment voulez-vous qu’il soit le même qu’à Lyon s’il n’y a aucune comparaison possible entre Lyon et Matagalpa. Cependant les raisons, les motifs qui poussent le révolutionnaire à lutter ne sont pas régies par un B.A.=BA. Ce serait de l’orthodoxie à la puissance 10 que de prétendre qu’une lutte menée sur un terrain se mène dans n’importe quelles circonstances de la même manière...

Certains en Europe se battent pour se sentir bien dans leur peau, pour se désaliéner, se désenvoûter... C’est louable. Ici, la tendance, la réalité plutôt..., la réalité est qu’il y a une génération (plusieurs même), mais une génération jeune en particulier, qui lutte, meurt, bosse et triomphe pour CRÉER, ÉDIFIER, DÉTERMINER les paramètres nécessaires à une liberté durable... pour leurs gosses et leurs petits-enfants... Dispositions et perspectives incompréhensibles pour le gaucho moyen européen.

Donc y’a pas contradiction entre les 2 heures par jour que vous voulez en France, et s’exiger 18 heures à 20 heures, sept jours sur sept, de boulot au Nica, sans sécu, sans camembert, sans dormir, sans flipper, sans Lavilliers... mais souriant, sachant que des dizaines de milliers de copains ont la même disposition... prêts à mourir pour quelque chose qui vaille la peine : la VIE (en majuscules SVP, parce qu’ici, le mot revêt un sens qui bat les pronostics de sémiologie).

Ma compagne et moi allons bien, et bossons à fond pour notre processus révolutionnaire. Récemment viennent de se relancer les contacts avec les comités, Lyon en particulier...

En attendant nouvelles et commentaires, recevez une forte accolade, fraternelle et sandiniste (que cela vous plaise ou non, ainsi est l’accolade). Salut y Revolucion social ! No Pasaran ! »

24 janvier 1984, Matagalpa, Nicaragua Libre

« Bien reçu tout, bafouille, rangeots et capote de pluie arrivèrent à bon port... »
Le 1er février 1984

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« ...Cette révolution doit survivre, tu vois, et puis tout ce qu’on peut faire pour la faire avancer, on le fait, et coûte que coûte... on fonce, et il n’y a pas de tergiversations. ...Et puis nous si on foire, ça va être un paquet d’espérances qui va être foutu en l’air, parce qu’il y a des gens qui sont encore plus dans la merde que nous...

La grande majorité des membres du Front et des sandinistes en général, ce sont des gens qui n’ont aucune autre classe politique que la propre guerre de libération qu’il y a eu et tout le patrimoine historique que cela recouvre, si tu veux. Et ce sont des gens qui disent : « On a fait un pas en avant », c’est chouette, tu vois. Mais vraiment, ce qu’on a fait, on a levé les espérances de tout le monde, et maintenant, il faut essayer que tout le monde puisse avoir selon ses espérances ce qu’il attend de ce processus révolutionnaire...

Ils sont conscients de cette force, ils organisent cette force. Il y a une chose dont ils sont conscients, c’est que le futur est devant eux, et le futur sera ce qu’ils en feront eux-mêmes. Inféoder cela à une tendance de la scène politique mondiale, c’est ridicule, parce que c’est un truc original, c’est un truc typique et c’est un phénomène social fondamental du Nicaragua. Celui qui ne comprend pas ça ne peut pas comprendre le Nicaragua...

L’enthousiasme existe et n’a pas baissé. Seulement l’énergie du processus, maintenant, n’est plus seulement l’enthousiasme, mais le fait même de se rendre compte de ce qui a été créé jusqu’à maintenant, les expectatives que ça a lancées, tu vois. Tu te rends compte que ce qui a été développé jusqu’à maintenant au point de vue des réalisations révolutionnaires, ça fait chier l’impérialisme. L’impérialisme, c’était Somoza et on a fait vraiment quelque chose de génial : ce pas en avant. Maintenant vient l’agression en plus, et l’agression c’est horrible. C’est justement de l’horreur de l’agression que maintenant les mecs chopent, canalisent l’énergie. Les plus chancelants, les plus hésitants, maintenant n’hésitent plus. Et cela te fait une énergie de lutte vertigineuse...

Ils ont été obligés d’évacuer certaines zones, maintenant ils ont leur lopin de terre, ils ont la Réforme Agraire, comment s’organiser, ils arrivent à vendre leur production, ils arrivent à avoir des semences pour continuer à semer, ils ont les armes pour pouvoir défendre ce qu’ils ont construit et ce qu’ils sont en train de construire, pour défendre leurs récoltes, la baraque qu’ils se sont construite avec l’aide du gouvernement, l’aide des organismes non-gouvernementaux. Et ce sont des gens, putain, ils ont une pêche pas possible...

Au Cedro, ça fait trois fois que la contra arrive en force, parce qu’ils sont obligés d’arriver à un grand paquet pour raser le village. Ils ont rasé trois fois le village. Ils tombent sur les gars, ils font un désastre : ils font cinquante, soixante morts d’un seul coup. Et chaque fois, ils remontent les baraques, ils retrouvent du bétail, ils recommencent à semer, en remplissant le cimetière.

