En tant que premier concerné, ma parole fait autorité.
Cette phrase est facile à écrire, tentante à penser. Éduqués en école juive, mes camarades de classe et moi avions très tôt été éveillés à la question de l’antisémitisme. Des croix gammées dans les manuels d’Histoire aux regards insistants sur nos kippot à la sortie du lycée, nous savions qu’en tant que Juifs nous étions victimes d’un mal particulier. Nous constations que nous étions considérés comme des gens à part et qu’en ce sens nous serions toujours l’autre, étranger dans le pays que pourtant nous habitions. La création de l’État d’Israël nous a été présentée comme une solution et mécaniquement le drapeau palestinien incarnait son refus – devenant de fait un signe antisémite. Nous étions les mêmes à aller aux marches en hommage à Ilan Halimi et aux manifestations en soutien à Israël. Ça allait de soi et entendre “Israël Assassin” dans des rassemblements en marge des nôtres nous glaçait le sang. Nous nous sentions visés, nous nous sentions diabolisés, nous nous sentions concernés. Israël, c’était nous. Or nous n’étions pas des assassins. Nous étions victimes, seuls contre le monde entier puisqu’il nous était visiblement interdit de revendiquer ce que tous les autres pays ont : une légitimité à exister. Cette délégitimation de notre émancipation nationale ne pouvait provenir que d’une chose : l’antisémitisme, partout, tout le temps. Comme l’exprimait avec émotion Herbert Pagani en 1975 dans son Plaidoyer pour ma terre : « Je ne veux plus être un citoyen-locataire. J’en ai assez de frapper aux portes de l’Histoire et d’attendre qu’on me dise : « Entrez. » Je rentre et je gueule ! »
En tant que premier concerné j’ai longtemps fait valoir ce ressenti auprès de proches qui ne l’étaient pas. Ma parole de premier concerné m’offrait le privilège de l’expertise par le simple fait de l’être. Elle témoignait d’une expérience réelle mais n’était pas forcément fiable quant au diagnostic de ses causes. Ni de sa pertinence.
Ma parole de premier concerné est un thermomètre qui doit être aidé d’autres examens afin d’être lu avec justesse.
À l’épuisante mais inépuisable question « qu’est-ce qu’être Juif ? » ressort une constante : se sentir concerné lorsque l’on parle de nous. Athée, croyant, de gauche, de droite, religieux, assimilé, sioniste, antisioniste, ashkénaze, sépharade, homme, femme, trans, prolo ou bourgeois, fan de Marvel ou de Bresson, on entend Juif et notre oreille se dresse, attentive, prête à cueillir ce qui se dit de nous. Nous en tant que séparés d’eux. Eux en tant qu’ils ne sont pas Juifs. Quand Macron nous dénomme compatriotes juifs il nous distingue des compatriotes tout court. La nature de cette distinction n’est pas celle de la classe sociale, du genre ou du sexe. Elle n’est même pas celle de la religion. Quand un Juif ou une Juive est agressé il ne l’est pas au nom de sa foi mais plutôt de son appartenance à un groupe social auquel on prête une série de stéréotypes qui fluctuent selon l’imaginaire de l’antisémite. Que les Juifs raflés aient cru en Moïse ou Scooby-Doo n’était d’aucune importance pour la police française qui les livra aux nazis. La distinction est celle d’une condition raciale. Raciale non au sens où elle embrasse le paradigme des mesureurs de nez et autres fanatiques de la génétique, mais en ce qu’elle est construite par des dynamiques sociales qui séparent les Juifs de leurs concitoyens d’après une appartenance ethnique supposée. Érigés en citoyens modèles par un philosémitisme d’État qui cache son antisémitisme, ou désignés parasites par des antisémites qui se cachent un peu moins, les Juifs sont racisés. Combattre l’antisémitisme revient à s’émanciper de ce rapport racial comme le prolétariat doit s’émanciper du rapport social dans lequel il est dominé. Pour cela il faut nommer l’adversaire avec précision. La gauche radicale n’a jamais eu aucun mal à désigner celui du prolétariat en s’attaquant au système de production capitaliste. Il arrive cependant qu’une partie des classes populaires se tourne contre l’étranger plutôt que contre la bourgeoisie détentrice des moyens de production et des conditions matérielles de leur survie. Mobiliser son énergie politique contre de faux adversaires en épargnant les structures économiques, sociales et raciales qui produisent ces dominations constitue ce qu’on peut appeler la fausse conscience.
