38h aux mains du GLeV, entretien avec un dijonnais arrêté le 5 juin dans le cadre de l’affaire « Lafarge »

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Le 5 juin 2023, un dijonnais se retrouvait interpellé à son domicile, perquisitionné et placé en garde-à-vue dans le cadre de l’enquête autour du « désarmement » de l’usine Lafarge de Bouc bel air ayant eu le 10 décembre 2022.

Article repris de Dijoncter.info

Est-ce que tu peux nous raconter ton interpellation ?

Il est environ 6h, je suis sorti du sommeil par un bruit de troupeau dans ma cage d’escalier puis quelqu’un qui tambourine à ma porte en m’appelant par mon nom. Le stress monte d’un coup, aussi parce qu’il y a ma fille qui me demande ce qu’il se passe d’une voie encore endormie. « Oui, qu’est-ce que c’est ? », « Gendarmerie nationale, ouvrez ! ». Ça défile dans ma tête pendant que je cherche de quoi m’habiller, « dépêchez-vous ! », ça tambourine plus fort. Je me demande ce qu’ils font là. Quand je finis par ouvrir, je fais une tentative pour les retenir sur le pas de la porte et qu’ils m’expliquent les raisons d’un tel débarquement matinal. Le gars qui est en face de moi me pousse dans l’appart et rit comme si je ne comprenais pas la situation. « On va vous expliquer ». Le type me dit : « on est de Marseille, on vient par rapport à la cimenterie Lafarge ». Il lâche ça comme si j’étais censé être au courant. Je suis placé en garde à vue à 6h05. S’ensuit une perquisition de 3h où ils épluchent l’appartement, se concentrant visiblement sur tout document qui pourrait avoir un rapport avec le béton, avec les soulèvements de la terre et plus généralement avec toute forme d’activité politique. Un autre enquêteur qui semblait être le collègue du type qui m’a placé en garde à vue prend en photo un petit abécédaire avec la tête de Marx sur la couverture. Toujours subversif à les en croire ! Ils m’interrogent sur des noms et des adresses qui apparaissent sur des vieux brouillons. Je demande 10 fois à aller aux toilettes, parce que je bois en continu à cause de l’angoisse qui me sèche la gorge comme jamais. Quand ils parlent trop fort, je leur rappelle qu’il faut chuchoter, croyant que ma fille s’est rendormie !

Est-ce qu’ils ont détaillé tout de suite pour quels motifs tu as été placé en garde-à-vue ?

Je crois oui, en tout cas sur les procès verbaux il en figurait trois : association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un délit entraînant au moins cinq ans d’emprisonnement ; dégradation et destruction de bien d’autrui avec deux circonstances aggravantes ; dégradation et destruction par un moyen pouvant entraîner un danger pour les personnes. Il y a aussi des « bandes organisées » et « en réunion », qui traînent ici et là. Plus tard, j’ai lu « peine criminelle » quelque part dans un des PV. Ils m’ont alors expliqué qu’un des motifs de poursuite relevait du « criminel », ce qui a justifié le fait que toutes les auditions, et parfois un peu plus, étaient intégralement filmées et enregistrées.

On peut dire que c’est de la « criminalisation » au sens littéral...

En tout cas, ce qui m’a marqué par contraste, c’est que l’homme du duo d’enquêteurs répétait : « non mais, la cause est légitime » pendant la perquisition, tout en fouillant le moindre des documents de mon appart’ à la recherche du mot « Lafarge » et tandis que j’étais entouré par trois autres policiers armés. C’était l’ambiance générale de la garde-à-vue : à la fois on me poursuit pour crime en bande organisée et en même temps on me répète que « la cause est légitime » !

Ils disaient ça pour te mettre à l’aise et que tu leur donnes des infos, non ?

