Les Cahiers de Mai
Les Cahiers de mai fut une revue née immédiatement après les évènements de mai 1968 (d’où son nom). Le premier numéro de la revue parut le 15 juin 68 avec comme thème la "Commune de Nantes". La parution fut bi-hebdomadaire jusqu’au n° 7 puis continuera avec une parution mensuelle jusqu’à la fin de la revue en 1974. Le tirage de la revue oscilla, suivant les numéros, entre 17000 et 20000 exemplaires.
Dans la foulée des événements de 68 la pratique des comités d’action va déboucher sur de nouveaux rapports avec la classe. Sans se réclamer particulièrement du maoïsme, dans la mesure où certains de ses membres proviennent du PCF (Daniel Anselme), de la CGT, (amenés par le menuisier H. Fournié), de l’ancienne gauche syndicale (Bouguereau, Kravetz, Peninou), du PSU (Fromentin, Lichtenberger), du communisme libertaire (Daniel Colson et Jacques Wajnsztejn), du maoïsme aussi (Lindenberg, Queysanne), Les Cahiers de mai qui naissent justement pendant le mouvement, vont développer une pratique particulière basée sur l’enquête ouvrière. Elle se distingue de celle entreprise de l’autre côté des Alpes avec les Quaderni Rossi, par le fait que l’enquête est menée directement à partir du mouvement social lui-même et non à partir d’une analyse des transformations du capital. « Le rôle politique de l’enquête », article publié en juillet 1970 dans le n°22, propose une analyse de la conception des Cahiers de Mai. Elle se définit en opposition avec l’enquête de la sociologie industrielle qui est en plein développement. Il s’agit de placer l’enquête sous la direction ou au moins le contrôle des travailleurs. L’enquête sert à faire ressortir l’expérience ouvrière tout en faisant apparaître les idées nouvelles.
Elle joue le rôle politique de la reformation de la classe ouvrière et œuvre à la réalisation de l’unité de la classe [1]. Cette unité est lente à se faire et Les Cahiers de Mai auront tendance à encourager des regroupements par secteurs qui donneront lieu à des groupes et journaux comme Action-Cheminot et Action-PTT. Il s’agit aussi, même si c’est plus implicite, de faire un bilan des luttes et des transformations du capital. A la « communication verticale » des syndicats qui laisse peu d’autonomie à la base, Les Cahiers de Mai opposent une liaison horizontale, à la base comme ils tenteront de la mettre en place, par exemple, pendant les grèves d’OS à Berliet Lyon avec la rédaction d’un texte par les travailleurs des ateliers en grève [2] et au cours de la grève de Pennaroya de 1972, entre les différentes usines du groupe [3], toutes plus ou moins en grève.
Un autre point de l’intervention du groupe est directement lié à un des échecs du mouvement de mai avec la difficulté qu’il y a eu à relier la lutte de ceux qui étaient à l’extérieur des entreprises et ceux qui étaient à l’intérieur. Les comités étudiants-travailleurs ont représenté une tentative de réponse à chaud à ce problème, mais ils ont eu une efficacité limitée et surtout, ils ont disparu ou sont en sommeil. Quant à « l’établissement » des militants extérieurs, Les Cahiers de Mai s’y refusent car ils trouvent cette pratique en vogue (au sein des groupes maoïstes) artificielle.
La pratique de l’enquête ne va pas de soi et les débats sont vifs, au sein même du groupe, entre ceux, majoritaires, qui voient dans l’enquête la base même de la dynamique, à condition que l’enquête soit réussie évidemment, c’est-à-dire que son utilisation dans l’usine fasse bouger les choses et ceux, minoritaires, qui parlent en termes de formation politique qui seule pourra permettre aux ouvriers les plus combatifs de résister et aux pressions patronales et aux récupérations syndicales ou gauchistes [4]. En fait, la revue mène une sévère critique contre la théorie de l’avant-garde et de la conscience de classe importée de l’extérieur. Les groupes extérieurs sont critiqués parce qu’ils cherchent à apporter une dimension politique qui n’existerait pas dans la lutte elle-même.
La revue essaie de s’en tenir à une ligne claire de démarcation de classe : « Qui parle et au nom de qui ? » [5]. Mais cette ligne qui relève d’une vision de la pure autonomie de la classe en lutte bute sur le fait que le capitalisme est un rapport social de dépendance entre deux classes certes antagonistes, mais aussi liées. D’où le rôle des syndicats, d’où l’ambiguïté de la revue à leur égard. Elle bute aussi sur le fait que Mai 68 exprime en partie une crise de la théorie du prolétariat et une remise en cause du rôle moteur de la classe ouvrière dans le processus de lutte contre un système qui est de plus en plus ressenti comme un système de domination et non pas simplement ou essentiellement d’exploitation. Cette crise sera manifeste après Lip et fatale aux Cahiers de Mai.
Retour sur expérience
(texte de 1972)
La critique des activités pratiques et théoriques du groupe des Cahiers de Mai [6] va nous amener à cerner :
- le décalage croissant entre la théorie et la pratique de ce groupe,
- le fonctionnement interne du groupe,
- son projet et ses perspectives de travail militant « en direction » de la classe ouvrière.
Cette réflexion n’est pas née de militants marginaux des Cahiers mais de militants ayant participé très activement à toutes les activités, y compris aux erreurs principales du groupe. Si cette critique a pris une ampleur plus grande à Lyon à partir d’un bilan de l’action à l’usine Penarroya, elle s’est aussi développée, dans une moindre mesure au sein du groupe de Paris.
Par commodité de lecture, le texte a été divisé en deux parties. La première décrit la crise qui s’est développée à partir du printemps 1972. Elle est principalement événementielle dans le but de mettre noir sur blanc, tous les éléments du débat. La seconde partie est plus théorique et essaie de tirer les causes et conséquences de la pratique et du projet actuel des Cahiers de Mai.
1re partie
Le point de départ en est l’analyse de la pratique du groupe pendant la lutte des ouvriers de Penarroya et les conséquences qui en ont découlé. Nous ne faisons pas un historique de cette grève, mais nous soulignons seulement que :
- pour la première fois, l’activité du groupe a été concentrée quasi exclusivement sur une usine.
- pour la première fois, les militants ont été en contact permanent avec les ouvriers d’une usine, et, par des discussions et le film, en contact avec une frange de la population et des ouvriers de différentes usines de la région lyonnaise.
- pour la première fois, les militants se sont trouvés d’égal à égal au niveau de la participation et du soutien à une grève avec les organisations ouvrières traditionnelles CFDT, CGT, PCF.
Tout ceci a amené le groupe à essayer de répondre au maximum de besoins :
- besoin de soutien à la grève, d’où un Comité de soutien et l’édition de brochures.
- besoin d’une information extérieure à l’usine, d’où des tracts élaborés avec les ouvriers.
- besoin d’une information interne à l’usine, les « Nouvelles ».
Mais aussi à nous disperser, à tout vouloir faire par nous-mêmes, à oublier notre rôle principal en rapport avec le projet originel des Cahiers, c-à-d faire que la lutte des travailleurs de Penarroya soit bien la lutte des travailleurs eux-mêmes. Ceci a constitué une grosse erreur de notre part, surtout dans les dernières semaines de grève.
Au lieu de permettre le développement du caractère autonome de cette lutte, en essayant que le contrôle des travailleurs soit au maximum sur les négociations, et que ce soient eux qui prennent les décisions sur les changements de tactique dans la négociation, nous avons été pris de vitesse par le rythme des négociations de la dernière semaine, rythme imposé de concert par le patronat et la fédération Métaux de la CFDT. Or, la stratégie souterraine des Cahiers était de ne pas risquer un conflit ouvert avec la CFDT et ceci pour deux raisons essentielles. Tout d’abord, une volonté de ne pas diviser, alors que les ouvriers avaient besoin de l’unité de tous ; ensuite parce que les Cahiers avaient le même intérêt que la CFDT à terminer la grève. En effet, comme pour la CFDT, la grève de Penarroya devait nous servir de tremplin. Pour la CFDT, il s’agissait de damer le pion à la CGT au sein de la fraction immigrée de la classe ouvrière afin de compenser son infériorité d’implantation dans les grosses concentrations industrielles. Pour les Cahiers, il fallait intervenir de plain-pied dans la négociation, en essayant de limiter les dégâts, et en nous posant comme les intermédiaires entre les ouvriers et les Métaux-CFDT, en renchérissant, en les poussant, en composant, et ce, devant les ouvriers transformés par le groupe en une force d’appoint. Nous passions donc de notre rôle initial à celui de « négociateurs-plus-près-de-la-base-que-les-syndicats » (sic), mais en lien avec eux.
