La matière des idées

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Jack Goody est mort cet été. C’était un anthropologue anglais dont l’œuvre riche et passionnante mérite d’être connu. La notion de technologie de l’intellect qu’il a forgé pour décrire l’utilisation de l’écriture a ouvert de toutes nouvelles perspectives dans la compréhension des dynamiques qui traversent les sociétés. Ses derniers travaux sont d’une actualité brûlante, Le vol de l’histoire raconte la manière dont en occident s’est tissé un récit qui donne l’impression que l’Europe est le centre du progrès, récit qui a fini par s’imposer dans les imaginaires. L’Islam en Europe. Histoire, échanges, conflits tache lui de montrer les liens indéfectibles qui noue ensemble l’histoire des peuples vivants des deux côté de la méditerrané.

De la même manière que Mauss a sidéré son monde, un beau jour, en rassemblant sous la catégorie « techniques du corps » tout un ensemble d’observations éparses, éclairant du même coup ce que le social fait au corps et le corps au social, Goody a stupéfait ses lecteurs en rapprochant, lui aussi, deux termes dont l’entrechoc n’a pas fini de produire des étincelles : « technologie de l’intellect ». C’est ainsi qu’il propose de considérer l’écriture, cet art graphique du langage dont l’invention, il y a 5000 ans, a bouleversé le cours de l’aventure humaine.

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Je ne veux pas minimiser l’ampleur de la Renaissance européenne. Mais les théories européocentriques qui en découlent ne tiennent pas. Marx et Weber ont présenté l’histoire de l’Europe comme un phénomène linéaire, à la fois original et déterminant, seul capable d’expliquer notre succès dans les sciences et les techniques : l’enchaînement d’un Moyen Âge féodal avec une Renaissance, suivie d’un capitalisme pur aurait produit ce « Grand Partage » qui a distingué l’Europe du reste du monde, et les sociétés modernes des sociétés primitives. Ces analyses sont démenties aujourd’hui par l’histoire. Elles sont datées pour commencer : elles pouvaient valoir au XIXe siècle, quand l’Europe était au sommet de sa puissance et l’Asie au plus bas, et à condition de ne regarder ni autour de l’Europe, ni avant cette période. Il est difficile par ailleurs de dire que les Européens ont tout inventé. On reconnaît aujourd’hui que la Chine a été en avance sur l’Europe jusqu’au xvie siècle. À cette période le philosophe Francis Bacon pensait implicitement de même : il considérait que trois grandes inventions avaient changé le monde, la poudre à canon, le compas magnétique et l’imprimerie ; or toutes trois venaient de Chine. Quant à la période qui sépare cette suprématie de la Chine au xvie siècle, de son déclin trois siècles plus tard, il semble que les influences y aient été multiples entre l’Orient et l’Occident, et que l’Est nous ait plus aidés que l’inverse. Voyez le savoir-faire textile : l’histoire lyonnaise de la soie est intimement liée à la ville de Lucques, en Italie. Mais l’art de dévider la soie vient vraisemblablement de Chine. Quand Daniel Bourn, en 1748, fait breveter l’invention d’une machine à carder le coton, on constate qu’elle ressemble étrangement aux machines inventées par les Chinois pour tirer le fil de soie. La thèse d’une avance spécifique de l’Europe, liée à son histoire propre, s’effondre enfin lorsqu’on considère le retour de la Chine sur la scène mondiale : la preuve est faite que nul besoin n’est de passer par les étapes de la Renaissance, du protestantisme et du capitalisme pour s’affirmer économiquement et industriellement. D’une façon générale, je ne crois pas que le capitalisme (comme le voudraient les théories de Marx), un rapport particulier à la religion (avec Weber) ou des phénomènes démographiques (selon Malthus) puissent expliquer seuls l’évolution des civilisations et de leur rapport aux savoirs. Les relations entre communication et invention jouent tout autant. Le développement du commerce, par exemple, prend souche sur une part d’échanges (d’objets, de savoir-faire, de savoirs) et une part d’activité plus personnelle, faite d’invention et d’ingéniosité technique. La technologie de l’intellect qu’est l’écriture y a d’ailleurs toute son importance.

La suite à lire sur : http://www.vacarme.org/article1814.html

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  • Le 30 octobre 2015 à 12:36, par

    C’est intéressant.

    Un peu dans la même veine, il existe « L’histoire populaire des sciences » de Clifford D Conner qui montre que les sciences développées en occident ont très largement été inspirées du savoir populaire et professionnel des artisans, paysans, marins, guerisseurs, des petites gens et des « sauvages ».

    Ainsi le procédé de la vaccination a été découvert par des éleveurs de bovins en Afrique bien avant que les occidentaux s’en inspirent et qu’un anglais s’approprie la découverte.
    Les premières lentilles pour l’astronomie furent découvertes par un artisan verrier et pas par le complexe scientifico-industriel.
    La cartographie des mers et des pays inconnus ou encore l’art de la navigation avec les étoiles étaient des savoirs détenus par les peuples indigènes (Asie - Pacifique - Afrique - Amérique) que l’Europe a colonisé et spolié de leur savoir : il était courant que les « grands explorateurs » kidnappent des indigènes pour les forcer à leur indiquer des voies de navigation (transmises oralement sous forme de chant de génération en génération- Polynésie) pour en faire des cartes dont ils s’attribuaient la paternité.

    Ces impostures se répètent pour un grand nombre d’inventions, de découvertes dont de célèbres scientifiques occidentaux s’enorgueillissent ; le livre « L’histoire populaire des sciences » montre que les sciences sont avant tout une oeuvre collective.

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