I – En 1986-87, lorsque j’ai rédigé la première édition de cet ouvrage qui cherchait à faire un bilan de l’échec du dernier assaut révolutionnaire de notre époque, je l’avais titré, « Individu, révolte et terrorisme [1] ». Avec le recul, et le développement de nouvelles formes de terrorisme, il me semble que ce terme générique de « terrorisme » censé recouvrer toutes les formes armées de violence sociale et politique non étatique n’est plus opérant et cela pour deux raisons opposées :
– premièrement parce que d’un côté des groupes de plus en plus nombreux se positionnent et agissent comme autant de « petits Léviathans » en puissance pour reprendre une expression d’Oreste Scalzone [2]. On peut dire que tous luttent pour une Cause qui leur est extérieure et les domine, d’où leur comportement souvent sacrificiel ;
– deuxièmement, parce que les attaques contre la société du capital ont actuellement perdu le caractère de masse qu’elles avaient pu atteindre dans les années 65-75 (mouvement extra-parlementaire allemand, violence endémique et diffuse dans la rue et dans les usines en Italie) et sur lequel pouvait venir se greffer des pratiques de lutte armée. Aujourd’hui, elles ne revêtent, au mieux, qu’un caractère de « résistance » qui permet justement aux différents pouvoirs de les isoler dans la forme « terroriste », en criminalisant les modes d’action illégaux même s’ils demeurent peu violents, comme le sont, par exemple aujourd’hui, les blocages devant les établissements scolaires ou certaines actions au sein des universités ou entreprises (séquestrations, destruction de matériel, de bureaux ou de sièges sociaux). À partir du moment où il devient clair que c’est la société du capital qui domine l’usage de ces mots, il devient nécessaire, au minimum, de les préciser. Aujourd’hui, il faut le dire, les seules actions armées sont celles qui visent à « terroriser » les populations. Or, elles sont de nature nationaliste, religieuse/communautariste ou directement produites par des États constitués et non plus des actions visant à une subversion sociale de l’ordre existant. Dès la première édition j’avais distingué clairement les groupes armés pour la révolution sociale des groupes armés de libération nationale. A fortiori aujourd’hui faut-il rajouter à ces derniers les divers groupes communautaristes, qu’ils soient de référence hindouiste ou musulmane. Cette distinction me semble toujours juste même si un groupe comme le mil espagnol semble regrouper les deux aspects en son sein, mais dans le cas spécifique d’un État fasciste. Ainsi, il a été conduit à passer des accords tactiques avec certaines tendances de l’eta basque (eta assemblées v et vi [3]). Toutefois, je n’avais pas insisté sur une faiblesse de certains groupes, particulièrement dans l’ancienne rfa, qui se sont déterminés à partir de positions essentiellement anti-impérialistes. Cet élément a toujours été présent au sein de la Fraction armée rouge (raf) mais il est devenu prédominant après la mort des fondateurs historiques (on retrouve la même involution au sein du groupe français Action Directe) et il a toujours été présent au sein des Cellules révolutionnaires (rz) [4]. Par contre, le Mouvement du 2 juin est resté à l’écart de cette tendance, en se révélant plus quotidienniste et spontanéiste [5] qu’anti-impérialiste. Sa mort organisationnelle s’en est trouvée d’autant plus précipitée qu’il n’a pas opté franchement pour la clandestinité et l’isolement par rapport au mouvement d’ensemble.
L’existence de formes diverses ne me semble pas invalider ma présentation d’ensemble qui rattache encore ce type de lutte armée au fil rouge de la théorie du prolétariat. En rfa, par exemple l’anti-impérialisme accentué par rapport à la France et à l’Italie s’explique par le double phénomène d’une défaite finale du prolétariat dès 1933 avec l’arrivée au pouvoir du nazisme et la présence aussi bien, de l’armée rouge soviétique en rda que de l’armée américaine en rfa, comme forces d’occupation à partir de 1945. Par ailleurs, la problématique du « nouveau sujet » révolutionnaire, à la suite de Marcuse, reste une problématique interne à la « révolution socialiste », même si le simple fait de la poser marque implicitement le changement de période historique.