De plus, à ce moment, la répartition des tâches à l’intérieur du groupe faisait que tous les camarades du groupe assuraient, si l’on peut dire, les tâches d’intendance de la grève, sauf deux, restant en contact permanent avec les ouvriers pendant la dernière semaine de grève. Ces deux militants, par exemple, au foyer le soir, participaient aux marchandages et chipotages des revendications des ouvriers pour la négociation du lendemain, dont l’un avec toute son expérience et son poids politique. Expérience qui, en l’occurrence, n’allait pas dans le sens de l’autonomie de la lutte. En effet, sur la question des salaires, la tactique des Cahiers sera dans les premiers jours de la dernière semaine de grève, de mettre le paquet, en accord avec les ouvriers, pour obtenir le maximum. Puis après le lâchage d’une augmentation uniforme par la direction (10 centimes de l’heure), la position sera de dire : stop, le patron ne lâchera plus sur les salaires, car il lui faudrait l’accord de la chambre patronale et actuellement elle ne lâche plus rien (on a vu au Joint Français, et ailleurs ce qu’il faut penser de cette analyse). Mais de toute façon, ce qui est évident, c’est le nouveau virage pris par le groupe à ce moment. Comme n’importe quelle organisation traditionnelle possédant sa vision globale de la situation générale, il s’agit de l’imposer. Non plus donner la parole aux travailleurs, mais y substituer son propre discours. Ainsi, au dernier jour de la grève, les Cahiers essayèrent de se convaincre (et de convaincre les ouvriers) que les propositions patronales entraînaient bien la suppression des manœuvres, alors qu’il était bien évident (mais pour s’en rendre compte, il aurait fallu un délai de réflexion aussi bien pour les ouvriers que pour nous), qu’une étude des postes pour un relèvement des qualifications ne toucherait pas les « vieux » ouvriers de l’usine de Gerland qui faisaient effectivement, suivant les critères capitalistes, un travail de manœuvre [7].
Deux choses sont à retirer de cela :
- les erreurs commises ne sont pas imputables à un ou deux éléments qui auraient « trahis », mais à tout le groupe qui n’a pas eu la maturité politique nécessaire.
- les erreurs commises ne l’ont pas été parce que les positions tactiques du groupe étaient mauvaises, mais parce que sans que nous nous en rendions bien compte, nos interventions sortaient de notre domaine d’action imparti ; à cette déviation, il y a deux raisons principales qui sont premièrement de faire contrepoids à la CFDT tout en maintenant la barque qui dérive et deuxièmement, l’adoption d’un point de vue groupusculaire rejoignant celui de la CFDT. Cette grève doit se terminer pour que devant les médias, les militants CGT, PCF etc., il soit fait la preuve que cette grève n’a pas été manipulée par des irresponsables. Sur ce dernier point nous sommes d’accord la grève n’a pas été manipulée par des irresponsables : elle a été instrumentalisée par des éléments responsables.
Tout de suite après la grève, quatre ou cinq militants du groupe de Lyon ont fait la critique de cette pratique, ce qui, après accord de l’ensemble du groupe, sauf un, a fait l’objet d’un texte distribué à tous les militants des Cahiers et discuté a Paris pendant les journées d’étude.
Parallèlement, une critique d’un certain nombre de camarades parisiens était apparue pendant la grève de Penarroya sur les points suivants :
- détention de l’information et prise de décisions par quelques-uns.
- abandon des autres activités pendant Penarroya.
- la façon dont le travail avait été envisagé à Girosteel.
- certaines actions des Cahiers tendaient à s’éloigner de la pratique traditionnelle du groupe comme l’organisation de manifestations.
Nous ne pensons pas que ces critiques touchaient le fond des problèmes, mais cette situation était représentative d’une crise de confiance nationale par certains côtés explosive. La crise fut résorbée dans le mois qui suivit les journées d’étude, et ce par le processus suivant : pour que l’activité du groupe se développe à partir des acquis de Penarroya, il fallait que les critiques cessent, ou que du moins les militants qui les expriment soient attelés à une tâche de reconstruction de l’organisation. Processus finalement classique de tout groupe à visée partitiste. Pour cela, on fit des analyses sur les tâches nouvelles et importantes qui nous attendaient après Penarroya et donc sur la nécessité de transformer le groupe, « qui, étant-donné-ce-que-nous-sommes- » etc (sous-entendu des éléments globalement extérieurs à la classe ouvrière). Ce fut l’amorce d’un processus de réorganisation, ou pour être plus juste, d’une véritable organisation car il faut bien le dire, le groupe était resté jusque là un groupe très informel, surtout en province, ce qui avait permis d’y intégrer des camarades de tendance libertaire. Organisation de collectifs structurés et séparés les uns des autres suivant les secteurs d’intervention et les activités, participation de tous aux différentes tâches comme au sein des groupes gauchistes avec obligation de vendre un certain nombre minimum de numéros de la revue furent les principales taches définies .
Cette nouvelle orientation ne rencontra aucune opposition à Paris et les militants les plus critiques de la période précédente furent intégrés à cette réorganisation. Mieux même, on leur confia la direction de certains collectifs, sans doute pour leur lier les mains (exemple de G.). A Lyon par contre, une opposition très vive de la part de certains à cette réorganisation, se développe, et ce pour deux raisons principalement :
1- Cette réorganisation tendait à résoudre les problèmes par des solutions formelles de structures : on créait des collectifs, alors que les sujets de ces collectifs, leur utilité n’étaient même pas discutés. L’exemple le plus typique est celui du collectif diffusion. Le problème réel : le journal ne se vend pas — fut transformé en une insuffisance politique subjectiviste : on ne vend pas le journal par manque de volonté militante. Poser la question dans cette forme empêchait de se pencher sur l’utilité du journal ou d’autres organes d’information possibles en fonction des besoins du mouvement. Cela devenait : il faut bien vendre le journal, puisque c’est le seul outil qui existe (cf. comme modèle du genre le texte sur la diffusion fait par B. F.)
2- Cette tendance brutale de réorganisation visait en fait essentiellement à stopper le travail de réflexion engagé dans le groupe, et surtout à empêcher que ne se développent les conséquences de ce travail. En dernier mot, cette manœuvre, qui, il faut bien le reconnaître, correspondait aussi à une nécessité objective de conservation de l’organisation, visait à diviser les « gauchistes » des Cahiers en les obligeant soit à accepter en bloc l’orientation nouvelle, soit à la refuser, et en ce cas à se couper des autres militants. La réussite de cette manœuvre qui parvint à isoler cinq camarades environ du reste du groupe, s’explique par trois faits complémentaires :
a) La critique d’ensemble, faite par le groupe de Lyon pour les journées d’étude avait été faite « à chaud » et sans que les conséquences de cette critique soient bien visibles pour tous. Ainsi la situation de rupture qui s’instaura pendant ces J.Ε. effraya pas mal de camarades, une fois l’ambiance retombée. En effet, cette critique poussée jusqu’au bout aurait dû amener de grands changements aux Cahiers, mais devant l’impossibilité de soulever le même rapport de force à Paris, ou même simplement pour certains, de discuter de certaines questions, une contradiction surgit : ou bien continuer la critique et se marginaliser peu à peu par rapport aux Cahiers (départ ou isolement), ou bien rentrer dans le rang et intérioriser la logique de l’organisation.
b) Logique de l’organisation, qui par certains côtés, et « à froid » devenait intéressante. Penarroya constituait de fait une rampe de lancement pour le groupe (surtout à Lyon). De plus les contacts fréquents avec des responsables « ouvriers » lyonnais, et des personnalités de la « toute gauche », avaient entraîné des tendances à la mondanité politique et disons-le pour certains, à l’arrivisme.
Parallèlement, la relation militants-organisation prenait de plus en plus des tours groupusculaires, dans la mesure où une direction occulte imposait sa loi en limitant et interdisant même toute critique de fond, en resserrant l’étreinte du groupe sur les militants (surveillance accrue de la vie privée, mais surtout surveillance idéologique). Ce phénomène ajouté aux nouveautés du rapport organisation-classe ouvrière dans la dernière semaine de la grève de P., achevait de transformer les Cahiers de Mai en un groupuscule nouveau de type ancien.
c) L’incapacité politique de la plupart des militants lyonnais à percevoir comme problème politique d’ensemble tout nouveau petit problème ou petit point technico-politique mis sur le tapis pour faire diversion, les amenait à traiter tous ces petits points indépendamment sans en voir le lien, l’unité fondamentale et donc sans pouvoir déjouer les manœuvres. Ainsi pour un certain nombre de militants (dont l’un participe à ce texte), les collectifs apparaissaient comme un moyen de discuter plus largement et plus démocratiquement de la pratique des groupes de travail.
La crise éclata sur le problème des collectifs, puis se cristallisa dans les groupes de travail : le groupe Métaux lançant ultimatum sur ultimatum au groupe Textile pour la reprise d’un travail commun sur les nouvelles bases décidées ; et ce dernier faisant la sourde oreille, dans la mesure où les camarades incriminés qui animaient ce groupe Textile n’avaient pas la possibilité de résoudre le conflit sans utiliser les mêmes armes de pouvoir que celles employées contre eux. Le conflit prit un tour de plus en plus violent (injures, calomnies) mais le travail d’enquête se poursuivait tant bien que mal et dans le deuxième groupe (Textile) il se concentrait essentiellement sur deux secteurs : le textile et le papier-carton. C’est sur le Papier-Carton qu’allait surgir un nouveau conflit.