La fausse conscience de classe serait déterminée par un ensemble de facteurs dont le premier est le zèle avec lequel la bourgeoise raciste s’applique à effacer les antagonismes sociaux au profit d’antagonismes identitaires ou culturels au sein desquels les dominés s’affrontent. Si le travailleur est précaire ce n’est pas à cause du capitalisme mais de l’étranger qui lui prend son travail, vit aux crochets de la CAF et vient jusque dans ses draps égorger ses filles et ses compagnes, les violer ou les voiler.
Dans son livre La fausse conscience – essai sur la réification, Joseph Gabel décrit ce phénomène comme « l’attitude pathologique consistant à prendre la partie pour le tout, autrement dit à isoler une donnée de la vie collective pour l’ériger en réalité absolue : dégagée de ses rapports avec d’autres facteurs, elle devient ainsi le principe explicatif du monde social. »
Être concerné n’implique ainsi pas nécessairement une acuité politique quant à sa propre condition. C’est ainsi que nous observons des Juifs partagés entre Zemmour et Le Pen, et un sondage apparaître dans lequel 92% d’entre eux estimerait que la gauche nourrit l’antisémitisme. Si la prudence est de mise quant à la représentativité d’un tel sondage, pour l’exercice de pensée faisons comme si ces chiffres étaient absolument justes. Enfin une énigme qui rivalise avec le sempiternel « Pourquoi les classes populaires ne votent plus à gauche ? ». Une première réponse, aussi simple que décevante, serait : bien qu’ayant une appétence pour l’exode et l’errance, les Juifs ne sont pas immunisés contre les mécanismes structurels de la société. S’ils étaient vrais, ces 92% pourraient en dire moins sur l’antisémitisme à gauche que sur la pénétration du discours réactionnaire dans toutes les franges de la société.
Mais 92%, c’est beaucoup. Cela serait une tendance lourde qui indiquerait une spécificité dans le rapport actuel des Juifs à la gauche et à l’antisémitisme. Cela témoignerait de logiques structurelles bien particulières qui auraient massivement nourri et favorisé une fausse conscience chez les Juifs. Une fausse conscience les menant à droite toute, les faisant s’allier avec celles et ceux qui ont tout intérêt à ce que les Juifs ne s’émancipent pas de leur condition. Ce n’est pas ici une fausse conscience de classe mais ce qu’on pourrait appeler une fausse conscience de race.
Les médias mainstream font partie des vecteurs les plus visibles de cette fausse conscience qui s’évertue à « isoler une donnée de la vie collective pour l’ériger en réalité absolue ». Outre le traitement de la gauche qui révèle l’agressivité bourgeoise habituelle, les agressions antisémites y sont toujours présentées comme « dégagées de ses rapports avec d’autres facteurs ». Les faits se réduisent à : une victime, un coupable. Certes, on y déplore l’importation du conflit israélo-palestinien mais aucune conclusion n’en est tirée. On s’arrête là. Quand bien même l’agresseur se réclamerait de la cause palestinienne, il serait impensable d’imputer la responsabilité de l’agression à un État colon qui sévit à des milliers de kilomètres et pour lequel les institutions juives officielles censément représentatives affichent une solidarité inconditionnelle – en y associant l’ensemble de la communauté juive. On risquerait de se perdre dans des généalogies compliquées. Pour ne pas s’abandonner à l’indécence de rendre les victimes juives coupables d’une agression antisémite, il faudrait faire l’effort de distinguer judéité, judaïsme et sionisme, d’expliquer comment l’antisémitisme se nourrit de la dépolitisation, ou encore que si l’agression est bel et bien antisémite, vouloir comprendre quels en sont les mécanismes n’est pas la légitimer. On en aurait pour 107 heures, or le plateau télé doit répartir ses vingt cinq minutes entre ses six experts qui pensent la même chose, il faudrait interroger les notions mêmes de coupables, de responsables, il faudrait parler structures, dynamiques, matérialisme, déterminismes, on risquerait d’aller trop loin. On risquerait de penser et on n’en a pas le temps. Autant s’en passer.