II – La « résistance » qui caractérise la phase actuelle n’est pas équivalente à la révolte d’origine car elle prend implicitement en compte le fait qu’on a changé de période historique, que l’on est juste dans la rébellion contre les abus plus que dans la révolte contre les conditions générales de la domination. Elle est alors conduite à arborer une sorte de posture anti-fasciste même si elle ne s’affirme pas seulement comme telle. Ainsi, la haine de la société qui repose essentiellement sur le ressentiment, telle qu’elle s’exprime par exemple dans les « émeutes » de banlieues et le mimétisme des bandes, a, elle aussi peu affaire avec une révolte inséparable d’une double dimension individuelle et collective dans le cadre d’une perspective émancipatrice. Elle a souvent trop tendance à retourner cette haine contre elle-même ou contre ses propres conditions lui donnant ce caractère de violence dite aveugle tant dénoncée par le pouvoir, les médias et les « politiques ».
Comme je le disais dans la version originelle de ce livre, la révolte de l’individu intervient dans le moment du passage du « prolétaire-individu », c’est-à-dire de l’individu subsumé par sa classe, à « l’individu-prolétaire » de la période de la crise des classes. C’est ce passage qui est producteur d’un moment négatif qui transforme la lutte traditionnelle de classe en un mouvement de subversion multiforme, passant de la lutte contre l’exploitation à la lutte contre toutes les dominations.
La révolte s’inscrit ainsi dans une tension de forte intensité entre l’individu et la communauté, même si les références communautaires peuvent être différentes. Ainsi, en rfa où le processus de passage à « l’individu-prolétaire » est très avancé, la communauté est celle du « mouvement des communautés [6] », alors qu’en Italie où le processus ne suit pas le même rythme, la communauté est encore en partie la communauté ouvrière et les marges radicales de ses organisations.
Quand ce passage est effectué et que le moment révolutionnaire s’évanouit (France, Allemagne) où qu’il est défait (Italie) l’individu ne peut plus se complaire dans la violence du tout ou rien, dans la « révolte à perpétuité [7] » comme réponse à l’aliénation de toute la vie. C’est ce qui explique, sans le justifier, le large mouvement de « dissociation » et même le phénomène des « repentis » en Italie. Une autre phase historique s’ouvre qui débouche sur « l’individu-démocratique » de la société capitalisée. Un individu dont la parole est de plus en plus étroitement déterminée par la place qu’il occupe dans la société et qui le fait exister en tant qu’être particulier : le « roulant » de la sncf, le fonctionnaire, le beur ou le black, la femme ou l’homosexuel, l’enfant, le consommateur. Cet individu n’a pas que ses chaînes à perdre mais une place, aussi dominée soit-elle avec ses droits. Pour cet individu, la réalité est incontournable, que ce soit celle de la démocratie, qu’il critique pourtant, ou celle de la technique et de l’économie, qu’il critique aussi bien… quand ça l’arrange. Il en est de même du rapport à l’État, mélange de critique, de récrimination et de quémandage. En l’absence d’expression collective et politique construite, ce qui domine c’est l’immédiatisme du ressentiment et de la haine de l’autre.
Néanmoins, je pense que la révolte reste une sorte d’invariant de l’histoire de l’humanité. De Spartacus à aujourd’hui, les raisons de la révolte ne manquent pas, même si le procès d’individualisation a transformé les grandes révoltes collectives du passé en révoltes individuelles qui ont du mal à converger. Ici et là émergent des formes de lutte mettant les individus dans un rapport collectif et réflexif à la violence qui leur fait chercher concrètement, le niveau de violence adéquat à leur insoumission. L’efficacité ne se mesure pas forcément en termes de violence pure infligée à un ennemi, mais en termes de rapport à la légalité. L’action directe d’individus associés pour cette action au moins, n’est alors pas une action militaire séparée, mais la forme même d’une action singulière qui n’est pas limitée par le respect de cette légalité. Cette action peut donc parfaitement être non violente dans les faits (la désobéissance civile) et produire des effets de violence contre l’ordre établi.
III – Il me faut redire que les mouvements de lutte armée ont constitué des moments de la lutte à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler le cycle des révolutions du xxe siècle. C’est particulièrement net pour le processus enclenché en Italie à partir de la fin des années 60 et qui s’étend jusqu’au milieu des années 80 [8].