Retraçons rapidement l’historique des activités des Cahiers dans ce secteur : avant Pâques, une enquête est menée pendant la grève de Zig-Zag en Savoie ; un texte fait avec les ouvriers est distribué dans d’autres usines. Des discussions s’engagent qui amèneront un texte de réponse fait par les ouvriers de la cartonnerie Voisin-Pascal des Eparres en Isère. Sur la base de ce texte, les camarades qui y ont participé imposent au groupe des Cahiers la continuation des activités dans ce secteur et s’opposent à priori à une tentative de concentration du travail sur un eu deux secteurs bien déterminés ou sur une ou deux usines précises. Ils soulèvent le dangers qu’il y aurait à ce que les Cahiers se concentrent sur de grandes entreprises (Berliet par exemple à Lyon), et deviennent, peu à peu des groupes d’usine. Ils se demandent aussi si les motivations entraînant les choix des secteurs d’intervention seront explicites ou explicitées à tous les militants ?
Derrière la justification de la ligne générale selon laquelle « l’importance de certains secteurs ou usines pour l’industrie française, mais aussi pour la lutte de classe » (les luttes dans certaines usines seraient plus signifiantes pour la classe ouvrière que les autres), ne se cachent-ils pas des choix politiques officieux sur la nécessité de l’intervention dans des secteurs-clés pour amorcer une percée sur la scène politique locale ou nationale ? Ainsi Jean-Louis P, de la direction parisienne disant à Lyon « si nous faisons, toute proportion gardée, à Berliet, ce que nous faisons à P., nous devenons à Lyon une des forces politiques qui compte » !
Après accord du groupe de travail tout entier, notre action continue dans le papier-carton (pour ceux qui seraient intéressés, cette pratique est synthétisée dans un rapport de 5 pages, que vous pouvez nous demander). C’est ce rapport qui allait faire l’objet d’une attaque violente de Bernard F. qui nous accusa d’avoir adressé ce rapport aux sections syndicales des usines du papier-carton de la région Rhône-Alpes, à qui nous faisions des propositions très précises nées des discussions avec les ouvriers de Zig-Zag et de Voisin-Pascal.
- au nom de quoi leur faisions-nous des propositions qui par leur formulation revêtaient un caractère impératif ?
- en faisant cela nous leur faisions croire que nous étions capables d’assumer une tâche que les syndicats eux-mêmes ne peuvent remplir, à savoir la circulation de l’information et l’organisation de la liaison entre travailleurs.
- que nous nous conduisions comme un groupe politique, que nous, les champions de « 1’autonomie » de la classe ouvrière, nous nous substituions à celle-ci, que nous faisions des propositions destinées à la diriger,
- enfin que ce travail nous permettait de nous éloigner du groupe des « Cahiers » tous en conservant sous notre coupe, les membres du groupe Textile afin de construire une nouvelle organisation après notre départ des Cahiers.
Ce double procédé est classique des organisations politiques. Il consiste premièrement à accuser faussement une tendance de se livrer à une pratique condamnable, pratique qui est justement celle correspondant à la ligne générale (ici le substituisme par rapport à la classe et les compromissions avec la CFDT) et deuxièmement d’accuser toute position de désaccord comme une tentative de sabordage de l’organisation, préalable à une scission future déjà préparée. Ce procédé n’est d’ailleurs pas nouveau aux Cahiers, puisqu’il fut employé contre les militants de la zone Est de la région parisienne il y a deux ans, quand ceux-ci firent un journal pour Paris Est. Ce journal ne faisait pourtant que reprendre des enquêtes publiées par les Cahiers, ou des enquêtes qui n’avaient pu trouver place dans le bulletin mensuel.
Bernard F. nous demanda de nous expliquer publiquement par un texte sur notre pratique, mais en soulignant que pour lui, son opinion était faite (là encore, un grand classique politicien). Notre pratique était contradictoire avec le projet des Cahiers et d’ailleurs, il ne changerait pas d’avis. Le texte aurait comme seul but de nous dévoiler aux yeux des militants du groupe. Cela se passe de commentaire.
Nous verrons dans la deuxième partie que d’une part, la pratique dans le papier-carton était tout le contraire de la pratique d’un groupe politique et que la critique faite par B.F. s’appliquerait plutôt très bien à la pratique générale des Cahiers.
Après réflexion (et secondairement pour des raisons techniques), nous refusâmes de répondre à cette provocation, surtout vu l’ambiance qui régnait alors dans le groupe et nous en tirâmes les leçons qui s’imposaient.
De telles pratiques dans le fonctionnement du groupe ne sont que le corollaire des pratiques du groupe en milieu ouvrier. Nous verrons cela plus à fond dans la deuxième partie.
Le traditionnel stage d’été des Cahiers n’apporta sur le fond aucun changement, mais eut plusieurs effets du point de vue de l’organisation du groupe.
- 1 – resserrer les liens entre les militants et l’organisation sur la base d’une participation accrue de tous les militants à l’élaboration de « la Ligne » et des tâches qui en découlent. Ceci correspondait à un double besoin, surtout à Paris :
a) Deux camarades parisiens en accord sur beaucoup de points avec nous, étaient partis des Cahiers au printemps en faisant un certain nombre de critiques (cf. le texte de Simon D.), dont l’une concernait le mode de fonctionnement interne du groupe parisien : « ligne » des Cahiers élaborée par deux ou trois militants, information monopolisée par ceux qui empêchaient les autres militants d’avoir une vision globale de la situation et de leurs tâches, contrôle et direction occultes sur l’activité du groupe, absence de toute possibilité réelle de réflexion sur la pratique et ce à cause du terrorisme existant à l’intérieur des groupes de travail et dans les R.C. Ceci existant surtout à l’état caricatural à l’intérieur du groupe textile de Paris.
Ces camarades après discussion revinrent aux Cahiers, car le camarade Daniel A., conscient du bien fondé de la critique et par ailleurs fondateur des Cahiers, abonda en ce sens et donna un coup de barre pour développer la démocratie interne à l’intérieur des groupes par la « participation-intégration ».
b) Ce revirement n’aurait pas été aussi facile s’il n’avait été causé que par cela. Plus profondément, l’ancien fonctionnement du groupe gênait beaucoup la réalisation des nouveaux projets des Cahiers et le développement du travail. Après Penarroya, de nouvelles et importantes tâches attendaient les militants. De plus en plus leur pratique les engagerait dans des responsabilités nouvelles qui souffraient de moins en moins de ratés et demanderaient un niveau politique élevé. Il fallait donc en priorité donner aux militants une base commune de référence (nécessité de l’élaboration d’un document du type de celui élaboré à Bagard), et ensuite supprimer le terrorisme intellectuel opéré par certain qui empêchait la majorité des militants de s’exprimer. Pour cela, il fallait leur donner l’impression de participer, de s’intégrer à toutes les tâches de l’organisation sans que certaines ne soient ressenties que comme des taches secondaires et techniques, des taches pour « occuper » les militants Il fallait qu’elles apparaissent toutes comme des tâches politiques. Il semble que cela ait bien marché, malgré le caractère complètement mystificateur de cette orientation, puisque si l’on regarde bien le fruit des discussions représenté par le texte de Bagard, on s’aperçoit que :
– à aucun moment un effort critique sur 1a pratique des Cahiers et son évolution depuis 4 ans n’a été fait ;
– le texte se compose uniquement d’un ressassé du marxisme plus les idées de Mai 68 ;
– finalement il brosse en conclusion une perspective pour la rentrée à partir d’une analyse de la situation actuelle et des élections dont le moins qu’en puisse dire, est qu’elle n’a sûrement pas été élaborée par l’ensemble des militants, mais que ceux-ci l’acceptent, comme maintenant ils acceptent tout.
On ne peut pas dire non plus qu’elle a sa source dans les préoccupations actuelles des travailleurs. De toute façon, sans prendre position à priori sur ce dernier point, nous ne sommes pas étonnés de voir que le groupe part avec l’idée que va peut-être se développer un courant en faveur de « l’UP », et qu’ensuite il va aller dans les usines pour confirmation de son hypothèse.
C’est ainsi que les idées des Cahiers vont être plaquées sur la réalité sociale. On vient d’en avoir un exemple « frappant » début décembre. Des militants lyonnais des Cahiers se sont fait casser la figure par des ouvriers de Berliet pendant un meeting devant l’usine de Vénissieux, alors qu’ils essayaient de distribuer un tract appelant à soutenir l’Union Populaire sauce Cahiers et à lire le journal. Le contenu du tract, aussi éloigné des préoccupations des travailleurs qu’aurait pu l’être un tract sur le Vietnam ou sur la Palestine, a permis d’isoler facilement les diffuseurs, ce qui est la condition première légitimant, aux yeux des cégétistes, une agression physique en public. Tout cela est significatif du rapport que les militants des Cahiers instaurent entre eux et les ouvriers. Ils pensent et théorisent les luttes ouvrières, puis ils vont ausculter les ouvriers pour vérifier le diagnostic. Ni les antécédents politiques de certains militants des Cahiers, ni leurs antécédents de manipulation à l’intérieur du groupe, ne nous portent à croire que cette consultation sera neutre et gratuite. Heureusement les dégâts seront doublement limités par la faiblesse militante du groupe, et surtout par la résistance des ouvriers à toute infiltration-noyautage venant de l’extérieur.
