Il y a maintenant deux semaines j’étais à la fête des Lentillères, où j’avais été invitée à jouer le vendredi soir.
C’est une date qui avait été calée depuis longtemps, et elle arrivait en plein abandon de poste de ma part concernant ma présence dans les soirées, au vu de ce que l’on traverse sur Lyon ces derniers temps. Je privilégiais depuis quelques mois les soirées en appart avec mes potes, et arrêtais d’aller à des concerts ou des tardives, parce que je ne me sentais pas de m’amuser de cette manière en ce moment. Le week-end précédent, j’avais participé à une discussion mixte sur les violences sexuelles et sexistes en milieu festif, on débute tout juste un groupe de ressources autour de ces questions, de ces faits. Du coup ma position n’était pas d’éviter le sujet, mais d’éviter de me mentaliser dans les soirées. Je ne prône pas l’arrêt des soirées non plus, quoique par moment cela m’effleure l’esprit. Je ne sais pas ce qu’il faut faire, je n’ai pas de solutions, personne je suppose, d’où l’importance de la naissance de groupes de réflexions et de discussions comme celui auquel j’ai participé.
Pour la Fête des Lentillères, j’étais donc mitigée, mais sereine d’y aller en équipe. Je jouais en dernier le vendredi soir, vers minuit, c’était un super moment, j’en garde un très beau souvenir. J’ai passé un chouette week-end, je pensais rentrer dès le samedi, pour la raison mentionnée plus haut, même si je ne l’avais pas rendue explicite auprès de mes potes ; mais l’on vivait un tel moment d’amitié, que je suis finalement restée avec elleux jusqu’au dimanche. Le souvenir commun que nous partageons de cette fête, c’est que l’on se sentait en sécurité, même si l’on sait toutes et tous la portée nébuleuse de ce terme. Il y avait de l’affichage préventif de partout, sur chaque porte de toilettes, au bar, à la cantine etc. La team anti-relou prenait le micro entre chaque inter-plateau, je me disais c’est hyper malin : même si tu ne veux pas lire, même si tu ne prends pas le temps de lire, même si tu es trop dans un état second pour lire ; tu peux entendre, de n’importe où où tu te trouves dans le quartier, la team anti-relou et l’existence de maraudes sur toute la durée des jours de fête. Il y avait plein de bandes d’ami.es qu’on connaissait, et plein de camarades féministes.
« Pas de relous dans le quartier et pas de quartier pour les relous ! »
Le vendredi j’ai fini tard, alors que le cœur de la fête en lui-même était le lendemain soir, le samedi. On a débuté notre samedi avec une belle gueule deub’, on a fait du tourisme, on est parti.e se baigner, on est rentré.e tranquillement au quartier faire un apéro dinatoire, tout en sachant que l’on avait déjà joué nos cartes la veille et qu’on n’allait pas se la jouer tard ce soir, malgré la programmation tardive annoncée. On a été plutôt malin et maline, on avait acheté de l’alcool fort, du bon rhum, on buvait des goulées à la bouteille, qui était toujours dans nos mains, bouchon vissé. Je trouvais ça bien, on avait un rempart à la drogue à notre insu sans pour autant avoir un système de défense appliqué en conséquence : pas de capuchon sur nos verres. C’est ce qu’il y a de plus important, la vigilance autour de ces actes qui balayent le consentement ; mais lier la légèreté de la fête à des processus de prévention face à des actes graves, c’est assez décontenançant. C’est ce qui me fait aussi préférer ne plus sortir dans les tardives. Parce que je ne suis pas prête à vivre cette épée de Damoclès, à accepter cette norme nécessaire pour nous protéger. Je préfère modifier ma manière de m’amuser. J’étais donc contente de cette bouteille de rhum au bouchon vissé.
A un moment donné de la soirée, pas très tard, parce que c’était pendant le concert de Claustinto, j’ai commencé à vomir. Enfin j’ai commencé à tanguer très fort, et je me suis dit « merde je suis ivre et je suis en pleine soirée, je ne veux pas perdre possession de mes moyens, je vais aller me faire vomir ». Dans le cadre d’un weekend de fêtes aux Lentillères, je ne prends pas de drogues pour être sûre de rester alerte. Et je découvre ma tendresse envers les bouteilles d’alcool aux bouchons vissés.