Avec le processus révolutionnaire... on a accédé à la DIGNITÉ, la dignité d’êtres humains. Maintenant on est quelqu’un. On a l’orgueil d’être considéré comme un être humain, un compañero. Quand on dit quelque chose, on t’écoute, et puis ce que pense quelqu’un c’est important, c’est pris en compte. « On peut passer la tête haute dans le village. » « Nous on a l’espérance et avant on ne l’avait pas. »

L’espérance c’est ce qui leur donne la force. C’est des trucs complètement "désuets" pour un Français, parce que l’espérance, justement, c’est ce qu’il y a de plus rare en Europe, c’est ce qu’il y a de perdu. Parce que s’il y avait encore l’espérance, s’il y avait encore quelque chose, un projet, ne serait-ce qu’un projet de société, tu aurais encore un mouvement représentatif de quelque chose, qui agglutinerait les masses... »

Matagalpa, juin 1986

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Le 28 juillet 1986, vers 11h30 du matin, deux camionnettes roulaient sur la route de Jinotega, venant de Wiwili, quand, au lieu-dit « La Zompopera » elles ont été prises sous les rafales de mitrailleuses et de lance-roquettes de mercenaires contre-révolutionnaires. La première camionnette a pu passer l’embuscade, tandis que dans la deuxième le chauffeur a été tué net, ainsi que quatre autres compagnons, dont Joël Fieux.

Les survivants aidés de ceux qui se trouvaient dans la première camionnette ont dû résister pendant 45 minutes et faire feu de façon nourrie pour se protéger, ou se cacher s’ils n’avaient plus d’armes. Les renforts de la troupe sandiniste sont alors arrivés pour poursuivre les mercenaires assassins de la contra qui devaient être une soixantaine et qui avaient tiré avec deux mitrailleuses lourdes M-60, plusieurs lance-roquettes RPG-7, des mortiers, des fusils, et avaient lancé une douzaine de grenades.

Parmi les morts : Yvan Leyvraz, Suisse, venu au Nicaragua depuis trois ans pour travailler comme charpentier, menuisier, électricien coopérait au projet d’habitat de Wiwili. Bernd Koberstein, Allemand de Fribourg, était arrivé il y a quatre mois pour travailler sur le projet d’eau potable de Wiwili. William Blandon, militant sandiniste nicaraguayen, était secrétaire à la propagande dans la zone de Wiwili. Mario Acevedo, Nicaraguayen, était fonctionnaire exécutif dans l’agglomération de Wiwili.

Joël Fieux, d’origine française, naturalisé Nicaraguayen, s’était enthousiamé en 1980 pour la croisade d’alphabétisation au Nicaragua et travaillait en soutien au comité régional du FSLN. Il s’était marié à Matagalpa avec sa compagne Fatima, et avait eu un enfant, Oswaldo, qui est né le 19 juillet 1985, jour-même de célébration du triomphe sandiniste au Nicaragua.

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  • Le 31 juillet 2020 à 10:11, par Christian BERNARD

    Bonjour
    j’ai gardé précieusement la petite brochure que vous avez publié en
    1987... témoignage de son engagement.

    Au Nicaragua le président est le même, mais aujourd’hui il n’y a plus que Nguyen Phu Trong, le président vietnamien pour féliciter Daniel Ortega à l’occasion du 41e anniversaire de la victoire de la révolution sandiniste ! La crise sanitaire actuelle se superpose à la crise politique que connaît le Nicaragua depuis deux ans déjà, lorsque le gouvernement Ortega-Murillo, qui se présentait « chrétien, socialiste et solidaire », a révélé sa vraie nature, réprimant les manifestants d’avril 2018.

    Hommage à Joël qui a donné sa vie.
    Salut y revolucion social. No pasaran
    Christian

  • Le 30 juillet 2018 à 15:38, par Bruno

    Je devais retrouver Joël le lendemain ou le surlendemain de son assassinat. Je devais lui remettre un cadeau pour son enfant, de la part d’un ami commun français. Nous étions à Jinotega. Lui vivait à Matagalpa, tout prêt. Ce meurtre est venu s’ajouter aux nombreux autres, Nicaraguayens surtout, mais aussi étrangers, solidaires d’un peuple assassiné si longtemps. La presse française n’en parlait pas, ou si peu.

    La tête de Joël avait été mise à prix par la Contra dont les moyens provenaient de financements de l’État américain, clandestins. Lui continuait à sillonner le nord montagneux avec beaucoup de courage.

    Ils ont assassiné Joël, mais l’espoir si fort, d’un autre monde possible, ravivé en 1979 avec cette belle révolution n’a pas disparu. Malgré Ortega et malgré Macron ! Et il ne fait aucun doute que d’autres révolutions surgiront, parce qu’ils ne pourront jamais assassiner la certitude qu’un autre monde est possible.

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