Culture VS économie : une alternative biaisée

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Nous sommes envahis de prêches, incessants, ressassant que La Culture - comme si la réalité de ce que recouvre ce mot était univoque- se révèle une source fondamentale de production de « richesse ». Il faut dès lors évidemment encourager, par toutes sortes de moyens, les processus qui peuvent contribuer à ce que les « agents culturels » boostent l’économie.

La culture, réduite à sa fonction de socialisation de la production
par la standardisation des comportements de consommation,
est devenue, pour ce capitalisme typique des sociétés de contrôle,
l’agent par excellence de ce contrôle

Bernard Stiegler

Nous sommes envahis de prêches, incessants, ressassant que La Culture - comme si la réalité de ce que recouvre ce mot était univoque- se révèle une source fondamentale de production de « richesse ». Il faut dès lors évidemment encourager, par toutes sortes de moyens, les processus qui peuvent contribuer à ce que les « agents culturels » boostent l’économie.

Ces homélies, rabâchées de droite à gauche, sont toutefois teintées d’un certain embarras, d’une relative gêne que laissent transparaître les "belles âmes", hésitant à corréler une Culture (avec grand C s’il vous plait !), considérée comme pure, désintéressée, immaculée, éthérée, halo auréolant la Civilisation, d’une part, et la vilaine Economie, nécessaire... mais turpide et moribonde, d’autre part.

Publications, conférences, colloques, portant sur les liens entre culture et économie foisonnent, dissociant plus ou moins ces deux termes, en appelant plus ou moins à une prédominance de l’une sur l’autre : qu’en ressort-il ? Quelles sont les pistes dégagées et qu’est-ce qu’elles impliquent en termes de vision de la culture et de vision de l’économie ? Ce bouillonnement flou n’escamote-t-il pas un manque de visibilité globale quant au devenir soi-disant culturel du Capitalisme (dit postfordiste, postindustriel, immatériel, etc...) ?
Absence de visière synoptique qui nous permettrait d’agir à même les processus en cours…

Par rapport à ce devenir, deux lignes de fractures se dessinent, en grossissant abusivement le trait : les belles âmes - dont je parlais ci-dessus - qui continuent à promulguer une culture, en droit, étrangère aux intérêts économiques, mais de fait totalement soumise au Marché, et les autres, ceux qui ont pris acte de cette intrication essentielle et veulent encore l’accentuer (par exemple en assujettissant tout les soi-disant « agents culturels » au salariat, à la botte des entreprises).

Ces deux positions se rejoignent en ce qu’elles opposent souvent une ère diabolisée qui sentirait la fumée, la sueur et l’industrie lourde, pré-fordiste, au cours de laquelle les gens n’avaient pas accès à la Culture réservée, et une ère légère, démocratique et dématérialisée, réticulaire et virevoltante, où les pratiques culturelles auraient été intégrées dans le procès économique et seraient, dès lors, (enfin !) accessibles au plus grand nombre.

Or, comme le dit David Harvey : « Le fordisme doit être moins considéré comme un pur système de production de masse et davantage comme un mode de vie total. La production de masse signifiait la standardisation des produits aussi bien que la consommation de masse ; il s’agissait donc de toute une esthétique nouvelle et d’une adaptation de la culture (…) » [1].

Harvey attire ainsi l’attention sur le fait qu’un mode de production, garantissant la reproduction des rapports sociaux, implique toujours déjà une dimension culturelle : a total way of life, soit moins un mode de production qu’une production de mo(n)des.

La différence avec les précédentes productions de mondes consiste dès lors moins dans le fait que la Culture ait perdu ses lettres de noblesse et ait été intégrée dans l’économie, que dans l’absolue révolution qui consiste à reproduire les productions dite culturelle via l’industrialisation : ce que Adorno et Horkheimer ont appelé les « industries culturelles » [2].

La Culture induit par ailleurs des allures, des attitudes et des conduites. C’est pourquoi elle est aujourd’hui devenue le coeur même de l’économie, et non plus son dehors. C’est dès la première moitié du 20-ème siècle que le Commerce, devenu depuis longtemps Industrie, commence à exploiter massivement ce qu’elle peut tirer des pratiques dites culturelles, les affects et les désirs qui les sous-tendent, notamment grâce aux théories psychanalytiques. L’otium (le travail intellectuel, la littérature, la philosophie, l’écriture,…) s’oppose de moins en moins au nég-otium, au négoce, au commerce.

Ford a parfaitement compris au début du siècle que le problème cardinal n’était plus celui de la production, mais celui de la consommation : favoriser l’essor d’une consommation de masse et élaborer des techniques qui permettraient au Capitalisme de canaliser les désirs, pour les détourner ensuite sur les marchandises dites culturelles à écouler.

