Déraillage ? Quelques pistes pour penser le sabotage des voies de chemin de fer

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Déraillage ? Quelques pistes pour penser le sabotage des voies de chemin de fer. Un texte trouvé sur Indymedia reproduit ici pour contrer la répression médiatique.

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Depuis le 11 novembre, il se dit à peu près tout et n’importe quoi à propos des actes de sabotage des lignes TGV et de leurs supposé-e-s auteurs. Journalistes, experts en politologie ou criminologie et responsables des chemins de fers français (syndicalistes inclus) brodent autour des infos que leur distillent les services de police et les cabinets de communication du ministère de l’intérieur. Dans ce monceau d’articles, chacun y va de sa petite trouvaille pour se démarquer du voisin en vendant la même camelote : les photos exclusives de la caténaire de la peur (sic), les doctes éclairages des « spécialistes » de l’« ultra-gauche », les commentaires entendus sur la participation de filles à une opération de cette sorte... Les syndicats de cheminots, quelque peu fébriles à l’idée que peut-être, quand même, certaines de leurs ouailles aient pu participer aux sabotages, se lâchent et se félicitent de l’efficacité des limiers du ministère de l’intérieur. Tout à leur soulagement de pouvoir condamner sans réserves ces actions, ils reprennent la qualification de « terroriste », oubliant un peu vite que la plupart du temps, ce sont eux qu’on accuse de « prise d’otage » quand la circulation est bloquée...

Tout a été dit, donc, sauf en ce qui concerne ce qui pourrait bien motiver des personnes à bloquer les TGV : la version officielle s’en tient à une variation autour du thème des déséquilibrés nihilistes clandestins ayant un obscur compte à régler avec l’État ; c’est-à-dire, des terroristes. L’antiterrorisme, c’est bien pratique : d’abord, « terroriste », ça s’applique un peu à tout et n’importe quoi. Là, en l’occurence, on parle de trains bloqués avec une méthode qui aux dires même du directeur de la SNCF n’est « pas dangereuse [pour les personnels et passagers] mais invalidante », et les 4 caténaires arrachées viennent s’ajouter à la longue liste des « malveillances » et autres avaries que subissent les infrastructures ferroviaires tous les ans (on parle de 26 000 actes de malveillance recensés pour la seule année 2005, dont 89 auraient pu causer un déraillement, ce qui n’est pas le cas avec l’histoire des caténaires). Ensuite, « terroriste », ça sert à marginaliser des pratiques et à isoler une partie des gens qui luttent et à provoquer la désolidarisation des autres. Et ce n’est pas réservé aux dits « anarcho-autonomes », RESF aussi a parfois droit à ce petit sobriquet. Enfin, ça permet de se doter de moyens matériels et juridiques hors du commun pour surveiller et mettre la pression sur des personnes un peu trop actives politiquement au goût des autorités. Au passage, les services de renseignements peuvent fanfaronner sur leur efficacité en voulant faire croire que rien ne peut échapper à leur contrôle, pensant ainsi envoyer un message à tous ceux qui envisageraient de sortir du cadre de la contestation tolérée. Toujours est-il que les « éléments matériels » de la culpabilité se font attendre, au point que, à l’issue de la garde à vue, 7 des personnes arrêtées ne seront plus poursuivies pour les actes de sabotage, mais pour « association de malfaiteurs » dans le cadre d’une obscure procédure anti-terroriste datant d’avril dont on se garde bien de donner les éléments qui la justifient (on parle de « dégradations », de participations à des manifestations et de publications de bouquin, on sort un pseudo-attentat... aux États-Unis - top-credibility, le FBI...- et on laisse entendre sans fondement quelconque qu’elles allaient inévitablement passer du fer à béton à la bombe à clous).

Si on se donne la peine de dissiper un peu l’écran de fumée « antiterroriste », et sans extrapoler sur les suspects désignés, leur appartenance à une mouvance de giga gauche ou à un club d’échec helvète, ni sur l’âge du capitaine - tant les arrestations semblent déconnectées des faits eux-mêmes - on peut réfléchir sur le sens politique du blocage des voies de chemins de fer.

D’abord, on remarque que les sabotages ont eu lieu le même jour qu’une des mobilisations sociales les plus importantes en Allemagne ces derniers temps pour stopper le convoi de déchets nucléaires Castor (qui circulait aussi sur le réseau français), avec des pratiques diverses allant des manifs rassemblant plusieurs milliers de personnes à des actes de sabotage. L’opposition au nucléaire est bien ancrée dans ce pays et donne régulièrement lieu à ce genre de blocage de train, causant plusieurs millions d’euros de dommages pour la Deutsche Bahn. En France, à moindre échelle, le passage d’un convoi nucléaire provoque aussi ce genre de réactions.