Je tangue jusqu’à des arbres, derrière une estrade, je suis bien cachée. Commence l’étrangeté de la chose, je suis dans un état physique hardcore comme si mon corps vivait la cuite du bug de l’an 2000 ; alors que mes pensées sont limpides : il faut que je m’attache les cheveux pour ne pas vomir dedans, que j’enlève mon sweat à capuche pour ne pas vomir dessus, que j’enlève mes bagues et que je les mette dans ma poche pour mettre mes doigts dans ma bouche et me faire vomir. Rappelez-vous votre meilleure cuite, vous arriviez à penser à tous ces paramètres ? Il faut voir que physiquement c’est la catastrophe, j’enlève mon pull et le fait passer par-dessus ma tête, cela m’emporte de plusieurs pas en arrière tellement mon corps est sur un bateau et je tombe à la renverse. Je me dis « bordel je suis pétax ! », je suis hyper surprise de moi-même, d’être dans cet état parce que de une ça ne m’est jamais arrivée, et j’ai pourtant expérimenté la cuite et la défonce de manière assez enthousiaste et investie ; et de deux cela fait quelques mois que je suis prudente et que je ne fais plus la fête et si je la fais, même en appart’, je m’arrête avant l’ivresse. Donc commence la dualité entre corps et esprit, corps chancelant et esprit déductif. Quand je pars vomir la première fois, mes potes savent où je suis, prudente comme je le suis devenue, prudent.e.s comme iels le sont devenu.e.s ; on se dit où on est, on se chab, on est des Border Collies, on rassemble toujours le troupeau.
Je ne vais pas décrire mon vomi, mais sachez qu’il coule à flots, c’est important de le préciser, parce qu’à partir de cet instant, il va couler à flots pendant des heures. Et je sais pas si c’est légal de vomir autant. Le lendemain, j’appellerai ça « la Purge », celle de mon intérieur.
Je n’ai pas un souvenir complet de la soirée, mais peut-être par instinct de survie je fais des captures d’écran visuelles et cognitives pour figer l’instant et me remémorer au possible par la suite. A partir de ce moment où j’analyse que mon corps et mon esprit sont dans des états paradoxaux - l’un tangue et l’autre justement analyse le fait que l’autre tangue, au lieu de tanguer aussi, comme il est de coutume - je me mets donc à partir de ce moment-là, à le spécifier à mes potes, mais pas inquiétée, comme le ton dans cet écrit, parce que c’est mon tempérament, je ne suis pas, je peux le dire, malgré les souvenirs douloureux, terribles, les affres de la vie ; je ne suis pas inquiète mais toujours en décortication de ce qui pourrait m’inquiéter. Je suis, depuis longtemps, en état de survivante. Parce que vous vous en doutez, comme bon nombre de vos potesses, j’ai dû survivre, et j’ai pris le versant combattante. Il n’est pas mieux que l’autre, la dépression, parce que ce versant fait que je ne ressens plus la douleur, c’est véridique, et du coup je me fais souvent mal, parce que je n’ai pas conscience de mon corps dans l’espace, je n’ai plus la douleur pour m’alerter de mes limites. Bref, je ne détaille pas pour parler de moi spécifiquement, mais pour partager à quel point dans ce moment de tangues intenses, je suis en pleine possession de ma capacité critique de juger les événements. Et c’est cela le premier indice sur le fait que j’ai été droguée à mon insu, indice qui aurait dû m’alarmer.
Malheureusement, ça n’a pas été le cas. Pourquoi ?
Parce que premièrement je suis une vomito girl. Je suis comme Sartre l’écrit dans La Nausée, je vis l’écœurement émotionnel de manière physique, je peux vomir à 14h un mardi, sobre de tout, parce que quelque chose me dégoute, c’est déjà arrivé. Donc je me dis que le fait que je vomisse c’est pas trop un inconnu pour moi à ce moment-là, mais je note tout de même que le flot continu de vomi, lui, l’est.
A ce moment-là, nouveau réflexe du cerveau de vouloir toujours trouver une réponse à tout, de vouloir comprendre par ce qu’il connait, par ce qu’il sait, pour éviter la peur du nouveau ; à ce moment-là, je m’explique ce flot de vomi comme une intoxication alimentaire et je m’explique que je tangue comme dans un tableau de Turner - malgré mes précautions en soirée explicitées plus haut - comme une ivresse surprise extrême.
