Et Israël revient défait de Gaza

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Palestine

L’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu inespéré entre Israël et le Hamas, le 19 janvier 2025, invite à tirer un bilan – provisoire – des quinze mois de guerre qui viennent de s’écouler. Devant les accents triomphalistes de certaines personnalités pro-israéliennes entendues ça et là dans les médias, il est nécessaire de remettre les choses en perspective.

Alors que la communication officielle israélienne présente depuis plusieurs mois la victoire sur le Hamas comme certaine et sur le point d’être achevée – c’est notamment ce qu’ont laissé imaginer les éliminations des dirigeants du mouvement palestinien Ismail Haniyeh, Yahya Sinwar et Mohammed Deif – une part croissante des médias et de l’opinion publique mondiale ne s’y trompe pas : cet accord de cessez-le-feu est en train de révéler ce qui pourrait bien s’apparenter à une défaite multidimensionnelle d’Israël dans la bande de Gaza.

Évidemment, la lucidité empêche de conclure à une défaite du camp israélien sur tous les tableaux. On peut voir que la dynamique géopolitique régionale a tourné en sa faveur avec l’affaiblissement - somme toute relatif - de l’« Axe de la résistance » de son ennemi iranien ; l’arrivée de Donald Trump à Washington promet un soutien étasunien sans faille à sa politique expansionniste ; et dans ce domaine, son projet de colonisation-annexion de la Cisjordanie est entré dans une phase d’accélération majeure depuis le 7-Octobre et rencontre bien peu d’obstacles jusque là. Reste pourtant l’insoluble bourbier de Gaza.

D’un certain point de vue, le nombre de morts et l’ampleur des destructions matérielles causées dans l’enclave palestinienne peuvent sembler parler d’eux-mêmes : Israël a terriblement vaincu Gaza. Pour autant, cela le rend-il victorieux ? Non. Au contraire, il est possible que l’histoire retienne chacune de ces destructions comme un signe de la défaite stratégique d’Israël, chaque Palestinien·ne tué·e comme une preuve de l’incapacité d’Israël à résoudre ce conflit autrement que par la violence totale et aveugle ; stratégie qui n’aboutit à rien d’autre, s’il en fallait encore la preuve, qu’à créer les conditions de poursuite de la guérilla. La résistance palestinienne n’est pas morte, et il est évident que sans solution politique qui réponde aux aspirations légitimes des Palestinien·ne·s, elle se perpétuera.

Sur le terrain militaire, l’armée israélienne a pu conduire des opérations victorieuses mais ses objectifs de guerre déclarés publiquement, à savoir éradiquer le Hamas et ramener les otages, n’ont pas été atteints. Les coups portés au Hamas l’ont peut-être décapité – perte d’Ismail Haniyeh, de Yahya Sinwar, de Mohammed Deif, et de nombreux autres cadres de l’organisation – mais force est de constater que son corps est toujours en vie. En atteste sa capacité à maintenir les 98 derniers otages sous son contrôle, à négocier et à imposer son agenda, à produire sa propagande dès l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, notamment un « discours de la victoire » de 24 minutes prononcé par son porte-parole Abu Obaida, visionné plusieurs millions de fois sur Internet. Plus que tout, c’est sa capacité à recruter qui témoigne encore de la vitalité du Hamas. Son vivier de recrutement s’est considérablement consolidé au cours de la guerre actuelle – plusieurs sources indiquant qu’il a déjà reconstitué l’ensemble de ses forces décimées, soit entre 15 000 et 20 000 hommes – et il sera sans doute plus large que jamais dans les années à venir. Pour Israël, qui considère le Hamas comme une menace existentielle, c’est un revers majeur.