Pour mémoire, nous rappelons que cette pratique n’est pas une surprise, puisqu’il y a trois ans, quand le groupe de Paris proposa une enquête sur la façon dont les ouvriers percevaient le groupe maoïste de la Gauche prolétarienne, cette proposition fut refusée par le groupe de Lyon, puis abandonné. Il en a été de même au stage de Camprieu quand la même démarche fut reprise au sujet des retraites avec le même constat d’échec. La seule nouveauté, c’est qu’il n’existe maintenant plus aucune résistance interne à ces pratiques.
Il faut ajouter pour conclure cette 1re partie, que la nouvelle « politique » du groupe n’a pas été comprise par tout le monde. Il est vrai que dans une organisation fonctionnant sur le mode bureaucratique, une certaine autonomie de forme est toujours laissée à des bureaucrates de deuxième plan quand ils se trouvent en province et que la situation est trouble. C’est ainsi qu’à la mode parisienne participation-intégration, correspond la mode lyonnaise ultrasectaire-terroriste. Nous citons les extraits de la convocation à la réunion de rentrée de Lyon (inutile de dire que cette lettre n’a pas été l’œuvre de l’ensemble du groupe de Lyon :
« ... Il est nécessaire de développer entre nous la réflexion sur l’activité qui peut permettre de mieux répondre aux besoins du mouvement. Pour faire cette réflexion dans les meilleures conditions, nous proposons de constituer un seul groupe de travail. … Toutefois cela est insuffisant, car cela aurait comme résultat de dégager environ quinze camarades, ce qui est insuffisant : 1°, par sa nature le groupe est composé en grande majorité d’étudiants, ce qui a des conséquences directes sur notre activité. La pratique sociale d’un tel groupe, les idées, le style de travail, entrent bien souvent en contradiction avec la pratique sociale, les idées, le style de travail des militants ouvriers. De plus un tel groupe a tendance à se fermer, a devenir une petite secte, à présenter la participation au groupe comme possible a condition d’être entièrement disponible, Cette condition ne peut en fait être acceptée que par des personnes ayant un statut d’étudiant actif ou prolongé. »
Nous ferons seulement remarquer :
- celui qui a fait cette convocation n’est pas un ouvrier, mais un enseignant de lycée.
- que tout son mépris pour les étudiants ne le rapprochera pas d’un « iota » de la classe ouvrière.
- qu’au contraire son statut social le rapproche plus des étudiants que des travailleurs ; que le fait d’être salarié, de recevoir un « bon » salaire (parce qu’aux Cahiers, « nos » salariés sont un peu spéciaux, même s’ils se disent pudiquement syndiqués) n’est pas un honneur et qu’au contraire, il permet de s’installer dans une double vie (à la différence des travailleurs), reposant sur la séparation entre la pratique du militant et une vie professionnelle et privée jamais remise en cause,
- que le but serait donc de passer d’une organisation d’étudiants à une organisation de cadres supérieurs,
- que poser les problèmes de cette façon, c’est faire du sociologisme, c’est évacuer les vrais problèmes qui sont pourquoi les ouvriers ne s’intègrent pas aux groupes de travail ? en quoi sur ce point là, les Cahiers ne proposent pas autre chose que les partis et groupuscules ? quel est le statut réel du groupe, etc. ?
- une fois de plus, on tiré le rideau surtout ce qui s’est dit et fait auparavant, montrant par là que la seule continuité entre hier et aujourd’hui, c’est l’absurdité de ce qui est proposé ; en instaurant un seul groupe de travail qui permettra le contrôle de toutes les activités des militants, et permettra de remettre au pli ceux qui se sont laissés abuser par les « méchants » (ainsi on demandera à telle jeune militante de faire son autocritique écrite sur ses égarements passés !). On voit donc que comme dans toutes les bonnes organisations marxistes-léninistes, le « Bureau politique » demande aux hérétiques récupérables de renier ce à quoi ils ont cru et leurs amitiés politiques. Le cercle est bouclé, la participation actuelle au groupe de Lyon se fait sur la base d’un abandon de toute critique passée et sur le contrôle de toute critique à venir.
2e partie
Dans cette deuxième partie, nous allons faire un rapide historique des Cahiers de 1968 à 1972 en essayant de montrer en quoi la situation actuelle était déjà contenue en germe dans les formes antérieures du projet des Cahiers, et par là même, montrer en quoi la deuxième phase annoncée par le n° 38 du journal ne représente qu’un coup de force de la direction ne reposant sur aucune base matérielle.
1 - Dans un premier temps : reconnaissance de l’apport nouveau du « mouvement de mai », mais de son caractère prolétarien. Reconnaissance de l’existence d’une avant-garde ouvrière dont le besoin principal était la rupture avec son isolement. A partir de là, le projet des Cahiers s’insérait dans la perspective de cette avant-garde ouvrière. En effet, l’élaboration d’un journal ouvrier de masse devait rompre l’isolement en faisant circuler une information sur les luttes, permettant à terme, la systématisation des idées des masses, puis l’élaboration d’un projet d’ensemble.
Cette perspective reposait sur l’hypothèse d’un développement rapide des liaisons entre les différents éléments constituant une « avant-garde » ouvrière de fait ; sur la prise en main ou tout du moins le contrôle de ces ouvriers sur le journal ; enfin sur la constitution relativement rapide « d’une organisation d’un type nouveau, si minoritaire soit-elle ».
Hypothèse erronée à double titre :
a – les « noyaux » épars de l’avant-garde étaient pris comme une chose nouvelle, caractéristique de Mai 1968, même si certains de ces « noyaux » ne surgirent qu’un an ou deux après 1968. Ils étaient un signe que le mouvement de mai 68 ne constituait pas le sommet de la lutte, mais le point de départ et de développement d’un processus offensif (même s’il devait être lent) de la classe ouvrière.
En fait, nous nous trompions sur le caractère de ces groupes certains, informels, disparurent rapidement, d’autres rentrèrent dans le giron syndical, et enfin les autres tentaient de s’organiser d’une façon permanente, et pour « élargir leur vision », ils rejoignaient soit les groupuscules politiques, soit ils formaient leurs propres groupes, souvent à l’intérieur de leur branche professionnelle (les cheminots, les postiers). Ils étaient souvent beaucoup plus préoccupés par leurs problèmes de fonctionnement interne : participation de tous aux décisions, démocratie ouvrière, élaboration collective de leurs propres positions par rapport aux revendications syndicales et plus généralement par rapport aux stratégies syndicales etc., que par le problème de leurs rapports aux masses, souvent conçues d’une façon traditionnelle (ex : Action Cheminots – cf. le n° du Courrier Militant sur ce sujet). Ils apparaissaient aux yeux des ouvriers, soit comme un 3e ou un 4e syndicat, soit comme la gauche du syndicat. Leur disparition rapide ne fut pas étrangère à cette ambiguïté jamais levée.
b – sous une forme nouvelle, ces groupes n’étaient qu’une réédition de petits noyaux « durs » qui existent depuis 30 ans dans les usines, mais qui n’ont jamais pesé d’un poids important (sauf à Renault en 1947). L’erreur était de ramener « le mouvement de Mai », qui a été incontestablement un mouvement de masse, aux formes organisationnelles qu’il a pris quelques mois après. Si on ne fait pas cette critique, il devient impossible de comprendre pourquoi ces « noyaux », cette « gauche syndicale », ces « comités d’action » n’ont pu se coordonner et élaborer la tactique de lutte nécessaire à la période de l’après-1968. Ces erreurs dans notre appréciation étaient dues au poids de l’idéologie traditionnelle du mouvement ouvrier en notre sein, poids qui nous faisait prendre les manifestations visibles du mouvement pour le mouvement lui-même, qui nous faisait insister sur le rôle primordial de capitalisation et même d’extension de cette organisation visible parce qu’elle était l’expression de l’avant-garde ouvrière.
2 - Dans un deuxième temps les perspectives dressées tout d’abord se sont bouchées progressivement. La situation parait moins euphorique, l’avant-garde ouvrière se tait.
On décide donc d’aller voir de plus près ce qui se passe dans les usines, et ce, sur le base nouvelle de l’enquête ouvrière (no 22 des Cahiers de Mai) dont les 4 fonctions principales sont : donner la parole aux travailleurs révolutionnaires dans les entreprises, regrouper les militants ouvriers autour de l’enquête (charte), servir d’instrument de propagande et d’agitation, diminuer la ségrégation entre militants extérieurs et militants ouvriers.
Le rôle primordial de l’information et de le liaison directes est mis en avant (no 30), Parallèlement, puisque personne ne vient prendre le relève, les Cahiers s’installent dans leur rôle « d’intermédiaire ». Ils cherchent à se donner un minimum de règles internes qui permettent un fonctionnement d’organisation tout en contribuant au développement de la pratique collective dans les entreprises ce qui est la base même de l’élaboration du projet collectif général. Mais ce projet d’ensemble n’a été conçu que comme diffusion d’un certain nombre de textes collectifs par le journal, alors qu’il aurait fallu que tout soit fait pour que les travailleurs élaborent collectivement entre leurs entreprises, divers moyens d’information et liaisons qui permettent d’activer le processus d’élaboration de ce projet d’ensemble. Cette rupture dans l’unité indispensable de notre contribution avait comme corollaire principal, la mainmise progressive et insensible du groupe des Cahiers sur la confection de ce projet, à l’aide de l’expérience qu’il pouvait tirer de la lutte des travailleurs au cours des enquêtes.