Sans analyse matérialiste de la situation qui produit l’antisémitisme on parle d’antisémitisme d’atmosphère. L’antisémitisme est dans l’air, insaisissable, immatériel, partout, nulle part. L’antisémitisme est éternel, l’antisémitisme est anhistorique, l’antisémitisme ne s’explique pas.
Cette saisie médiatique n’est pas une cause mais une conséquence, la conséquence de structures sociales et politiques néolibérales qui se sont évertuées à déglinguer chaque mouvement social en même temps qu’elles nous ont bercé de l’illusion de l’individu maître de lui-même. Penser les déterminismes sociaux est inconfortable pour le libéral, pour qui il appartient à chacun de forger son avenir. Et par extension de ne pas être raciste. La prédominance de l’antiracisme moral pendant des décennies en est un marqueur : les racistes sont des vilains et ne sont pas pris par des structures plus larges car s’ils l’étaient, aux yeux du moralisateur libéral hégémonique, cela serait leur trouver des excuses. Puisque évidemment personne ne veut excuserdes salauds, la bourgeoisie brandit ce mot magique pour s’abstenir de penser les causes. C’est-à-dire de se regarder dans le miroir.
Tant que les faits seront isolés dans le temps, imperméables à toutes dynamiques sociales, tant que les faits ne passeront pas à l’examen des causes car expliquer c’est excuser, tant qu’ils seront considérés causes en soi, alors cette saisie de la lutte contre l’antisémitisme sera vouée à devenir réactionnaire.
Y compris chez les Juifs.
Cette fausse conscience doit nous inciter à prendre avec grande prudence la logique des concernés. De la même façon qu’on ne demanderait pas à Alice Cordier de Nemesis de nous parler de féminisme, nous devons comprendre que tous les Juifs aussi concernés soient-ils ne sont pas forcément pertinents dans leur analyse de l’antisémitisme. Les paroles des premiers concernés sont fondamentales en ce qu’elles indiquent d’où elles proviennent – les positionnements sociaux, raciaux, genrés de celles et ceux qui les prononcent. Si elles illustrent des vécus toujours légitimes et parfois bouleversants, ceux-ci doivent impérativement être resitués dans un espace et une temporalité qui les dépassent avant d’être constitués en base politique. À l’instar d’un sentiment ou d’un thermomètre, un vécu éclaire une situation mais ne se suffit pas à lui-même.
En tant que premier concerné je ne peux que le constater. Être premier concerné est la condition préalable à l’écriture de ces lignes : ce qui la motive et lui donne une légitimité aux yeux des autres. En tant que premier concerné, ma parole doit elle aussi être resituée dans un espace et une temporalité plus large, ceux d’une conflictualité émergente au sein de la communauté juive de France. J’aurais pu faire partie de ces hypothétiques 92% mais des conjonctures sociales, psychologiques et historiques m’ont déterminé à adhérer à un collectif juif antisioniste.
Ma parole de premier concerné épouse à présent un paradigme marxiste et décolonial qui entre en contradiction avec le paradigme libéral et identitaire des autres premiers concernés, me permettant de convoquer le concept de fausse conscience et d’affirmer : l’adhésion massive des Juifs au sionisme et à l’État-nation israélien en constitue le point névralgique. La fausse conscience diagnostique un mal à légitimement éradiquer : l’antisémitisme. Symptôme que la fausse conscience maquille en cause pour lui donner un remède-poison : l’État-nation colonial. En créant cet État-nation par un nettoyage ethnique en Palestine, un nouvel adversaire émerge mécaniquement : les Arabes. La fausse conscience juive fait alors fusionner cause, conséquence et adversaire, oubliant que l’antisémitisme qui les a poussés à la solution sioniste est originaire du monde blanc occidental qui se lave les mains.