Ce qu’on appelle la « nouvelle économie », expression éminemment problématique, n’est que l’extrême aboutissement de ce processus où la « culture » est plus que jamais utilisée à des fins mercantiles. Sauf qu’il s’agit moins désormais de vendre des produits hyperstandardisés tels la Ford T (selon une logique allant du haut vers le bas), que de construire des « dispositifs de capture », selon l’expression de Gilles Deleuze, pour utiliser la créativité des artistes en vue de, soi-disant, individualiser les produits que l’on vend au consommateur de plus en plus ciblé (bas/haut-industrialisation-haut/bas). Le user profiling sur la Toile constitue le dernier avatar de cette dynamique.

Une grande part de la production dite culturelle se voit désormais instrumentalisée par de grands groupes, en prise directe avec tout ce qui se fait dans le domaine des productions de l’esprit là où, auparavant, cette dimension était relativement dissociée de l’économie.
En captant, puis en contrôlant ces productions, la Culture devient ainsi un instrument redoutable pour la conquête des marchés de plus en plus segmentés.
La question ne se limite donc pas à la vie de ce que l’on appelle la « Culture », celle qui est censée être du ressort du Ministère, mais s’étend considérablement : l’existence quotidienne sous tous ses aspects est soumise au conditionnement « culturel » des modes de vie.
Et, fatalement, un effondrement tendanciel de la solidarité et de l’être-ensemble va de pair avec la montée d’un monde individualisé et fragmenté de taste cultures en tranches les plus diverses et de life styles déterminés par la consommation.

Les techniques de marketing usent ainsi de moyens extrêmement subtils, se nourrissant de sphères de pensée et de pratiques, telles que l’anthropologie, l’ethnologie, la philosophie, l’art contemporain, etc… afin d’affûter leurs armes. Dès lors, ce qu’on appelle « Culture » tend de plus en plus être un champ de Recherche & Développement de ce contrôle par le marketing.

C’est pourquoi foisonnent les mots d’ordre d’adaptation, de nouvelles règles du jeu, d’équilibre budgétaire, de restructuration, … expressions jadis réservées aux producteurs de bien matériels qui ont dû s’Adapter, sommations maintenant élargies aux chercheurs, aux plasticiens, aux comédiens, aux intermittents de tous ordres, …

Comme le dit le philosophe Bernard Stiegler dans une entrevue récente : « (…) la question culturelle n’est pas politiquement anecdotique : c’est le cœur même de la politique. Car la culture, c’est aussi la libido, que l’activité industrielle tente essentiellement de capter. Les politiques devraient donc d’abord être des politiques culturelles, non pas au sens où un ministère de la culture sert ou dessert les clientèles diverses et variées des métiers de la culture, mais bien comme critique des limites d’un capitalisme hyperindustriel devenu destructeur des organisations sociales(…) ».

Les luttes actuelles doivent absolument se rendre compte de la nouvelle donne, afin de rebattre les cartes, au risque sinon de se battre pour leur propre servitude.
Il s’agit d’inventer, résolument, et non pas simplement de « résister » (contre la « marchandisation de la culture par exemple), en ces temps de guerre esthétique pour le contrôle comportemental via le marketing, bras armé de la société de contrôle [3].
Les cris contre la marchandisation de la culture sont condamnés à se figer en slogans, lorsque le problème se révèle bien plus conséquent et complexe, c’est-à-dire auquel ne peut répondre aucun "si on faisait cela, alors...".

A nous d’élaborer des pratiques autonomes, à nous de fabriquer de nouveaux agencements, de construire et de partager des expériences s’inscrivant dans le temps longs, soustrait à la consommation immédiate de la vie et au conditionnement esthétique qui se cache derrière les simulacres d’individualisation et les invitations à « personnaliser le produit ».
Et ce, à même et contre la relative nouveauté décrite trop brièvement supra : ce capitalisme dans lequel les principales sources de valeur économique sont les connaissances, les sciences, les cultures, les arts, l’information, les modes de vie, etc.

Nicolas Zurstrassen

Notes

[1David Harvey, The Condition of Post-modernity, Oxford, 2000, p. 135

[2Adorno et Horkheimer, « La production industrielle des biens culturels », in La dialectique de la raison, Paris, 1947

[3Selon l ’expression se W. Burroughs, reprise par G. Deleuze dans le magnifique mais trop bref texte : Deleuze, "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle", in L ’autre journal, n°1, mai 1990. Celui-ci fut réédité dans « Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, 1990 »

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