Cela menait tout droit à l’élaboration d’un projet théorique coupé des idées des masses, mais que l’on devait aller vérifier sur place. Cette pratique atteint son plein développement seulement aujourd’hui (cf. le n°38) dans la tactique des Cahiers par rapport à « l’Union Populaire ».
3 - Dans un troisième temps, c’est le processus de lutte de Penarroya qui entraîne la réorganisation interne du groupe, le réajustement de sa pratique : le point central se déplace d’une contribution à la liaison et l’information directes et collectives entre travailleurs, vers la contribution à l’unité des travailleurs à l’intérieur de leur entreprise. Toute cette réorganisation et réflexion se mène en fonction de l’exemple de Penarroya. sans que soient tirées les leçons des échecs et difficultés de la période précédente qui manifestaient d’une part que le projet des Cahiers rencontrait peu d’échos, ou plus exactement ne suscitait qu’un intérêt assez abstrait et d’autre part que le journal n’assurait absolument pas son rôle avec une diffusion de plus en plus faible et restreinte à un cercle bien particulier d’intellectuels et de délégués syndicaux.
Dans l’éditorial du no 38 des Cahiers, il est d’ailleurs dit « Fin mars dernier, il était clair pour la quasi-totalité des militants des groupes de travail et pour de nombreux militants ouvriers, ici et là (c’est nous qui soulignons cet exemple de langage codé à usage interne) que 1a phase préliminaire des Cahiers s’achevait, après quatre années d’efforts et que les conditions commençaient à être réunies pour que ce projet connaisse un véritable développement et devienne une réalité « vivante » (il est heureux et nouveau que certains reconnaissent qu’il n’était pas bien vivant auparavant).
Cela veut dire qu’on fait de la lutte à Penarroya non seulement le signe du bien fondé du projet des Cahiers en direction des masses, mais aussi d’un changement qualitatif et quantitatif de l’activité du groupe.
Voyons de plus près ce qu’il en est réellement :
Comme nous l’avons signalé dans la première partie, la lutte à Penarroya a été un fait nouveau dans l’activité du groupe et qui a eu des incidences positives évidemment pour les ouvriers, mais aussi pour les militants des Cahiers (sans sous-estimer les côtés négatifs cf. 1re partie), mais est-ce que quelque chose a vraiment changé depuis ?
1 – la pratique actuelle des Cahiers rencontre les mêmes difficultés qu’avant Penarroya. Nous n’en citerons qu’un exemple à partir de l’expérience lyonnaise à Berliet. Sans vouloir simplifier la situation, (il n’est pas facile de se représenter à Berliet après un an d’absence totale), on peut dire que rien n’a avancé depuis les deux derniers textes Berliet (no 31 et no 32), et que nous devons quasiment repartir de zéro. Les leçons qui seraient à en tirer sont en partie masquées, premièrement, par le fait que des militants réussissent quand même à rentrer en contact avec des ouvriers de Berliet et même avec des permanents CGT et ce essentiellement par contacts personnels, par connaissance, donc à avoir des informations sur les luttes, ce qui permet d’écrire quelque chose sur la grève (cf. no 38 et une pratique type Politique-Hebdo) ; deuxièmement par le fait que les militants actuels des Cahiers perçoivent autrement les difficultés et leur rôle. Ces difficultés ne leur posent plus de gros problèmes. Les scrupules ont disparu. Et si les nécessités de l’organisation ou de la parution du journal l’exigent « on en fera un texte collectif » comme disent certains.
Le grand mérite d’un compte-rendu d’octobre du groupe textile de Paris, c’est d’avoir théorisé cette faillite. C’était à propos d’une enquête possible dans le Nord et voici à peu près les termes du compte-rendu censé répondre aux interrogations d’un camarade à l’initiative de l’enquête : si nous y allons, il faut y aller avec des propositions précises, mais si elles sont précises ces propositions ne correspondent sûrement pas aux besoins. Donc il faut y aller sans proposition précise, uniquement pour information, ce qui nous permettra de préciser les propositions à faire quand on y retournera (propositions qui seront précisées à Paris évidemment). Seulement si nous ne proposons rien, pourquoi les ouvriers nous recevraient-ils, et pourquoi nous donneraient-ils des informations ? Il faudrait que l’on puisse leur expliquer « notre projet », mais comment leur expliquer abstraitement sans faire concrètement de propositions ? On voit comment le cercle fut bouclé, et ces élucubrations furent envoyées à un camarade du Nord pour sa gouverne. Il semble que là aussi cette crise de découragement n’a été que passagère et qu’on ne se pose plus tant de questions aujourd’hui._
2 – Le problème de la crédibilité des Cahiers et de leur projet a toujours hanté un certain nombre de « dirigeants » des Cahiers, surtout par comparaison avec la crédibilité, dès sa naissance, du groupe et du journal italien Ιl Manifesto [8]. Or Penarroya pouvait bien fournir une bonne rampe de lancement pour le projet des Cahiers. En fait si les Cahiers sont un peu sortis de leur anonymat, si la CGT et la CFDT savent mieux ce qu’ils font, les travailleurs et les intellectuels n’ont pas mordu au projet. Ils continuent par exemple dans la région lyonnaise, à former les troupes de choc des comités de soutien contrôlés par le PSU ou les Maoïstes (Neyrpic, Berliet- Bouthéon, Maillard et Duclos, Ciapem). Si ces militants disponibles pour des actions de soutien se tiennent à l’écart des Cahiers, c’est qu’ils ne voient pas bien en quoi ils se différencient des autres sectes ou groupuscules. Il est vrai que ce problème a été posé au cours de la réorganisation du groupe après Penarroya et qu’une autocritique fut faite sur ce point. Seulement, elle n’envisageait pas le problème au fond. Elle n’était que tactique et dirigée dans un double but :
– le but premier étant évidemment d’accroître le nombre de militants des groupes de travail pour pouvoir développer les activités.
– mais, incidemment, cela permettrait aussi de noyer les opposants à la ligne majoritaire dans un afflux de militants neufs et s’ils renâclaient, de les accuser de vouloir maintenir 1’organisation à l’état de petite secte pour garder le contrôle sur elle. Les accusateurs devenaient alors les accusés.
Un exemple traduit bien ce nouvel état d’esprit. Pendant que les textes internes des Cahiers marquaient l’offensive contre l’esprit de secte et l’ouverture du groupe vers l’extérieur, nous fûmes assez étonnés de voir que le sectarisme du groupe se développait, et ce particulièrement à Lyon. En effet, les militants de la tendance majoritaire rigolaient des comités de soutien qui se formaient au cours de chaque grève et ils en arrivaient même à souhaiter l’échec des grèves pour bien montrer que les comités de soutien menaient les ouvriers à la catastrophe et que la seule organisation extérieure à la classe, mais responsable, c’était les Cahiers. En fait, tout cela était l’expression du dépit du groupe qui dans toutes les grèves importantes de la région après Penarroya, n’a jamais pu déterminer quelle pouvait être sa contribution aux luttes.
La tactique officielle du groupe, surtout pendant les grèves de maillard et Duclos (printemps) et de la Ciapem (septembre-octobre) fut de ne pas se « mouiller ». Il n’était pas question de salir son image de marque toute fraiche peinte aux couleurs de Penarroya, dans des grèves perdues d’avance puisque mal préparées et mal organisées ou mal soutenues par tout un milieu gauchiste, véritable panier de crabes des « oisifs politiques lyonnais » (sic).
Sans défendre à tout prix la nécessité d’une contribution à ces conflits, il nous semble bien que cette tactique fut le fruit, non essentiellement d’une réflexion sur les besoins du mouvement, mais d’une analyse faite de la situation politique générale dans la région lyonnaise, par un ou deux militants « ayant la vision globale » (sic encore) et qui se placèrent résolument du point de vue de ce qu’avait à perdre ou gagner, l’organisation. Ainsi au cours de la grève Maillard et Duclos, les Cahiers firent pression sur les ouvriers de Penarroya pour que ceux-ci limitent leur aide financière aux ouvriers en grève, ce qui fit perdre aux Cahiers encore un peu de la marge de sympathie qu’ils avaient gagné au cours de la lutte de Penarroya. Beaucoup de personnes actives dans les luttes ne comprenaient pas pourquoi la caisse de grève de Penarroya restait pleine, alors que celle de Maillard et Duclos, qui avait besoin d’être remplie de suite, était vide.
Bien sûr, la grève de M et Duclos n’a pas échoué pour des raisons financières et on peut dire que les ouvriers de Penarroya et le groupe des Cahiers n’ont aucune responsabilité directe dans la défaite des travailleurs de Maillard et Duclos, mais nous avons insisté sur cet épisode pour montrer que les Cahiers intervenaient dorénavant en tant que force politique non seulement dans les affaires intérieures des ouvriers de Penarroya. (cela ils en ont pris l’habitude), mais aussi aux yeux des ouvriers d’une autre usine, du comité de soutien à la grève et d’une partie de la population, comme une organisation politique porteuse de la vérité et qui faisait bien la différence entre son modèle de grève et les autres, entre son comité de soutien modèle et les autres.