La lutte armée s’inscrit donc dans une tradition révolutionnaire qui prend son essor avec la « propagande par le fait » des anarchistes à la fin du xixe siècle, le sabotage et le syndicalisme d’action directe du début du xxe, les expropriations et prises sur le tas en Espagne dans les années 20-30 ainsi que les multiples actions terroristes d’Ascaso et Durruti, les milices armées de Max Holz en Allemagne 1920 et 19219 [9].
La lutte armée à l’époque contemporaine ne constitue donc pas une aberration historique ou un anachronisme comme cherchent à le faire croire divers anciens chefs de la lutte armée comme Franceschini pour les br en Italie ou Rollin pour la nrp en France [10].
Elle est le produit des luttes de masse et de leurs limites. En effet, ces mouvements de lutte armée ont été défaits non seulement parce qu’ils ont cherché l’affrontement direct avec l’État, mais parce qu’ils connaissaient d’importantes limites :
– soit ils se sont substitués à une classe ouvrière qu’ils percevaient comme intégrée (rfa-Allemagne) et ils se sont isolés progressivement par des actions qui n’étaient plus « exemplaires » que pour eux-mêmes ;
– soit ils ont confondu le niveau de combativité d’une composante de la classe ouvrière avec celui de la classe dans son ensemble (Italie) et ils se sont alors isolés dans ce qui, à un certain moment, n’apparut plus que comme une guerre privée contre l’État [11]. Mais dans tous les cas, ils ont souffert d’une fixation sur l’État et de la difficulté à saisir le capital en tant que rapport social de dépendance réciproque. Cela les a empêchés de voir les transformations de ce même État au sein de la « révolution du capital [12] ». Cela les conduisait à simplifier l’affrontement, à personnifier à outrance ce qui est avant tout un processus global de domination… et donc à « terroriser » un ennemi supposé clairement identifiable.
Mais contrairement à ce qu’ont dit par la suite d’anciens maoïstes français, ce n’est pas la lutte armée qui a liquidé le mouvement, mais le mouvement qui a produit en son sein un certain type de lutte armée, comme sa limite. La lutte armée à l’extérieur ne faisait que reproduire, à un autre niveau, la violence des luttes ouvrières à l’intérieur pendant les cortèges ouvriers défilant dans l’usine, au cours des affrontements contre les « jaunes » ou contre les employés et les contremaîtres.
Tout cela exprimait bien un problème : celui de la capacité des éléments les plus combatifs à dégager les moyens de lutte adéquats par rapport au niveau de combativité et de conscience de l’ensemble du prolétariat. Mais personne, et surtout pas des avant-gardes proclamées, ne peut donner de réponse toute faite à cette question. Cette prise en compte de la difficulté est sans doute à l’origine de l’autodissolution de Potere Operaio et de la transformation de Lotta Continua en une organisation gauchiste traditionnelle à partir de 1973 [13].
En tout cas, il est particulièrement vain d’opposer une « mauvaise » violence minoritaire à une « bonne » violence de masse car le plus souvent les groupes ou individus qui procèdent ainsi entendent par masse non pas un nombre important d’ouvriers, mais ceux qui sont censés les représenter, c’est-à-dire les grands partis et syndicats ouvriers qui ont condamné depuis longtemps tout usage de la violence de masse.
IV – Je voudrais enfin m’élever contre une vision policière de l’histoire qui réduit la lutte armée à une composante volontaire ou involontaire de la stratégie de l’État. En effet, on a vu fleurir différentes variantes de théories du complot [14]. Elles se donnent libre cours dès les années 70 avec l’analyse de Debord et Sanguinetti sur les liens supposés entre les br et les services secrets italiens et continuent jusqu’à aujourd’hui avec l’utilisation des fichiers de la Stasi de rda pour déconsidérer la Fraction armée rouge (raf). Qu’il y ait eu des tentatives de manipulation ou d’utilisation de la part des pouvoirs en place n’invalide pas, à mon sens, ce que je dis dans le point précédent. Le moine Gapone était un indicateur de police, Azev, le chef des Socialistes révolutionnaires russes aussi, il n’empêche qu’il y a eu la révolution de 1905 !