Peut-être. En tout cas, l’avocat qui m’a assisté était assez clair sur le fait d’exercer le droit au silence. Pour lui, quelle que soit la prétendue « vérité » concernant l’innocence ou la culpabilité, il vaut mieux se taire en garde-à-vue. Selon lui, croire qu’on va réussir à atténuer les choses d’une manière ou d’une autre en répondant aux questions en GAV, c’est un piège. Exemple parmi d’autres, un des enquêteurs qui en avait marre que je me taise, m’a suggéré vers la fin de la GAV que j’aurais pu simplement leur dire : « ok, ok, je n’avais qu’un rôle mineur dans cette histoire de toute façon... ». En fait, l’avocat me disait qu’on risque surtout de s’enfoncer ou d’enfoncer les autres, même si on n’a rien à voir avec ce qui nous est reproché.

As-tu réussi à comprendre qui étaient les policiers qui t’ont arrêté puis interrogé ? Ailleurs, on a pu lire que certain·es des arrêté·es du 5 et du 20 juin avaient été pris·es en charge par la SDAT.

Dans l’appartement, ils sont arrivés à 5 dont trois flics de Dijon qui n’étaient là que pour s’assurer que je ne me rebellais pas. Les deux autres se sont plutôt présentés comme des enquêteurs de la section de recherche de la gendarmerie de Marseille-PACA. Ils ont affirmé que d’habitude ils s’occupaient des meurtres, l’air de dire que les questions d’écologie ça n’était pas trop leur rayon. Mais plus tard, j’ai aperçu « Groupe de Lutte contre les Extrémismes Violents » (GLEV) sur l’en-tête d’un PV. J’ai demandé ce que c’était. Le gars m’a répondu d’un air un peu évasif, comme si c’était un truc lointain pour lui : « oh…ils ont créé ce truc à la base pour s’occuper des islamistes, et puis il y a aussi les extrémistes de droite, les fachos, et enfin ceux qu’ils appellent les ‘‘écos’’, ou je crois qu’on dit aussi dans les médias ‘‘écoterroristes’’ ». Là je me suis demandé si il n’était pas en train de m’enfumer à faire comme si il n’avait rien à voir avec tout ça.

Ça donne l’impression que ce « GLeV » considère qu’il n’y a pas une différence si grande entre s’en prendre à une cimenterie Lafarge au nom de la préservation de la vie et envisager de tuer des dizaines de gens. Peux-tu nous dire comment s’est déroulée la GAV pour toi ?

Je m’étais préparé à me prendre des coups de pression terribles, mais passé le côté bizarre de ne rien répondre quand on vous parle, c’est plutôt une espèce de tension permanente qui s’est installée. Je calculais chacun de mes gestes pour ne pas les braquer et maintenir le statu quo. J’étais un peu dans un état second. De temps en temps, il y avait des détails qui faisaient ressurgir une angoisse profonde. Mais c’est plus tard, une fois sorti, que j’ai vraiment réfléchi à l’horreur d’être privé de liberté durablement. Au final je suis sorti au bout de 38h sur les 96h possibles, durée que la juge pouvait s’autoriser au motif de l’association de malfaiteurs (comme on me l’a expliqué après). Gros soulagement. D’ailleurs, c’était mieux comme ça aussi pour l’OPJ-enquêteur qui gérait principalement les auditions et toute la paperasse sans avoir le temps de manger car il montrait ostensiblement qu’il en avait vraiment marre à partir du deuxième jour !

Quelles questions t’ont posé les enquêteurs ?

En gros, il y a eu deux auditions principales. Le premier jour ils m’ont posé tout un tas de questions personnelles d’abord très générales sur mon parcours scolaire, mon caractère, mes idées, puis plus précises en rapport avec l’écologie, par exemple sur ma sensibilité au désastre, est-ce que je me sens en danger à cause du réchauffement, quelle manière j’aurais de définir l’activisme écologique, le « désarmement », qu’est-ce que je pense des Soulèvements de la terre et quels liens j’ai avec ce mouvement, etc. La notion de « désarmement » a l’air de les intéresser particulièrement. Le deuxième jour, ils ont prolongé ces questions par quelques dingueries du genre : « que pensez-vous du partage nature/culture dont parle Philippe Descola ? Pensez-vous que l’Occident moderne est une force colonisatrice écocidaire ? Pensez-vous que nous devrions tisser des alliances interspécifiques ? » Ils ont dû tomber sur des textes d’écologie politique pendant la nuit !
La deuxième grosse audition portait sur les faits reprochés, c’est-à-dire sur les événements qui ont eu lieu sur la cimenterie Lafarge en décembre. Ils ont commencé par exposer pourquoi ils pensaient que j’avais participé à la manif avant de dérouler leurs questions. Ils voulaient connaître les détails de l’action et de sa planification. Ils m’ont aussi interrogé sur mes liens avec des lieux, des associations, des gens, ils voulaient savoir si j’étais à la tête d’un comité local des soulèvements de la terre.