3 - L’organisation interne du groupe n’a pas subi de changement fondamental :
La composition sociologique du groupe reste la même, si ce n’est que le nombre d’étudiants baisse, en proportion exacte de l’augmentation du nombre des salariés cadres dans le groupe.
Le style de travail n’a pas changé réellement, sauf si l’on entend par changement de style de travail le fait que l’ambiance est moins conviviale pendant les réunions, que l’on rigole moins pendant les enquêtes (le style de travail prolétarien a toujours été assimilé, au sein de la petite bourgeoisie au puritanisme et à l’austérité). En même temps, on fait l’apologie du militantisme (Ah qu’il fait bon militer !), et on se demande un peu pourquoi ces braves gens voudraient « changer la vie » puisqu’ils sont si bien dans la situation actuelle. Tous ces traits sont significatifs d’un seul changement : celui qui s’est opéré dans leur tête.
Plus personne ne parle des collectifs qui firent l’objet de si grandes discussions. La mode passe.
Le problème des groupes de travail n’a pas avancé d’un poil. Ainsi à Lyon, les oscillations vont d’un seul groupe de travail à plusieurs groupes ou/et à des correspondants de groupe. La situation est aussi confuse qu’au moment de l’installation des groupes de travail à Lyon il y a un an et demi.
4 – Le journal.
La tendance déjà bien affirmée avant Penarroya pour laquelle les textes collectifs des travailleurs passent de plus en plus au deuxième plan par rapport aux textes, éditoriaux, encarts des militants des Cahiers trouve son aboutissement dans le no 38. C’est qu’on aurait dépassé la phase du texte collectif qui ne démontre rien, du texte collectif descriptif et catalogue (cf. déjà les critiques sur le texte à la Cachat-Evian et sur le texte des Forges de Cran). Faire circuler de tels textes, c’est bien, mais c’est quand même de « l’économisme », alors que ce qui est « politique », c’est les textes collectifs accompagnés des commentaires de la rédaction du journal. Traduisez : ce qui est politique, ce ne sont que les textes collectifs qui s’intègrent au schéma d’analyse du journal.
Ce qui ressurgit ici, c’est la vieille conception « léninifiante » de ce qu’est la classe ouvrière laissée à elle-même et de l’apport essentiel, politique, que doivent lui apporter les intellectuels (sur ce sujet cf. les développements du texte de Simon D.)._
Nous allons essayer de voir ce que la pratique dans le secteur Papier-Carton a apporté de clarification pratique à cette critique._
Cette intervention dans le secteur du papier-carton
- amorçait une tentative de pratique suivie (trois mois), dans un secteur donné, et dans une région limitée (mais qui eut une extension dans l’Ouest et le Midi).
- elle amorçait dans ce secteur un développement du processus de liaison et d’information directes (les textes collectifs avec les travailleurs de Zig-Zag, Voisin-Pascal, la façon dont ils étaient reçus, etc.)
- elle amorçait un développement du processus de liaison et d’information directes entre usines de différentes branches d’industries sur la base d’une organisation capitaliste du travail et de conditions de travail similaires (amorce de liaison Novacel-Alizay-Zig-Zag)
- enfin et surtout, c’est le point qui nous intéresse ici, elle apportait une clarification au problème du journal et des outils d’information nécessaires à la classe pour développer et assurer son autonomie réelle. En effet, si les travailleurs du Papier-Carton avec qui nous nous sommes trouvés en rapport étroit pendant ces trois mois (et ils n’étaient pas seulement quatre ou cinq), ne contestaient pas l’utilité d’un journal comme les Cahiers de Mai, ils pensaient surtout que ce qui leur serait immédiatement utile serait une sorte de feuille ronéotée permettant une discussion entre travailleurs du papier-carton et travailleurs ayant les mêmes problèmes, même s’ils sont dans d’autres secteurs. Ils étaient d’accord pour que cette feuille soit prise en charge matériellement par nous, mais comptaient participer au maximum au financement, à la diffusion et à l’élaboration de ce qu’ils considéraient comme pouvant devenir leur propre instrument de lutte. Leur proposition contenait, sous-jacente, l’idée que le journal, les Cahiers de Mai, tel qu’il se présente actuellement, de par son contenu et sa forme, est un organe extérieur aux travailleurs et d’une utilité qui reste finalement très abstraite, plus énoncée que vérifiée.
Cela rejoignait et même dépassait notre position des Journées d’études de Pâques que nous rappellerons brièvement avant de montrer les insuffisances à la lumière de l’expérience papier-carton. Les points avancés étaient :
- Contradiction entre le développement de nos activités et la diffusion restreinte, et sélective du journal.
- sous sa forme actuelle, le journal privilégie les textes de réflexion par rapport aux textes d’information et de liaison. La direction de ce débat est de plus limitée à un certain nombre de militants.
- Pourquoi pas une Lettre hebdomadaire, dont le groupe dans son entier avait souhaité l’apparition à Camprieu .
-
En conséquence, nous demandions qu’en préalable à toute discussion sur la diffusion du journal, soit envisagée une discussion sur son utilité et surtout sur les besoins du mouvement en matière d’information et de liaison._
Tout le monde connait la réponse qui nous fut donnée, la lettre hebdomadaire, ça coûte cher ; il faut diffuser le mensuel, car on n’a que cela sous la main. En fait notre proposition d’une lettre hebdomadaire était maladroite et insuffisante, car à un problème complexe, nous donnions une solution schématique et formelle._
En effet, la lettre hebdomadaire ne permettait pas de centrer assez le problème sur les besoins de la classe. Elle ne pouvait être perçue que comme une initiative technico-politique destinée à résoudre des problèmes somme toute, internes aux Cahiers (l’activité globale du groupe ne peut trouver sa place entièrement dans le mensuel actuel ; il y a des textes pressés, des textes de réflexion, etc.). C’est aussi ce qui permit de faire l’unanimité à Camprieu sur ce projet vague et c’est aussi ce qui justifiait la réponse que l’on nous fît à Pâques ; pas assez d’argent, mais patientez un peu.
Notre proposition n’était donc pas fondamentalement différente de la position dominante dans le groupe, du point de vue du rapport de notre pratique avec le mouvement._
Ce dont nous nous sommes rendus compte depuis, c’est que la solution résiderait en une inversion de la démarche : l’organe central (type le mensuel actuel) est censé représenter la synthèse et la systématisation des idées des masses, le lieu et l’expression de ces idées. Or en fait le journal n’est que le reflet-catalogue ou le reflet déformant des luttes et des idées des travailleurs et et cela en fonction des périodes (actuellement, c’est plutôt le reflet déformant qui prédomine). Le journal n’est pas réellement un instrument de lutte aux mains des travailleurs et contrôlé par eux-mêmes. Cet instrument de lutte des travailleurs ne peut pas être pour le moment un organe central, alors que leurs besoins immédiats se situent au niveau plus restreint de leur usine, du trust, ou d’une branche d’industrie et que c’est seulement à ce niveau, pour l’instant du moins, que les travailleurs peuvent assurer pleinement la gestion de leur lutte et le contrôle des organes d’information et liaison directes qui deviennent par là même leurs organes de lutte. La nécessité d’un organe central, contrôlé par les travailleurs, ne se fera sentir que lorsque les réseaux de contact des travailleurs seront suffisamment denses dans toute la France pour qu’ils perçoivent la nécessité, de leur point de vue, de la mise en place de cet organe comme étape préalable à l’élaboration du projet d’ensemble, d’où la prise en charge par mêmes de la direction de cet organe, même s’ils décident de conserver l’appui d’éléments extérieurs aux entreprises.
Pour le moment, cette nécessité, représentée de l’extérieur, par le journal les Cahiers de Mai, leur apparaît complètement abstraite et leurs réactions vis-à-vis de ce journal ne sont que de deux sortes :
- indifférence polie : quand on leur demande s’ils ont lu le journal, ils répondent qu’ils n’ont pas eu le temps.
- sympathie vis-à-vis de ces « jeunes-qui-se-donnent-tant-de-mal », et qui « y croient » ( réflexion de militants de la gauche de la CFDT). Il suffit alors en face de ces militants de leur forcer un peu la main et le numéro est vendu. En gros, cela réduit la clientèle ouvrière du journal à ceux qui lisent les hebdomadaires syndicaux ou les journaux politiques d’extrême gauche.
Il faudrait tout reprendre du départ et cerner les besoins réels du mouvement. Mais cela reviendrait à abandonner les idées sous-jacentes au projet des Cahiers. En effet, ceux-ci ne doivent pas s’effacer devant de nouvelles médiations car le maintien du mensuel est nécessaire à l’image de marque du groupe. De même, la démarche selon laquelle un « centre » se constitue et essaie à partir de lui-même de tresser un réseau après-coup justifie, a priori, l’existence du journal dans sa forme actuelle et bien sûr, la nécessité de le diffuser. Mais se volontarisme se heurte à la dure réalité des faits. En effet, on ne voit pas clairement à qui il s’adresse !
