A quoi ressemblerait un monde sans policier ?

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Nous traduisons ici un entretien entre la journaliste Madison Pauly et Alex Vitale, un sociologue américain qui défend l’idée de l’abolition de la police.
On peut lire la version originale de « What a world without cops would look like » ici.

Pourquoi traduire ce texte ?
Depuis le 25 mai et l’assassinat de George Floyd par le policier Derek Chauvin, la vague de révolte aux États-Unis est assez impressionnante. Ça fait plaisir, et puis, ça inspire ; dans plusieurs pays les gens sortent pour exprimer leur colère contre la police, de toutes les façons imaginables.
Le mouvement pour l’abolition des forces de l’ordre est très vivant aux États-Unis et les mots d’ordre Defund, Disarm, ou encore Dismantle the police (couper les fonds, désarmer ou démanteler la police) ont pris une nouvelle ampleur depuis le début du mouvement. S’intéresser de plus près à ces dynamiques nous semble nécessaire ou du moins important à nous qui désirons aussi un monde sans police.
Nous traduisons ici un entretien entre la journaliste Madison Pauly et Alex Vitale, un sociologue américain qui défend l’idée de l’abolition de la police. Cette interview est sortie début juin dans Mother Jones, un gros journal d’enquête américain. La traduction est faite maison et on n’est pas du métier, donc ça ne sera probablement pas parfait, on s’en excuse.
Nous souhaitons introduire ce qui suit en disant que nous ne sommes pas sur la même ligne que A. Vitale. Outre le fait qu’il donne parfois l’impression de parler à la place des gens (les personnes de couleurs, les travailleureuses du sexe, ect.), on a surtout l’impression qu’il a une vision un peu social-démocrate de l’abolition de la police. Tout à l’air de pouvoir se résoudre par de nouveaux dispositifs, sociaux ceux-là, qui aident les gens à résoudre leurs problèmes sans intervention policière. A aucun moment n’est évoqué la mise à bas d’un système structurellement inégalitaire.
Alors si ce n’est pour ses aspirations révolutionnaires, pourquoi lire ce texte ?
Parce que nous souhaitons l’abolition des forces de l’ordre mais on a l’impression qu’en France la réflexion n’est pour l’instant pas très fournie à ce sujet. Pour assumer la volonté d’un démantèlement général de la police, il nous faut assortir cette formule de solides bases théoriques et pratiques. Cette interview est un point de vue sur la question et l’auteur a le mérite de défendre une position radicalement anti-réformiste (la police doit être abolie, pas améliorée) et prend le temps de s’intéresser à des cas concrets.
Pour nourrir la réflexion on pourra aussi lire cette enquête vraiment chouette sur des mouvements abolitionnistes aux États-Unis parue sur Jeff Klak en 2017. Plus récemment ACTA a interviewé Gwenola Ricordeau auteure du livre Pour elles toutes. Femmes contre la prison. ; on trouvera aussi une bonne synthèse sur le sujet sur le site de The Conversation.

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A quoi ressemblerait un monde sans policier ?
“ Après le meurtre de George Floyd à Minneapolis et l’explosion de violence policière en réponse aux mouvements de protestations dans tout le pays, les appels à changement dans les départements de police américains se sont multipliés, de la part d’activistes, de figures politiques ou encore de célébrités. Mais contrairement aux tentatives passées de réformer la police à la suite de meurtres très médiatisés de personnes de couleur, qui étaient souvent centrées sur l’augmentation de la surveillance ou l’allongement de la formation, cette fois les revendications sont plus radicales : retirer les fonds de la police (defund the police) voire même l’abolir entièrement.
Les efforts pour couper les vivres de la police ont déjà commencé à porter leurs fruits à Minneapolis où le budget du département avoisine les 193 millions de dollars (en 2017, cela représentait 36 % du budget général de la ville). Deux jours après le meurtre de Floyd, le président de l’Université du Minnesota a déclaré que l’université ne ferait plus appel à la police pour assurer la sécurité de grands rassemblements comme les matchs de football. Le 31 mars, les membres du conseil administratif de l’Éducation de Minneapolis ont annoncé mettre fin à l’embauche permanente de 14 policiers dans ses écoles. Enfin des groupes comme Black Vision Collective ou Reclaim the Block ont fait une pétition pour exiger du conseil municipal qu’il rabote le budget de la police de 45 millions de dollars et qu’il le réinvestisse dans la santé et des « programmes de sécurité non policiers ».
Comme d’autres campagnes en cours dans des villes comme Los Angeles et New York pour couper les fonds alloués à la police prennent de l’ampleur sur les réseaux sociaux, j’ai rencontré Alex Vitale, professeur de sociologie à l’université de Brooklyn, coordinateur du projet Police et Justice Sociale et auteur de The End of Policing pour parler de l’abolition de la police et de ce que cela signifie en pratique.