Le fait de garder l’esprit clair, de me sentir lucide, contribue aussi au fait que je ne pense pas à une administration de drogue. Peut être qu’il est important d’imaginer qu’il y a sans doute plusieurs produits qui circulent, avec des effets un peu différents les uns des autres. Je me suis trop focalisée sur le GHB et ses effets connus, reconnaissables. Cette piste écartée, j’en oublie de formuler les autres. Ces autres sont celles que ce n’est pas forcément du GHB que l’on administre, que l’on injecte, que l’on utilise pour te droguer. [1]
Conscientiser ne suffit pas
Mais, j’ai déjà tellement fait le taf d’analyse, que lorsque je rejoins mes potes, je leur sers un discours explicatif tout prêt sur mon état. Avec ma mentalité de survivante, j’ai encore tout fait pour ne pas conclure sur l’évidence, celle d’avoir été droguée à mon insu. Quelqu’un (quelques uns), ce soir, m’a (m’ont) droguée, quelqu’un (quelques uns) ce soir, drogue(nt) des personnes à leur insu. Deuxième fait important à notifier pour se prémunir des mauvais réflexes : c’est que même des personnes féministes, instruites sur ces questions, en réflexions sur ces questions, qui participent à des groupes de discussion sur ces questions ; ne sont pas frappées par l’évidence. Qu’en est-il de celles et ceux qui n’y travaillent pas ? C’est très important de souligner cela : savoir ne suffit pas, être alerte ne suffit pas, conscientiser ne suffit pas.
Je ne veux pas être un poids pour mes potes, je leur demande de m’amener à la voiture, je les rassure en leur disant que je vais bien, que j’ai toute ma tête, mais que je suis malade physiquement. Iels font ce que je leur demande, comme on rigole à se le répéter ; je suis ascendante Taureau, je sais ce que je veux, comment, et il peut être très difficile de me faire bouger d’un iota, surtout lorsque j’ai enclenché toute la mécanique de mon esprit d’analyse, qui se retrouve satisfait par l’énoncé de la conclusion : je suis une vomito girl ivre qui fait une intoxication alimentaire. Iels ne pouvaient pas grand chose face à cette assurance. Je souligne cela, parce que je ne veux pas qu’iels culpabilisent, ce sont de magnifiques personnes qui m’ont accompagnée avec les possibles qui leur étaient donnés.
Sur le chemin pour aller à la caisse, la route est droite, mes pas ne le sont pas, je dois me tenir à mes potes pour avoir un tuteur. Je suis une herbe folle qui s’agite dans tous les sens alors qu’il n’y a pas de vent. On rigole, parce que celle qui rigole le plus c’est moi, j’ai jamais été si décontenancée de mes pas, je ris de l’absurdité de cet état physique. Je blague sur le fait que cela me rappelle la journée de la prévention routière au collège, quand on nous faisait porter des lunettes qui étaient censées nous donner la vision d’une personne ivre caisse et que l’on devait slalomer entre des plots de signalisation. Mes potes m’installent à la voiture, et vont se coucher à quelques mètres, dans leur camion garé à côté. Je suis rassurée parce que d’une part je suis dans un habitacle fermé et d’autre part, mes potes ne sont pas loin. Toujours avec cette lucidité déconcertante en opposition extrême avec le peu de moyen physique possible ; je me débarrasse de tous mes bijoux, les range dans un compartiment de la voiture, enlève mon sweat, éteins la lumière intérieure de la voiture, pour ne pas signaler ma présence, et ouvre la portière arrière côté haie, et non côté rue, pour être dans l’obscurité totale et continuer de vomir. Je sais que je vais vomir en continu, et cela tangue toujours très fort, alors je m’allonge sur le ventre sur la banquette arrière et je laisse dépasser mon buste dans le vide, pour pouvoir déverser le flot sans salir la vago. Je ne suis clairement pas ivre, parce que je suis précautionneuse et que je raisonne fort, je sais ce qu’il faut faire, malheureusement mon corps ne sait plus rien faire. Voilà mon état. Voilà l’étrangeté de mon état.
Ensuite black out. Comme de nombreuses fois non spécifiées plus haut. La machine de mon cerveau marche à plein gaz, pour autant il y a des black out. Plusieurs, nombreux. Je finis par me réveiller. Tout de suite je prends mon téléphone, je n’ai presque plus de batterie, je sais que mes potes aussi. Je suis inquiète parce que je ne sais pas depuis combien de temps « je dors ». J’envoie un message à tous mes potes, pour être sûre qu’au moins l’un ou l’une le lise. J’ai retrouvé ce message envoyé à 3h40 du matin :
"Hello j’ai envoyé un message sur signal à J., mon tel va bientôt s’éteindre (3% de batterie), j’ai presque peur du coup, d’être solo, isolée, défoncée, alors je vous le transfère : Du coup, coucou ! j’ai décuvé, ça va mieux, je suis faibline physiquement, jpense c’est normal, j’ai vraiment finalement vomis des heures, entrecoupées. Mais bref, du coup je dors dans la voiture, je pourrais dormir aux Tanneries. Il me reste très peu de batterie. Je sais pas ce que tu fais ou quoi, mais amuse-toi et si tu entends des personnes en chemin pour les Tanneries, mentionne-moi et je nous fais un ptit nid !