Pour tenter de se dépêtrer de cette confusion fiévreuse, la fausse conscience juive affirme que si la Shoah a pu se produire, c’est parce que les Juifs n’avaient pas de pays comme les autres, et non parce qu’elle est le fruit d’une racialisation absolue des rapports sociaux occidentaux soutenue par un capitalisme bien en forme. La solution sioniste s’inscrit dans le prolongement de cette racialisation plutôt qu’elle ne témoigne d’une volonté de s’en émanciper. Elle s’ancre dans un récit identitaire essentialiste en se référant – et se réduisant – à une appartenance millénaire et immuable à une terre. La fausse conscience juive ne prête d’historicité au peuple juif que pour mieux affirmer qu’il est resté identique à lui-même. Le peuple juif est celui d’il y a 70 ans qui est celui d’il y a 200 ans qui est celui d’il y a 3000 ans. Il n’y a plus d’Histoire. Ni d’alternative.
« Je suis chez moi sur terre et sur terre j’ai ma terre : elle m’a été promise, elle sera maintenue. » affirmait d’un ton vibrant Herbert Pagani, chanteur compositeur des années 70. Quand en 1975 l’ONU adopte une résolution qualifiant le sionisme de “forme de racisme”, Pagani, issu d’une famille juive de Libye, réagit en écrivant Plaidoyer pour ma terre, texte rendu célèbre lors d’une émission télé par son interprétation habitée. Par la suite, cette résolution a été abrogée et cette séquence vidéo exaltant le sionisme a été publiée par le CRIF puis massivement partagée à chaque période où était publiquement réaffirmé le caractère colonial d’Israël. Lorsque Pagani, de nationalité italienne, continue : « Et à ceux qui me disent : “et les Palestiniens ?”, je réponds : je suis un Palestinien d’il y a 2000 ans. Je suis l’opprimé le plus vieux du monde. », il participe à entériner cette pensée essentialiste et raciste de la judéité. On pourrait presque être admiratif de la façon dont Pagani, auteur de l’hymne du Parti Socialiste Changer la vie en 1977, parvient à privilégier un motif nationaliste et identitaire au détriment d’alliés plus émancipateurs, alors même qu’il prétend lutter contre le racisme : « Quand Israël sera hors de danger, je choisirai parmi les Juifs et mes voisins arabes, ceux qui me sont frères par les idées. Aujourd’hui, je me dois d’être solidaire avec tous les miens, même ceux que je déteste, au nom de cet ennemi insurmontable : le racisme. »
Violons, ferveur, regard caméra poignant, tout y est pour forcer l’adhésion émotionnelle qui dissimule l’incohérence de son discours. « Descartes avait tort : je pense donc je suis, ça ne veut rien dire. Nous, ça fait 5000 ans qu’on pense et nous n’existons toujours pas. Je me défends donc je suis », conclue avec ardeur Pagani, sioniste de gauche. En 2016 cette vidéo apparaissait sur mon mur Facebook et mes poils pouvaient se dresser. En 2024 elle circule de nouveau, cette fois sur les boucles WhatsApp. En cliquant dessus comme pour remonter le temps, je m’aperçois que mon ancienne réaction capillaire et ma fausse conscience m’empêchaient de voir la bêtise de ce texte criant d’idéalisme, dans lequel Herbert Pagani, premier concerné, restitue brillamment la pensée Nation firstqui a phagocyté la communauté juive de France. Avec le sionisme comme incarnation principale de la judéité et en perdant le caractère proto-internationaliste de la diaspora, la conscience juive n’est plus au service d’une émancipation sociale mais d’un État-nation colonial. Un faux pas en avant, trois pas en arrière.