Ont-ils aussi posé des questions en off ?

Oui, ils n’arrêtaient pas ! Le soir du premier jour, le flic qui m’interrogeait le plus souvent m’a installé dans la cuisine de la gendarmerie et pendant que je mangeais une barquette dégueu réchauffée au micro-ondes, il a engagé la conversation en commençant par un discours écologiste assez long où il partageait ses propres questionnements sur la situation catastrophique dans laquelle nous sommes. Il exprimait beaucoup de doutes et il est allé jusqu’à confesser que certains de ses amis pratiquaient la désobéissance civile. Il m’a aussi parlé de l’OCLAEPS, une office de la gendarmerie créée pour lutter contre la criminalité environnementale (pollutions, trafic d’espèces sauvages, etc.). À l’écouter, on aurait pu croire qu’il défendait la pertinence de l’action contre la cimenterie, même si c’était pas exactement la bonne méthode selon lui. Les deux flics m’ont dit qu’ils ne comprenaient pas pourquoi je gardais le silence, pourquoi j’étais si méfiant et que je ne me saisissais pas de cette occasion offerte – la garde-à-vue – pour m’exprimer. Ils se disaient sidérés par le fait que je ne profite pas de « cette tribune, ce forum » qui m’étaient « enfin ouverts pour défendre mes idées » ! Le fait que je garde le silence avait l’air de les obséder, ils sont revenus plusieurs fois à la charge, au point que l’avocat les a rabroués un peu : « attendez, vous êtes en train d’interroger mon client sur l’exercice d’un droit là ? ». Et l’enquêtrice m’a reposé la question alors qu’elle me reconduisait à la grille dehors et que j’étais libre : « c’est vraiment étrange de garder le silence comme vous l’avez fait, vous avez reçu des directives ? »

As-tu des remarques à transmettre issues de ton expérience ?

Je peux dire ce que j’ai trouvé comme petites techniques pour soulager un peu la pression mentale. D’abord, j’ai remarqué qu’ils tenaient leur récit et leurs manières de me catégoriser comme indiscutables : un militant « écoterroriste » ayant fait partie d’un genre de commando très organisé qui aurait pu tuer par inadvertance. Je me suis efforcé de ne pas me laisser toucher par leur référentiel, considérant que je n’avais rien à voir avec leurs propos. Ensuite, pour contrebalancer mon silence pendant les auditions, je me suis efforcé de rester poli malgré tout. Et j’ai aussi essayé de m’intéresser à eux : autant en profiter pour mieux les connaître ! Sinon, être accompagné·e par un·e bon·ne avocat·e et le·a voir tous les jours, c’est essentiel à mon avis. Et bien sûr, savoir qu’on est soutenu par des proches à l’extérieur encore plus !

Quelles vont être les suites ?

Le 11 juillet, deux personnes arrêtées pendant la deuxième vague ont été convoquées et mises en examen par la juge d’instruction. Elles ont écopé d’un contrôle judiciaire avec interdiction de se voir entre inculpé·es, interdiction de manifester aux abords d’un site Lafarge et interdiction des Bouches-du-Rhône. Pour ma part, j’attends de savoir à quelle sauce je vais être mangé, et c’est assez désagréable.

Merci et bon courage à toi !

La suite à lire sur : https://dijoncter.info/38h-aux-mains-du-glev-entretien-avec-un-dijonnais-arrete-le-5-

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