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La lutte contre le nucléaire est loin d’être la seule à viser les chemins de fer.
Qu’on songe bien sûr aux mouvements de cheminots, qui tirent justement leur force de cette capacité à bloquer la circulation des marchandises et des personnes ; on se rappelle d’ailleurs que des sabotages des lignes de signalisation étaient venus appuyer les grèves de l’automne-hiver 2007 contre la réforme des retraites.
Qu’on songe aussi au mouvement dit anti-CPE du printemps 2006 avec ces nombreuses occupations de gares qui avaient contribué à faire plier un peu le gouvernement. Bloquer l’économie, que ce soit par la grève, le boycott ou l’interruption des flux, a toujours été la meilleure arme des luttes politiques, du mouvement ouvrier du début du XXe siècle (avec déjà des sabotages de train) aux piqueteros argentins, en passant par la Résistance ou les routiers grévistes et leurs opérations escargot. On pourra rétorquer : « certes, mais dans quelles luttes, dans quels mouvements s’inscrivent ces actions ? ». Et bien, elles s’inscrivent, quelles que soient d’ailleurs les revendications, dans le conflit de basse intensité qui se mène tous les jours, sur tous les fronts : dans la bataille des salarié-e-s pour leurs conditions de vie et de travail, dans la lutte des chômeur-e-s face au contrôle social, dans le combat des sans-papiers, dans les résistances des quartiers populaires aux pressions policières ; dans chaque espace ou des gens s’organisent pour faire face. Un mouvement de fond, qui regroupe des pratiques, des idées, des aspirations différentes mais dont les moments de lutte se font écho mutuellement. D’ailleurs, il suffit de consulter la liste policière des champs investis par les suspect-e-s désigné-e-s pour avoir une petite idée des différents fronts qui font souci aux gouvernements ces dernières années : sans-papiers, G8, EDVIGE, CPE, mouvement lycéen, manif anti-Sarko, guerre en Irak...

En période de crise économique du système capitaliste qui organise lui réellement l’appauvrissement et la terreur sur à peu près la totalité de la population mondiale, il peut paraître dérisoire et symbolique d’un cruel aveuglement idéologique de crier au loup pour quelques dizaines de trains retardés. Dans un monde qui fonce droit dans le mur, il y a pourtant peut-être quelque chose de salutaire à suspendre l’agencement du quotidien, les flux à grande vitesse de travailleurs, cadres, businessmen, traders, marchandises, déchets nucléaires sur lesquels se basent la machine à exploiter.

S’attaquer au TGV, c’est aussi viser une certaine forme de l’organisation sociale, comme en témoignent les résistances populaires à la construction des lignes à grande vitesse au pays basque et dans le Val Susa italien, aussi bien pour ce qu’elles impliquent en terme de restructuration locale que par refus du modèle économique qu’elles composent. Car même si dans certains articles on nous dit que les saboteurs s’en sont pris au "service public", il est assez clair que lorsqu’on parle de TGV aujourd’hui, on parle d’une structure en voie de privatisation, qui vend de plus en plus cher le droit de se déplacer, précarise ses travailleur-e-s, et a pour fonction principale d’assurer le transport constant de main d’œuvre, nécessaire à l’économie hors-sol.

On peut le voir comme une manière parmi tant d’autres d’interroger concrètement le dogme sacré de la croissance économique, décrié aujourd’hui par une bonne partie de la population (qui en subit les effets quotidiens). Le fait d’entretenir cette capacité de blocage et de perturbation matérielle sera donc décisif pour ceux et celles qui entendent encore réorienter la société sur d’autres rails, pour construire les rapports de force des luttes présentes et à venir.

P.-S.

Notes de Rebellyon :
- sur la mobilisation contre le transports de déchets nucléaires, voir l’appel allemand à l’action traduit en français « Stop Castor ! Blocages antinucléaires de masse en novembre 2008 en Allemagne » et le récit de nombreuses actions menées en France du 7 au 9 novembre lors du passage de Castor, publié sur le site du réseau Sortir du Nucléaire. Enfin, concernant les actions menées lors du passage en Allemagne du convoi nucléaire, on peut en lire le récit sur Indymedia Allemagne (ou juste regarder les nombreuses photos si on ne parle pas allemand - on n’a pas trouvé de traduction jusqu’à présent).
- à propos de la longue lutte des habitant-e-s du Val Susa contre le TAV Lyon-Turin, voir les nombreux articles publiés sur Rebellyon à ce sujet. Pour des infos plus récentes, cf Indymedia Piémont.

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