Madison Pauly : Pourquoi couper les fonds de la police plutôt que la réformer ?
Alex Vitale : Il y a cinq ans, après les meurtres de Mike Brown, Eric Garner et Tamir Rice, on nous a dit « Ne vous inquiétez pas, on va s’occuper de ça. On va former les policiers sur les biais implicites de leurs pratiques. On va organiser des rencontres entre la police et la communauté. On va mettre en place des caméras-piéton ». Toute une série de ce qu’on appelle souvent les « réformes procédurales » visant à ce que la police soit plus professionnelle, plus transparente et moins biaisée ; et cela devait, comme par magie, résoudre tous les problèmes. Mais les choses ne se sont pas arrangées. Les gens continuent d’être tués et surtout l’emprise policière sur leur vie est toujours un problème.

Pourquoi cela n’a pas marché ?
Ces réformes veulent restaurer la confiance entre la police et la population afin que la police puisse se remettre au travail comme avant. Mais elles laissent de côté la question du sens même du maintien de l’ordre, pourquoi fliquer les gens ? Il y a chaque année aux États-Unis des millions d’arrestations pour de petits délits qui n’ont aucun sens. C’est une politique du harcèlement qui touche presque tous les plus pauvres et les communautés marginales dans la société. Il existe chez elles un profond ressentiment contre la police ; une rage et une colère qui s’expriment notamment à chaque fois qu’un nouvel incident survient.

Cela signifie que réduire l’emprise policière doit se faire en parallèle d’une politique large de décriminalisation — d’actes comme la revente de cigarettes détaxées par exemple ?
Tout à fait. Cela va de pair avec la décriminalisation du travail du sexe, des drogues, du fait de dormir dehors ou d’avoir des maladies mentales. Nous n’avons pas besoin de brigade des mœurs, nous avons besoin d’une régulation du travail du sexe comme de tous les autres. Nous n’avons pas besoin de police dans les écoles, nous avons besoin de conseillers et de programmes de justice réparatrice. Nous n’avons pas besoin d’unité de police pour les sans-abris, nous avons besoin de maisons d’accueil, de centres communautaires et de travailleurs sociaux.

Comment conjuguez-vous l’idée d’une abolition de la police et la nécessité de traiter des menaces sérieuses à la sécurité publique, comme les meurtres ou les agressions graves (quand ces crimes sont commis par la population) ?
Le système judiciaire américain dit qu’il n’y a qu’une seule stratégie pour tout — faire des arrestations, mettre les gens en prison. Ce que les abolitionnistes disent c’est : d’accord, essayons de comprendre pourquoi les gens agissent comme ça et de développer des stratégies concrètes de prévention. Tous les homicides ne sont pas les mêmes. S’agit-il d’un cas de violence domestique ? D’une tuerie scolaire ? D’un deal de drogue qui a mal tourné ? On sait par exemple que dans la majorité des cas de tuerie scolaire, quelqu’un avait la certitude que ça allait arriver mais ne l’a dit à personne — ou l’a dit à la police et la police n’avait pas les outils pour faire quoique ce soit. Que se passerait-il si à l’inverse il y avait eu un système en place pour que, quand une jeune personne pense qu’un ami va faire quelque chose d’horrible, il puisse aller voir quelqu’un sans s’inquiéter d’impliquer la police, sans devoir balancer son pote aux flics, sans avoir peur qu’il se fasse expulser de l’école à cause d’une politique de la tolérance zéro ?
C’est important de se rappeler qu’il n’y a pas plus de monde parfait que de solutions parfaites. Ce que nous avons maintenant est loin d’être parfait. Des gens se font tuer tout le temps alors même qu’il y a des policiers de partout. Peut-on arriver à une situation avec moins de morts et moins de dommages collatéraux ?