L’adhésion à ce projet destructeur s’alimente par un véritable processus d’enrôlement massif. S’il est impossible de quantifier l’enrôlement et toujours indécent de rendre les Juifs responsables des agressions dont ils sont victimes, il est en revanche possible de constater froidement à quel point les institutions juives officielles promeuvent cet enrôlement maquillé en enseignement historique. Il faut prendre cette question à bras-le-corps.
En tant que Juifs antiracistes et antisionistes, nous luttons contre la confusion entre sionistes et Juifs qui produit en retour de l’antisémitisme. Nous ne sommes malheureusement pas aidés par ces institutions prétendant nous représenter qui perpétuent voire affirment cet amalgame, tout en déplorant hypocritement l’importation du conflit. Le constat n’est plus seulement froid, il est glaçant : les Juifs antisionistes de France sont aujourd’hui minoritaires. Il ne s’agit pas de mettre une cible dans le dos des autres Juifs mais de regarder en face la situation critique dans laquelle nous sommes et de comprendre comment nous en sommes arrivés là. Il s’agit de lutter contre ces processus et de défaire les dispositifs qui les permettent : les Bac Bleu Blanc organisés pour encourager les lycéens à s’inscrire dans les universités de Tel Aviv, Haïfa et Jérusalem ; les colonies de vacances du programme Taglit-Birthright (découverte en hébreu, droit du sang en anglais) qui emmènent gratuitement les jeunes Juifs visiter Israël, programme dont le double nom indique l’intensité de l’idéologie : découvrir notre droit du sang sur cette terre que nous n’habitons pas.
Ce ne sont que deux exemples au sein d’un tissu communautaire qui vise à fondre notre judéité dans une idée ethno-nationaliste, affirmant que notre naissance et notre destin sont en Israël, pays dont l’histoire est elle aussi ciselée dans une réalité maltraitée afin que nous puissions l’accepter en toute bonne conscience. Point de Nakba enseignée, seulement des départs volontaires des Arabes antisémites et l’arrivée de Juifs civilisateurs qui ont fait d’un désert un terrain propice à l’agriculture. Il n’est pas étonnant qu’un sentiment de fierté jaillisse de ce genre de récits dont on est abreuvé depuis petits. Une fierté d’être Juif sioniste vainqueur de l’antisémitisme arabe qui a voulu nous anéantir, fierté d’être Juif sioniste qui transforme du sable en végétation, fierté du Juif sioniste qui ne se laisse plus abattre dans des camps mais qui a maintenantl’armée la plus morale du monde pour se défendre. Donc pour être.
On rentre, et on gueule.
Et quand l’histoire de l’occupation nous revient en pleine figure par la résistance palestinienne, qu’ils soient de gauche ou de droite, les Juifs sionistes ne la comprennent pas. La comprennent mal. Démunis comme des enfants face à un lourd secret de famille, leur fausse conscience ayant éludé des pans entiers de la réalité par l’isolement systématique des faits, ils prennent peur. Or la peur est un terrible affect politique si on s’en contente. La peur confond tout et dans un clip de la Licra sont mis sur le même plan : 1) la crainte d’une agression antisémite après avoir prononcé le mot “synagogue” dans le bus et 2) l’angoisse devant une manifestation en soutien à la cause palestinienne. Acculée, la protagoniste juive du clip se sent submergée et fond en larmes sur les escaliers de sa fac. Son ressenti est sincère et sa confusion totale. Je le sais pour les avoir partagés il fut un temps.
L’amalgame antisionisme et antisémitisme devient le fruit de cette fausse conscience, dont beaucoup de Juifs sont à la fois victimes et moteurs, instrumentalisés par la bourgeoisie blanche raciste qui fait avancer sa politique islamophobe.
Mais qui suis-je pour décréter qu’il y a des Juifs avec une juste conscience de raceet des Juifs avec une fausse conscience de race ? Encore un peu et je distribuerai des points de bons Juifs et de mauvais Juifs.