Il ne s’adresse pas aux intellectuels car ceux-ci sont peu portés à s’intéresser au développement autonome du mouvement ouvrier. Leur statut les pousse plus à regarder vers les groupuscules classiques dont l’idéologie est plus propre à satisfaire leur faim de pouvoir que le capitalisme brime.
Il ne s’adresse pas non plus aux travailleurs, mais à une frange bien déterminée de la classe (cf. supra).
Tout ceci fait que pour un militant des Cahiers, la sortie du journal est perçue d’une façon double et contradictoire :
- elle rend compte du travail du groupe au cours du mois passé, ce qui peut être source de satisfaction.
- en même temps, c’est le début de la corvée. Il va falloir le vendre. Heureusement, de multiples procédures techniques ont été mis en place pour remédier à cela. Nous n’en citerons qu’une. Chaque militant est en effet tenu de payer au moins dix numéros avant de les avoir vendus. Les conséquences sont doubles, mais convergentes. La première est répressive : vu la difficulté à vendre, le militant a tendance, (surtout quand il ne voit pas bien l’utilité du journal), à ne pas le vendre, donc l’organisation compte le stimuler en le touchant au porte-monnaie. La seconde conséquence est décomplexante puisque le militant paie ses numéros à l’avance et peut ainsi faire croire qu’il les vend réellement, qu’il est dans la moyenne du bon militant.
Nous sommes fiers d’être parmi les militants qui depuis le début de cette pratique, ont voulu la démystifier en paroles et en actes, par le refus systématique de payer les 10 numéros d’avance. Certains ont appelé cela un « sabotage de la diffusion » fait consciemment avec l’aide de la responsable diffusion du groupe de Lyon. Nous leur laissons la responsabilité de cette interprétation, néanmoins, nous ferons remarquer que nous n’avons jamais refusé de diffuser le journal, nous avons seulement voulu poser les problèmes, car pour nous, tout ce qui tombe de Paris n’est pas béni.
Conclusion
En fait, rien n’a changé ou plutôt si, tout a changé. Ce qui guide l’évolution du groupe, c’est ce qu’il y a dans la tête des militants. La deuxième phase des Cahiers n’existe que dans leur tête ; c’est la forme théorique que prend la transformation du groupe en groupuscule.
D’après l’éditorial du no 38, la 2e phase annoncerait la concrétisation du projet. Projet qui serait reconnu, et emporterait l’adhésion grandissante des travailleurs. Le projet est conçu comme une plate-forme théorique et non comme une pratique s’inscrivant dans un courant plus ou moins explicite qui aurait été vérifiée dans la 1re phase, ce qui dorénavant fournirait un mandat aux Cahiers : celui d’être « le point de vue des travailleurs sous leur contrôle direct ». Les Cahiers feraient alors le lien entre la pratique et la théorie du mouvement. Mais ceci n’est que théorique alors que dans les faits, la pratique du texte collectif et les efforts pour créer les conditions d’un projet général des travailleurs tendent à disparaître. Ainsi, on n’envisage plus comment contribuer à la réunion des conditions nécessaires à ce que les ouvriers formulent eux-mêmes leurs revendications, leur propre projet ; on croit pouvoir les formuler à leur place et on espère qu’ils sauront répéter la leçon (cf. le développement de ce point dans le texte de Simon D).
Cette coupure entre la pratique en milieu ouvrier qui reste fondée sur l’enquête, même si elle passe au second plan et l’attitude consistant à se définir comme le conscience du mouvement du « point de vue des travailleurs » est ce qui fonde un nouveau type de groupuscule. La classe se trouve avoir des spécialistes du verbe, des gens dont la profession est d’être la conscience des autres puisqu’ils n’en sont pas les mains !
Cette coupure est parfaitement assumée. Ainsi on entend parler de « responsabilités accrues depuis Penarroya », de « transformation sous une forme utilisable » d’expériences ouvrières (on décide de ce qui est utile, appropriation et sélection des luttes et idées du mouvement). Cette appropriation-élaboration de l’expression des luttes étant préalable à la transmission, les Cahiers se constituent, par là-même, en une organisation -écran, un filtre en direction des travailleurs.
Bien sûr les Cahiers précisent que toute la réflexion qui en découle se fait sous le contrôle des travailleurs, mais c’est faux. Cette réflexion (exemple au stage de Bagard) s’exerce en champ clos et rien ne permet d’assurer que les Cahiers sont dépositaires d’un point de vue (ouvrier) qui soit autre chose que le leur. Au contraire, tout effort pour favoriser un projet élaboré par des travailleurs est absent de la pratique actuelle du groupe car ce serait reconnaître un échec ou au moins une difficulté. A cet égard, la formule magique de la diffusion d’un journal-synthèse ne règle en rien le problème de l’élaboration, par les travailleurs eux-mêmes, d’un point de vue général du mouvement. De plus, cette réflexion des Cahiers est présentée comme liée à un accroissement du niveau politique des militants et de leurs activités, comme un signe de la « rigueur impitoyable » (sic) avec laquelle s’exprime le point de vue des travailleurs. En vérité elle est plutôt l’expression d’une coupure qui conduit à créer et considérer le niveau politique comme indépendant ou au-dessus de l’expression directe des luttes. Il s’agira de « mieux comprendre », de « chercher les implications théoriques ». Il n’est donc pas étonnant de voir se développer une pratique d’intervention en milieu ouvrier qui aura pour premier but d’amener une vérification de ce que la réflexion théorique a énoncé. Le contrôle direct des travailleurs devient un dogme masqué par le fait que ces documents théoriques sont discutés en partie avec des sortes de correspondants ouvriers des Cahiers. Comment ne pas faire le lien entre cette pratique et le projet « d’Union Populaire » ?
Bien que semblant poser les vrais problèmes, il s’agirait en fait pour les Cahiers d’exprimer au plus vite et avec le plus de force possible, le « point de vue des ouvriers » dans le concert électoral (cf. la rédaction de tract sur l’“Union Populaire”et contrôlé par qui ?), en faisant totalement abstraction de la manière dont les Cahiers peuvent se prétendre l’expression de ce point de vue et s’ils le favorisent ou non.
Ainsi le projet des Cahiers n’est plus de favoriser l’expression active du mouvement. Ce qui est recherché, c’est que leur projet devienne une « réalité vivante » dès lors qu’un certain nombre de militants ouvriers intériorisent ce projet et pousseraient à le concrétiser.
Vu ce que devient la pratique de ce groupe, les idées-forces du projet (information et liaison directes, autonomie de la classe ouvrière, etc.) ne sont plus confrontées à la réalité et aux besoins du mouvement. Ils deviennent des dogmes que les militants évitent de discuter entre eux, ce qui est nécessaire à l’organisation car cela permet au moins de maintenir une unité de façade à l’intérieur du groupe. Les idées-forces n’existent plus que par elles-mêmes (ex ante) et non plus par une pratique qui les construirait. Ainsi chacun va pouvoir mettre sous les mots ce qui lui convient, c’est-à-dire ses propres présupposés idéologiques :
- l’information et la liaison directes : pour certains le terme direct est mis entre parenthèses [9] et il n’est absolument pas pensé à la possibilité que les ouvriers doivent le plus rapidement possible se passer de notre intermédiaire et élaborer eux-mêmes les moyens de leur autonomie. Évidemment, pour certains intellectuels, il est dur de s’apercevoir que les ouvriers peuvent se passer d’eux en tant qu’éléments dirigeants, catalyseurs ou synthétiseurs.
- l’autonomie du mouvement ouvrier : sans s’étendre nous ferons remarquer qu’il doit y avoir peu de points communs dans la compréhension du terme « autonomie » entre des individus qui pensent par exemple que le socialisme a existé en URSS ou qu’il est en place en Chine et d’autres qui pensent que la révolution prolétarienne n’a réussi nulle part et qu’il n’existe actuellement que des régimes capitalistes qui se partagent, que ce soit sous la forme bourgeoise, ou la forme bureaucratique, l’oppression et la répression des travailleurs du monde entier.
- le groupe des Cahiers : certains le pensent comme une organisation quasi-permanente et ils s’y réfèrent sans cesse devant les ouvriers. D’autres pensent que son rôle est précis et transitoire, qu’il ne faut pas trop s’y référer. Certains vont s’appeler des « militants prolétariens », d’autres préfèrent se concevoir comme des « militants du mouvement », nous nous dirons seulement pour reprendre en le transposant un bon mot de Daniel A. : qui vous a fait militant prolétarien, militant du mouvement ?
Pour toutes ces raisons, nous déclarons ne plus nous reconnaître dans le projet des Cahiers et nous ne pensons pas non plus que le groupe puisse évoluer favorablement. Beaucoup de camarades sont encore aux Cahiers, parce qu’ils pensent que cela vaut mieux que de rien faire. Pour nous, ce choix n’existe pas, car être aux Cahiers actuellement, nous pensons que cela engage. Nous pensons qu’il n’est plus possible de faire d’un côté, son petit boulot autonome dans un coin et de l’autre, de critiquer les orientations générales, car aujourd’hui, elles s’imposent à tous. En un mot participer aux Cahiers actuellement, c’est participer a un groupe dont l’activité « si minime soit-elle » (sic) n’est pas neutre par rapport au mouvement, mais constitue un facteur de division et de mystification supplémentaires à un échelon plus subtil que les autres organisations, il est vrai.