Cette perception est en quelque sorte complétée par une lecture souvent rétrologique des événements du passé. Ainsi, il est aujourd’hui de bon ton de critiquer la défaite et les errances des mouvements de lutte armée dans la mesure où non seulement ils n’auraient pas été liés à des mouvements de masse, mais qu’en plus ils seraient passés à côté de l’essentiel, à savoir la critique de la société industrielle, du nucléaire, des nuisances et des tendances catastrophistes du capital. Finalement, ils seraient restés bêtement attachés aux vieilles figures du sujet révolutionnaire. Or cette dernière critique n’était présente qu’à la marge à l’époque, ce que montre bien Jean-Marc Mandosio [15]. La lutte armée pour la révolution sociale est partout le produit de la défaite de la classe ouvrière en tant que porteuse du projet révolutionnaire. Cette défaite est ancienne pour l’Allemagne (années 20) mais les luttes des étudiants et des nouveaux salariés ravivent une opposition frontale à la domination (années 67-74 en France) ; par contre, en Italie, c’est le recul à chaud des luttes ouvrières à partir de 1973 qui produit la lutte armée comme nécessité de changer de terrain d’affrontement, quitte à se ressourcer dans une idéologie anti-fasciste et résistancialiste qui va progressivement faire perdre au mouvement son originalité « opéraïste » de départ.
V – Si l’offensive révolutionnaire déclenchée par les mouvements radicaux des années 60/70 a été défaite, la dynamique de leur contestation a produit des effets rénovateurs dans bien des domaines (mœurs, culture, travail) qui semblaient donc pouvoir s’étendre au domaine politique. Il n’en a rien été. La violence politique de l’État a tué dans l’œuf tout ce qui n’entrait pas dans le cadre d’une opposition politique traditionnelle. Les tribunaux d’exception en Allemagne et en France, une justice italienne faite par des repentis et des juges « communistes » revanchards ont amplement démontré la compatibilité entre démocratie et autoritarisme. Ce n’est pas pour rien que dans le mouvement allemand, on a pu parler, dans la continuité de la première École de Francfort, de « démocratie totalitaire » et qu’en Italie, P. Persichetti et O. Scalzone, dans La révolution et l’État [16] parlent « d’État d’exception permanent ».
VI – Cette question de la lutte armée semble aujourd’hui avoir perdu de son acuité, au moins dans les formes qu’elle a revêtues dans les années 60-70, mais elle n’en reste pas moins d’actualité.
Ainsi, les luttes italiennes de la décennie 68-78, réduites médiatiquement aux « années de plomb », sont toujours considérées, en Italie du moins, comme ayant constitué une agression contre un régime politique démocratique. L’État a réagi en transformant l’Italie en un véritable laboratoire d’expérimentation pour « l’État d’exception » et le processus d’autonomisation des institutions [17]. Cette autonomisation est rendue visible par des phénomènes aussi différents que l’opération de justice Mani pulite et les violences policières organisées de Gênes 2001.
D’autre part, la question de la violence politique légitime perdure, en creux en quelque sorte, quand les différents mouvements sociaux actuels (mouvements contre les « grands sommets », séquestrations de patrons et cadres, arrachages d’ogm, attaque des ouvriers contre une Préfecture ou un siège social, lutte contre le projet de tgv Lyon-Turin) butent justement non seulement sur la question de la violence légitime de l’État (répression de Gênes et de militants anarchistes anti-tgv Lyon-Turin, emprisonnement de Bové et Riesel, condamnation à la hussarde de manifestants), mais sur le niveau de contre-violence nécessaire ou adéquat à leur degré de radicalisation.
Mais revenons à l’Italie. L’État apparaît comme tellement faible par rapport aux canons classiques de l’État-nation qu’il paraît incapable d’empêcher la guerre de tous contre tous, or la guerre sociale n’en est-elle pas la forme achevée ? Des institutions autonomisées (armée, police, justice) cherchent alors à répondre à ce qu’elles perçoivent comme une atteinte à l’ordre social sans recourir à une légitimation d’ordre politique. Tous les moyens sont alors bons contre les ennemis de l’intérieur : défenestration, exécutions sommaires, torture par les forces de l’ordre, utilisation des repentis, recours aux « preuves logiques », accusations de délit d’intention, imprescriptibilité des peines pour des protagonistes condamnés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils ont fait [18].