On pourrait objecter qu’il s’agit simplement de positionnements politiques. C’est bien ce que je réponds à ceux qui nous considèrent traîtres au peuple juif : nous sommes adversaires politiques malgré notre commune judéité. Car celle-ci n’est qu’une composante à faire dialoguer avec d’autres déterminants. Mon positionnement politique ne peut s’y réduire. Je suis juif entre autres. Si la judéité innerve l’engagement des militants du collectif Nous vivrons, ils ne sont pas des adversaires en tant qu’ils sont juifs mais en tant qu’ils sont sionistes libéraux.
Nul besoin alors de convoquer cette histoire de fausse conscience – qui du reste peut sentir fort l’arrogance. Mon ancienne adhésion molle au sionisme m’interdit de regarder avec condescendance les Juifs restés dans ce sillon. À la relecture, fausse conscience et sionisme paraissent souvent interchangeables. Il aurait peut-être été plus habile de remplacer l’un par l’autre afin qu’aucun contresens ne puisse en être dégagé. Si le terme persiste c’est pour appuyer la confusion dans laquelle nous sommes entraînés. Ça n’est cependant une confusion qu’à condition d’être sioniste et de vouloir répondre Oui à ces deux questions : 1) œuvrons-nous à l’émancipation de notre condition raciale ? Et 2) désignons-nous avec justesse nos adversaires qui sont responsables de cette condition ?
Or il faut accepter que certains Juifs ne désirent pas s’émanciper de cette condition raciale. Le projet national sioniste correspond parfaitement à certains qui n’ont aucune raison de sortir d’une vision identitaire de leur judéité. D’une vision identitaire tout court. L’union juive derrière le drapeau bleu et blanc leur plaît. L’idée d’appartenir à une glorieuse nation militarisée qui écrase ses ennemis les séduit. De leur point de vue, ce sont nous les Juifs antisionistes qui avons une fausse conscience de notre mission en tant que Juifs, nous sommes sincèrement aveuglés, nous luttons sans le savoir contre nos intérêts de Juifs – nos intérêts de race.
Cette conscience de race ne peut être fausse que si l’on se place du point de vue d’une certaine gauche radicale décoloniale. Utiliser ce terme peut nous être utile théoriquement pour penser nos catégories. Il permet aussi d’atténuer la tristesse de voir les nôtres s’engouffrer dans un projet mortifère. Il nous console en signifiant : les pauvres, s’ils savaient.
S’ils savaient qu’en donnant une fausse solution à un réel problème, le sionisme condamne les Juifs à agir comme des Blancs. Blancs en tant que condition raciale qui se situe aujourd’hui en haut de la chaîne de domination grâce aux dynamiques historiques qui l’y ont hissé : colonisation, génocide, esclavage, domination du Nord sur le Sud, chambres à gaz, apartheid, Algériens jetés dans la Seine et police dans les quartiers. Que des Juifs s’allient à ceux ayant voulu les exterminer est un étonnant retournement.
Une vue de l’esprit. Les Juifs ne sont toujours pas Blancs. Certes mes pigments de peau ne sont pas très éloignés de ma voisine non-juive – je suis même plus pâle qu’elle, surtout lorsqu’elle revient de Biarritz. Cependant on continuera de me désigner français juif et ma voisine française française. Avec malgré tout le bénéfice douteux d’être élu minorité modèle par la blanchité. Sur le plan intérieur, nous sommes actuellement moins directement victimes du racisme d’État, notamment parce que nous lui servons de caution. Mon expérience de la racisation juive ne comprend ni contrôle au faciès, ni refus de logement, ni harcèlement policier et garde à vue arbitraire. Les flics, je les ai surtout vus devant mon lycée et ma synagogue pour nous protéger. Ce qui a pu participer à rendre inaudible le hit Tout le monde déteste la police aux oreilles de mes anciens camarades de classe, empêchement absolu à leur gauchisation.