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La Capitol Hill Autonomous Zone (CHAZ) est un quartier de Seattle occupé depuis deux semaines, à la suite du mouvement de révolte contre la police. La police n’y a pas le droit de cité.

D’où vient le mouvement d’abolition de la police ?
Il a commencé à prendre une forme cohérente à la fin des années 60, début des années 70. Initialement, à la frange radicale du mouvement, qui vient des Black Panthers et d’ailleurs, il y avait l’idée du contrôle de la police par la communauté. Mais un groupe d’activistes et d’universitaires ont écrit un texte « Le poing de fer et le gant de velours », dans lequel ils commencent à dire : « Attendez une minute, est-ce qu’il existe seulement une forme de maintien de l’ordre qui soit une bonne idée ? ». La nature fondamentale de la police, même si la communauté a le contrôle sur elle, c’est d’utiliser la violence pour résoudre les problèmes. Et historiquement elle a n’a jamais œuvré pour les intérêts des plus pauvres et des populations non-blanches.
Après les années 70, l’idée d’abolition a reflué. C’est la montée des incarcérations de masse de ces 20 dernières années qui l’a fait revenir sur le devant de la scène. Il y a un peu plus de 20 ans, le groupe Critical Resistance fut formé en Californie, principalement axé sur l’abolition des prisons. Cela a donné lieu aux travaux sur ce même thème d’Angela Davis et de Ruth Wilson Gilmore. Mais les communautés ont compris que pour obtenir l’abolition des prisons, il fallait aussi faire quelque chose à propos du maintien de l’ordre. Des petites campagnes ont commencé à voir le jour. Au moment des mouvements Black Lives Matter, il y a eu un approfondissement des analyses au sein des activistes qui réclamaient juste à la base qu’on mette en prison les policiers assassins, mais qui ont commencé à voir que cela ne résoudrait pas vraiment le problème.

Est-ce que le mouvement a connu des victoires ?
Il y a quelques petites victoires qui annoncent un peu ce qu’on essaye de faire, mais pas beaucoup. Parfois, ce qu’on a fait a permis d’empêcher une augmentation des dépenses. Des gens ont réussi à faire fermer un programme en particulier ou à annuler le financement d’une nouvelle académie de police.
Les victoires ne ressembleront pas à la fermeture de tout un département de police. Une victoire, c’est quand nous réussirons à virer les policiers d’une école ou bien lorsque nous aurons créé une alternative à la police pour s’occuper des sans-abris.

Sans la police, ou avec une réduction drastique des forces de l’ordre, comment les choses vont changer pour les gens qui ne font déjà pas appel à eux ou ne leur font pas confiance ?
Pour toutes ces personnes, les choses vont changer parce qu’avec un peu de chance, c’est toute une série de problématiques qui disparaîtront alors. La réalité c’est que beaucoup de gens n’appellent pas la police parce que pour eux, elle ne peut que leur pourrir la vie. C’est la simple vérité. Ce que nous voulons faire, ce n’est pas seulement laisser les gens seuls avec eux-mêmes, mais essayer de résoudre leurs problèmes. La violence domestique par exemple, qui est largement sous-évaluée parce que pour les victimes, impliquer la police ne fera qu’empirer la situation. La police vient, soit elle ne fait rien, soit elle arrête tout le monde, soit elle arrête un homme dont la femme dépend financièrement. Il sort très énervé de prison et revient la battre à nouveau. Où est le centre de ressource communautaire ? Où sont les soutiens aux familles pour les aider à résoudre leurs problèmes ? Où sont les débouchés pour les femmes afin qu’elles puissent vivre indépendamment et s’échapper d’un agresseur ?

Qu’est-ce que ça changera pour les personnes blanches qui comptent sur la police et lui font confiance ?

Elles ne pourront plus disposer de cette ressource et s’en servir comme une arme contre les gens. Il faudra qu’ils trouvent d’autres moyens de résoudre leurs problèmes.”

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