Au cas où, je suis dans la vago, dans la rue, côté immeubles nouveaux. Comme j’ai plus de batterie, mais que je vais bien, jvais essayer de vous retrouver d’ici un ptit temps, pour pas que vous vous inquiétez".
Finalement mes potes ont vu mon message, et sont venues me chercher à la voiture. J’étais contente de les voir. Une des copines avait trouvé un plan dodo au quartier des Lentillères, je me suis brossée les dents, 3 fois, je me suis couchée avec elle, j’ai dormi jusqu’à midi.
Un pote qui était dans l’orga de cette fête, a qui j’avais aussi envoyé ce message, a tenté de me joindre alors que je dormais déjà. Je suis désolée qu’il se soit inquiété. Un mal pour un bien car que je lui écrive cela a permis qu’il me contacte hier pour me faire savoir qu’une autre personne avait eu les mêmes symptômes que moi. Trois semaines après, cela permet enfin de lever le voile sur cet état, j’ai été droguée à mon insu.
Le lendemain du vomito gate, je ne suis pas mal physiquement, j’ai faim. J’ai tellement vomi que j’ai faim. J’ai pas faim de la foncedal, j’ai faim parce que j’ai tellement vomi.
On reparle de la soirée, on est suspicieu.x.ses. On ne sait pas. J’ai des doutes, j’en parle à mon retour à Lyon, je dis : « on a cru que j’avais été droguée, c’est terrible ce climat anxiogène ! » En fait, j’avais été droguée et ce sont ces raisons existantes qui font que le climat est anxiogène.
Mon pote m’a fait suivre les infos concernant la copine qui a eu les mêmes symptômes que moi, avec en plus un sentiment effrayant de jambes coupées, comme paralysées.
Elle est allée chez le médecin, il a trouvé une trace d’injection à la seringue, qui correspond à une longue aiguille, et les résultats n’ont pas permis de déterminer la nature du produit injecté, malgré la prise de sang. Le médecin avançait que les risques de contraction de VIH ou d’hépatite (surtout C) étaient très faibles par ce genre de piqûres. Il conseillait néanmoins de réaliser un contrôle un mois après la piqûre.
Un des messages transmis à l’orga de la fête des Lentillères disait :
« En tout cas si vous entendez des genres de cas similaires n’hésitez pas à leur dire, elle a eu un gros black out, elle marchait de travers et elle a vomi alors qu’elle avait bu 3 verres d’alcool. C’était surtout pour ça que je vous prévenais, pour les autres qui auraient vécu le même genre de choses ».
Merci. C’est grâce à ce message qu’une partie de la zone d’ombre s’est dissipée pour moi. D’où l’importance de recueillir les témoignages, et de les communiquer. C’est pourquoi je me suis employée fissa à détailler mes perceptions ce soir-là pour potentiellement aider à déceler, aiguiser l’observation de symptômes, se rappeler que notre seul rempart face aux mauvaises intentions c’est de rester en groupe avec des personnes de confiance, que la prévention n’arrête pas les pervers, mais qu’il faut tout de même la poursuivre, ainsi que la documentation, la multiplication de ressources, la transmission, et que par conséquent, la vigilance doit être partagée.
Aujourd’hui, une semaine après la digestion de la nouvelle, je n’ai plus cette paralysie face aux fêtes, face à faire la fête, comme j’ai pu le vivre ces derniers mois. Je me rends compte que de nouveau, un acte de domination perverse sur mon être, m’a rendu plus combattante que ce que je l’étais. J’ai envie d’être présente, d’être autant présente que ces prédateurs. De nouveau, au lieu de me mettre dans un état de peur, cela m’a renforcée dans l’idée que ce que l’on crée comme instant commun est à soutenir, est à poursuivre.
Ainsi, soutien à toutes les personnes qui ont vécu des états similaires, aux orgas qui font leur maximum pour pallier ces intentions malsaines, aux associations d’autodéfense féministe et celles de réduction des risques qui luttent contre ces agir au travers de prévention et/ou de gestion de personnes victimes.
Ce texte n’est pas rédigé pour incriminer la drogue, les personnes en possession de drogue(s), les personnes qui en prennent ; mais pour nourrir d’informations, de ressentis, d’une expérience face aux intentions perverses derrière les injections et distributions de drogues non consenties.
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