Sur le plan extérieur, le sionisme nous offre le privilège morbide d’être les Blancs des Palestiniens : mon droit du sang peut être pleinement exercé là-bas grâce à leur oppression. Contrepartie : nous sommes pris entre le feu de la résistance de celles et ceux que l’état d’Israël opprime, le ressentiment de celles et ceux qui s’identifient à ces opprimés, et la possibilité de redevenir les proies de l’antisémitisme. La reconstitution de la judéité comme sujet révolutionnaire, antiraciste, antisioniste, anticapitaliste, anti-impérialiste devient urgente pour sa survie matérielle et éthique. Il ne peut y avoir de compréhension et d’émancipation du sujet collectif juif sans rupture avec l’ordre social, économique et racial en place.
Parole de premier concerné.
Le fait d’être passé d’un sionisme par défaut à l’antisionisme a fait naître en moi la conviction intime, fut-elle naïve ou arrogante, qu’une fausse conscience habite un grand nombre de Juifs de France : avoir vu de l’intérieur les puissants mécanismes de propagande qui la soutiennent a mis en évidence sa force de frappe et le solide tissu affectif qui s’est fabriqué au sein d’une large partie de la communauté juive. C’est pourquoi, afin de lutter politiquement, il ne s’agit pas seulement d’opposer des faits à cette fausse conscience, mais une puissance affective alternative. Puisque les faits déchirent ce tissu affectif, il faut en créer un autre. Car il peut être douloureux de constater la bêtise raciste du discours de Pagani qui nous faisait tant vibrer ; c’est une part de notre joie qui meurt. La déchirure provoque une peine qu’il faut pallier. Le signifiant juif m’était déterminant dans mon engagement à Tsedek ! car il résonnait avec mes affects formés par ma sociabilisation juive. Que la résonance affective soit celle de la religion, de l’appartenance à une minorité raciale, d’une culture sépharade ou ashkénaze, d’une histoire familiale, d’une tradition éthique, d’un sujet historiquement révolutionnaire, il faut s’appuyer dessus et élaborer un autre tissu affectif qui entraîne les nôtres. Qui les concerne. Se sentir concerné est une base fondamentale et insuffisante. Une base affective à étoffer d’une grille politique matérialiste, marxiste, décoloniale.
Encore faut-il être disposé à l’adopter. Nous n’avons pas forcément le temps d’attendre que les plus réactionnaires, les plus racistes et notamment les plus islamophobes d’entre nous soient affectés par des conditions matérielles qui rendraient attirante une perspective décoloniale et antiraciste conséquente, et nous n’avons pas les moyens de les créer. Pas que nous, pas tout seul. En attendant que les conditions soient réunies ou que le miracle arrive, ce sont des ennemis politiques. Et si parmi eux se trouvent de vieux amis qui refusent la main tendue, il faut acter la déchirure.
Car il y a urgence. Certaines paroles de premiers concernés ont invisibilisé celles des populations qui en paient le prix fort. Celles et ceux qui sont actuellement concernés par des expulsions quotidiennes, des bulldozers qui rasent leurs villages, des tribunaux inégalitaires, des emprisonnements massifs, des checkpoints, des dépossessions, des attaques régulières de colons, des balles de sniper, des bombardements sur leurs zones humanitaires, des massacres perpétrés par l’armée la plus morale du monde. Celles et ceux qui sont concernés par une déshumanisation totale depuis plus de 75 ans que quelques trop rares témoignages et documentaires tentent de contrer afin de mettre des noms, des visages, des histoires, des émotions, des vécus, des réalités sur des statistiques et des images de ruines. Ce sont les Palestiniens qui paient en premier le prix criminel de cette fausse conscience. Si le sionisme entraîne les Juifs inévitablement vers la réaction et la droitisation, si le sionisme nous salit éthiquement et collectivement, il emmène surtout et avant tout les Palestiniens dans un enfer génocidaire. Fausse conscience ou pas, ici le diagnostic ne fait aucun doute : il s’agit, pour cette population, d’une urgence vitale absolue. Sans qu’on lui reconnaisse le droit de se défendre pour être.
Jeremy Roussay
Pubié par :
https://tsedek.fr/2024/12/16/premier-concerne-premiers-concernes/
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