L’extradition de Persichetti, la traque de Battisti et la demande d’extradition de Petrella ne vont pas particulièrement du côté de l’apurement des comptes, mais bien plutôt du côté de la vengeance. Une vengeance d’État qui ne peut justement accepter l’idée de l’amnistie car elle se modèle sur la vengeance privée inextinguible [19]. L’Italie aimerait se croire redevenue « normale », mais elle est toujours un mélange d’archaïsme (clientélisme et influences mafieuses) et de néo-modernité, dans la mesure où son État n’a jamais vraiment atteint la maturité bourgeoise que représente le modèle de l’État-nation à la française. Cela lui permet d’être en avance sur sa voisine transalpine en ce qui concerne le processus de résorption des institutions, tout en restant en retard sur le modèle américain de la contractualisation des peines.
Ce n’est pas le niveau général des luttes de classes qui détermine ces nouvelles pratiques de droit et les lois sécuritaires, car le niveau de lutte a rarement été aussi bas, mais paradoxalement le fait que l’État n’a plus d’ennemi intérieur déclaré. Comme la pacification ne peut jamais être totale et que les États ont perdu une grande partie de leur vision stratégique avec la crise des États-nations et leur tendance à se redéployer en réseaux, cela les amène à ne plus respecter certaines règles du jeu démocratique traditionnel afin de tester la conformité de chacun à ce point de vue d’ensemble. Cette adhésion est en effet nécessaire à leur logique de reproduction de la domination.
Dans le cas de Paolo Persichetti, cela consiste à lui demander tous les jours ce qu’il pense des « nouvelles br », s’il se repend et s’il est prêt à demander le pardon de la veuve, pour une « participation morale » à une action qui lui est reprochée par un repenti rétracté ! Le fait que les Italiens aient réussi à faire surgir une accusation sous le vocable de « concours moral à assassinat » en dit long sur l’évolution des États de droit. Dans le cas de J.-M. Rouillan cela conduit à le remettre en prison au seul motif que, dans une interview accordée à un journal, il n’a pas renié son engagement passé. Il s’agit de distinguer le mauvais citoyen circonstanciel quand même amendable (le dissocié, le repenti) de l’ennemi irréductible de l’État. Au premier les remises de peine, au second les peines imprescriptibles puisque le verdict des sanctions n’est pas fonction de la gravité réelle des actes commis mais de la conscience actuelle des prévenus ou accusés. Ainsi, même quand l’exilé politique donne des garanties (déclaration d’abandon de la lutte armée pour les exilés italiens en France), on lui refuse l’amnistie car non seulement la police cherche à s’approprier son corps en dehors des règles de l’habeas corpus, mais la Justice exige qu’il livre aussi son cœur [20]. A fortiori, dans cette perspective, un « fuyard » comme Battisti devient une bête féroce.
VII – Ce retour sur les luttes passées est aussi nécessaire pour essayer de comprendre la nature de l’État, aujourd’hui. Ainsi, certains sont enclins à voir dans toutes les actions de l’État, une tendance politique vers la droitisation à travers l’arrivée au pouvoir de gouvernements populistes (Berlusconi, Haider, Sarkozy). Les caractéristiques autoritaires de l’État contemporain sont alors assimilées à une fascisation rampante comme le montrent divers appels à la « résistance [21] » ou au retour à une forme de vichysme [22]. On est alors dans la plus grande confusion quand la multiplication des « bavures » est mise sur le même plan qu’une volonté d’anéantir un mouvement social… qui n’existe pas ou bien lorsque la moindre action directe se présente comme lutte sociale. Cela engendre deux erreurs de taille car elles inversent le processus réel. Tout d’abord, l’État est pensé comme tout puissant alors que son raidissement est plutôt une preuve de sa faiblesse (en France, l’État-nation est en crise profonde et, en Italie, il n’arrive jamais à se stabiliser) et, en second lieu, la lutte sociale est présentée comme toujours potentiellement forte alors même que la notion de mouvement social est plus que jamais indéterminée.