Malgré cela, nous n’appelons pas à la désertion. Nous avons fait ce texte pour que l’on ne nous demande plus pourquoi nous sommes partis des Cahiers et parce que nous pensons qu’une discussion active peut être utile avec les militants des Cahiers qui se sentent le cul entre deux chaises et avec ceux qui en sont partis récemment, Nous n’avons rien d’autre, nous seuls, à proposer c’est-a-dire que notre proposition (qui prendra des formes à déterminer par tous) n’intéresse que ceux qui sont capables de s’arrêter pour regarder en arrière, devant et autour d’eux.
Décembre 1972_
J.-Louis Jarrige et
Jacques Wajnsztejn
avec l’aimable collaboration de membres du groupe de Lyon
Annexe
Je ne peux laisser ce texte, vieux de près de quarante ans, sans ajouter un certains nombres de remarques plus générales sur les Cahiers de Mai.
La pratique des comités d’action initiée en mai-juin 1968 va déboucher sur une nouveau type de relation à la classe ouvrière. Sans se réclamer explicitement du texte de Mao De l’enquête qui circule alors via les éditions de Pékin, ni de l’expérience italienne du groupe des Quaderni Rossi connue à travers une compilation de leurs textes qui paraît justement en mai-juin aux éditions Maspero sous le titre Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, les Cahiers de Mai [10] qui naissent justement pendant le mouvement de mai-juin, vont développer, à partir d’un groupe réuni autour du journal homonyme, une pratique particulière basée sur l’enquête ouvrière. Elle se distingue de celle entreprise de l’autre côté des Alpes avec les Quaderni Rossi [11], par le fait que l’enquête est menée directement à partir du mouvement social et non à partir d’une analyse des transformations du capital.
« Le rôle politique de l’enquête », article publié en juillet 1970 dans le n°22 des Cahiers de Mai, définit cette conception de l’enquête. Elle se démarque clairement de l’enquête de sociologie industrielle qui est en plein développement. Il s’agit de placer l’enquête sous la direction ou au moins le contrôle des travailleurs. L’enquête sert à faire ressortir l’expérience ouvrière tout en faisant apparaître les idées nouvelles de la classe. Elle joue le rôle politique de reconstruction de la classe ouvrière et œuvre à la réalisation de l’unité de la classe [12]. Cette unité est lente à se faire et les Cahiers de Mai auront tendance à encourager des regroupements par secteurs qui donneront lieu à des groupes et journaux comme Action-Cheminot et Action-PTT. Il s’agit aussi, même si c’est plus implicite, de faire un bilan des luttes et des transformations du capital. A la « communication verticale » des syndicats qui laisse peu d’autonomie à la base, les Cahiers de Mai opposent une liaison horizontale, à la base comme ils tenteront de la mettre en place, par exemple, pendant les grèves d’OS à Berliet-Vénissieux avec la rédaction d’un texte par les travailleurs des ateliers en grève [13] et au cours de la grève de Penarroya de 1972, en servant de relai entre les différentes usines du groupe [14], toutes plus ou moins en conflit ouvert si ce n’est en grève effective, de relai aussi, entre les ouvriers et les « experts » qui dévoileront des abominables conditions de travail favorisant les pathologies autour du plomb.
Un autre point de l’intervention du groupe est directement lié à une des limites du mouvement de mai avec la difficulté qu’il y a eu à relier la lutte de ceux qui étaient à l’extérieur des entreprises et ceux qui étaient à l’intérieur. Les comités étudiants-travailleurs ont représenté une tentative de réponse à chaud à ce problème, mais ils ont été peu nombreux et ont eu une efficacité limitée et surtout, ils ont disparu rapidement ou bien ils se sont mis en sommeil. Quant à « l’établissement » des militants extérieurs, à la mode maoïste, les Cahiers de Mai s’y refusent car ils trouvent cette pratique artificielle.
La pratique de l’enquête ne va pas de soi et les débats sont vifs au sein du groupe. On distingue ainsi une tendance (dominante) qui voit dans l’enquête la base même de la dynamique, à condition que l’enquête soit réussie évidemment, c’est-à-dire que son utilisation dans l’usine fasse bouger les choses et une autre, plus restreinte qui parle en termes de formation politique qui seule pourrait permettre aux ouvriers les plus combatifs de résister aussi bien aux pressions patronales qu’aux tentatives de récupération syndicale ou gauchiste [15]. En fait, la revue mène une sévère critique contre les théories léninistes et trotskistes de l’avant-garde et de la conscience de classe apportée de l’extérieur. Les groupes extérieurs sont critiqués parce qu’ils cherchent à apporter une dimension politique qui n’existerait pas dans la lutte elle-même. La revue essaie de s’en tenir à une ligne claire de démarcation de classe : « Qui parle et au nom de qui ? » [16]. Mais cette ligne qui relève d’une vision de la pure autonomie de la classe en lutte, bute sur le fait que le capital produit un rapport social de dépendance entre deux classes. Deux classes certes antagonistes comme le montre la dialectique historique des luttes de classes, mais deux classes aussi liées entre elles par le rapport salarial, la même croyance en les vertus du Progrès et la valeur du travail. D’où le rôle des syndicats qui ne sont jamais des « traîtres [17] », mais toujours des représentants de cette force de travail qui constitue le pôle travail du rapport social capitaliste. D’où aussi l’ambiguïté de la revue à leur égard et son évolution. A l’origine, la revue est le produit de mai-juin 68 et donc d’un mouvement de remise en question de toutes les institutions y compris syndicales. Mais peu à peu cette position est mise au rencart devant la difficulté à rencontrer directement cette parole ouvrière brute tant recherchée. La GP d’ailleurs rencontre des difficultés semblables, mais n’ayant pas les mêmes objectifs elle cherche à les contourner en jetant son dévolu non sur les militants syndicaux de base, mais sur les jeunes révoltés, qu’ils soient dans les usines ou dans les quartiers [18].
Les Cahiers de mai butent aussi sur le fait que Mai 1968 exprime en partie une crise du « sujet révolutionnaire ». Le mouvement représente une des dernières expressions, avec le « mai rampant » italien, du fil rouge des luttes de classes, mais c’est aussi un point d’inflexion et le début d’une remise en cause du rôle moteur de la classe ouvrière dans le processus de lutte contre ce qui est de plus en plus ressenti comme un système de domination et non pas simplement ou essentiellement comme un système d’exploitation [19]. Malgré une conflictualité forte, mais limitée et partielle (lutte des OS, tentatives autogestionnaires comme à Lip) cette crise va s’accentuer et s’avérer fatale aux Cahiers de Mai. Le reflux des luttes touche naturellement davantage, les groupes « mouvementistes » que les organisations politiques aux références essentiellement historiques (trotskistes et anarchistes).
En effet, autant il était encore possible d’intervenir auprès des ouvriers de Penarroya sur la question des conditions de travail, la pénibilité, la santé, autant il s’avère illusoire d’accompagner ce qui n’est déjà plus que l’idéologie de l’autogestion. « On fabrique, on vend, on se paie, c’est possible », la fameuse phrase des ouvriers de Lip est, à l’époque, soutenue à bout de bras par les réformateurs du patronat (Neuschwander , « patron de gauche » proposera un plan de reprise et de relance) et la future « deuxième gauche » à qui la CFDT sert à la fois de base et de tremplin. Et bien non, ce n’est plus possible dans les nouvelles conditions de la restructuration du capital. Lip ne peut résister à Kelton et autres nouvelles marques destinées à la vente massive, aussi bien au niveau des conditions de production comme au niveau des nouvelles formes bon marché de distribution. Mais ce n’était pas le seul problème. Les salariés de Lip n’étaient pas les même que ceux de Penarroya. Être aux côtés d’eux sans restriction n’avait pas les mêmes implications et conséquences. En effet, autant il était possible et positif d’accompagner la lutte des travailleurs de Penarroya sur les conditions de travail, la pénibilité, les maladies du travail, autant il s’avère problématique de se retrouver à porter une parole ouvrière qui majoritairement, à Lip et malgré les aspects formidables de communauté de lutte qu’elle exprime, reproduit les hiérarchies ouvrières dénoncées ailleurs par les Cahiers [20]. La « parole ouvrière » n’est pas sans contradictions et elle n’échappe pas toujours à la logique d’un rapport social de domination.
La parole ouvrière des ouvriers qualifiés de Lip ne pouvaient que difficilement retrouver la parole ouvrière des OS de Renault-Flins et la même difficulté cent fois multipliée s’est rencontrée au cours de la période 1968-1973 dans tout le nord industriel de l’Italie.
Ce qui pouvait être perçu avec Lip, aussi bien à l’intérieur du groupe qu’à l’extérieur, comme une grande réussite du projet des Cahiers [21], correspondra aussi à leur dislocation en tant que groupe [22].
Jacques Wajnsztejn, mai 2011
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