Pour saisir ce qui se cache derrière ces mesures, il me semble qu’il faut analyser la contradiction produite par la crise de l’État-nation et sa réorganisation en cours sous la forme de l’État-réseau. Alors qu’il y a résorption des institutions et de leur fonction politique, les structures bureaucratiques des anciens corps de l’Institution (police, justice, armée, services sociaux surtout) perdurent, mais sous forme autonomisée et suivant une logique d’organisation et de puissance qui cherche à s’imposer sur le modèle du lobbying.
On en avait un exemple ancien avec ce qu’on a coutume d’appeler « la guerre des polices » ; on en a un exemple nouveau avec l’offensive de l’État par rapport à la Justice. Le pouvoir politique, dans la France de Sarkozy comme dans l’Italie de Berlusconi cherche à se prémunir contre le pouvoir des juges qui symbolise une des dernières résistances des institutions traditionnelles de l’État moderne dans la société capitalisée. En effet, le processus que nous décrivons dans la revue Temps critiques, à savoir que l’État-réseau a tendance à résorber les institutions de l’État-nation, ne conduit pas forcément à leur déclin immédiat. Il arrive parfois que cela induise un procès d’autonomisation de ces institutions visant soit à maintenir certaines de leurs fonctions relevant en propre de l’État-nation — comme la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu [23] -, soit à solidifier le fondement de cet État-nation que toute une culture régionale et politique remet en cause [24].
Ce serait une erreur d’y voir la preuve de la tendance à la réduction de l’État à un gigantesque ministère de l’intérieur. L’État n’est pas devenu ou redevenu autoritaire, il est devenu total, comme le capital. Ce n’est plus le même État que celui de l’époque où Bakounine « prenait » la mairie de Lyon pendant quelques heures !
Sous sa forme réseau il étend ses tentacules dans la vie quotidienne de chacun, ce qui nous amène à dire que l’État c’est aussi nous quand nous profitons de la Sécurité Sociale, des cartes bancaires, du crédit. C’est tout cela qui a permis l’englobement des luttes de classes et la résorption des mouvements de contestation des années 60 et 70 dans la société capitalisée. Mais ce qui sécurise les individus qui profitent à plein de ce rapport social étouffe ou révolte ceux qui sont à sa marge ou simplement qui y sont moins intégrés de par leur jeune âge. Ainsi, les « jeunes » qui se révoltent, rencontrent l’État comme quelque chose d’extérieur, comme face à eux, parce que ce rapport à l’État est directement rapport à sa police et à la justice. Ils le ressentent alors comme illégitime, comme une tentative de les soumettre quotidiennement (cf. la nouvelle loi de 2010 sur les « bandes » en France) et comme une volonté étatique de criminaliser les luttes de ceux qui se révoltent. Cette appréhension de l’État conduit à concevoir la lutte comme résistance qui passe alors par une lutte principale non pas contre le capital ou contre l’État total, mais contre ses représentants concrets sur le terrain (les flics). C’est certes critiquable du point de vue théorique comme du point de vue politique parce que biaisé par une position particulière des jeunes dans les rapports sociaux actuels, mais cela n’empêche pas d’y reconnaître une expression subjective et une opposition à la transformation objective des rapports sociaux dans la société capitalisée. De la même façon, quand « l’insécurité » devient un problème, c’est que l’isolement est produit par la dynamique même du capital et l’État doit gérer la situation par un savant dosage d’intervention sociale et d’intervention judiciaire et policière. Si l’accent est mis sur le premier type d’intervention, on a les efforts de prévention dans les pays scandinaves et les Pays-Bas, s’il est mis sur le second, on a alors la « tolérance zéro » des États-Unis. Alors que la France penchait plutôt du premier côté jusqu’aux années 80, force est de reconnaître qu’elle penche plus du second depuis les années 90. On y considère que le sans-papiers, le « terroriste », le jeune révolté relèvent d’une même dangerosité sociale. Le fichage dès l’école primaire [25], la vidéo surveillance et la garde à vue pour tous constituent les réponses les plus visibles, mais ne doivent pas faire oublier un contrôle social beaucoup plus participatif et interactif [26] que répressif.
Comprendre ces transformations de l’État ne suffit certes pas, mais constitue déjà une bonne base pour ne pas se fourvoyer sur de fausses pistes.
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