Il peut être frappant à ce titre d’observer que l’une des armées les mieux équipées du monde, soutenue militairement par la première puissance mondiale, n’est pas parvenue, en plus de 15 mois de guerre, sur un territoire clos de 40km de long sur 10km de large (soit à peine les deux tiers de la superficie de la Métropole de Lyon), à terrasser un adversaire très largement inférieur numériquement et technologiquement. Selon l’Observatoire euro-méditerranéen des droits de l’Homme, plus de 70 000 tonnes de bombes ont été larguées dans la bande Gaza sur les seuls six premiers mois de guerre, surpassant déjà largement les bombardements de Londres, Dresde et Hambourg réunis pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ce résultat prévisible rappelle que, historiquement, l’armée occupante l’a rarement emporté sur la résistance d’un peuple occupé par une campagne de bombardement massive. Le coût de cette tactique, très élevé politiquement et économiquement, est difficile à supporter pour l’occupant sur le long terme – Benjamin Netanyahu fait l’objet d’une forte contestation dans son pays et d’un mandat d’arrêt international émis par la Cour Pénale Internationale (CPI) en novembre 2024. Surtout, il ne permet pas d’éliminer la guérilla. Henry Kissinger, qui en savait quelque chose pour avoir connu l’enlisement dans la guerre du Vietnam, ne s’était pas trompé lorsqu’il disait que «  l’armée conventionnelle perd si elle ne gagne pas. La guérilla gagne si elle ne perd pas ». Force est de constater que cette dernière n’a pas capitulé, signant la défaite tactique de Tsahal.

L’État hébreu n’est pas non plus parvenu à ramener seul ses ressortissant·e·s détenu·e·s à Gaza. Il a été contraint de les négocier contre des otages palestinien·ne·s emprisonné·e·s en Israël, à un prix élevé, comme l’espérait le Hamas. Par ailleurs, si les libérations des otages sont un immense soulagement pour la société israélienne, leurs mises en scène filmées par le Hamas représentent une humiliation de plus pour les responsables politiques israéliens. On a pu y voir des femmes, civiles ou militaires en tenue, escortées par des dizaines de combattants du Hamas en armes, dont une partie de ses forces spéciales, sous les acclamations d’une foule en liesse. Elles sont présentées sur une scène, saluent la foule en affichant des visages souriants et en levant les bras, se voient photographier et remettre des certificats de détention, avant d’être transférées dans des pick-ups de la Croix-Rouge. La propagande du Hamas s’est même offert le luxe d’obtenir d’elles une vidéo de remerciements pour les bons traitements qu’elles auraient reçus en détention. Alors qu’Israël le disait décimé et désorganisé, le mouvement de résistance islamique palestinien profite de cette trêve pour montrer aux yeux du monde qu’il est toujours en vie et en position de force à Gaza.

Sur le plan international également, Israël est le grand perdant de la guerre. Avant le 7-Octobre, il semblait progresser sur le terrain diplomatique : il était presque parvenu à faire oublier la question palestinienne, et ses relations avec plusieurs pays arabes (Émirats Arabes Unis, Maroc, Soudan, Bahreïn) étaient en voie de normalisation dans le cadre des accords d’Abraham de 2020-2021. Désormais, son nom est associé au crime le plus grave qui existe en droit international : le crime de génocide. Non plus seulement parmi les militant·e·s pro-palestinien·ne·s mais également chez une partie des classes dominantes occidentales. Très tôt, en effet, après le déclenchement de la guerre par le Hamas le 7 octobre 2023 et la riposte disproportionnée d’Israël, des juristes en droit international ont alerté sur le risque possible de génocide dans la bande de Gaza. Les discours génocidaires des responsables et des soldats israéliens, conjugués aux opérations militaires menées par Tsahal (embargo humanitaire, meurtres de masse, destruction systématique des bases matérielles de la vie et de la culture gazaouie) ont rapidement convaincu une partie croissante de l’opinion mondiale qu’un génocide était en cours dans l’enclave palestinienne. La crainte qu’un tel crime se produise a conduit l’État sud-africain à engager une procédure historique contre Israël devant la Cour Internationale de Justice le 29 décembre 2023, soutenue par plus de 80 États à travers le monde. Le fait que des enquêtes concernant un possible génocide aient été ouvertes au sein des plus hautes instances de justice internationales, mais aussi que des organisations comme l’ONU, Amnesty International ou encore Human Rights Watch aient publié des rapports concordants étayant la thèse d’un génocide à Gaza, légitime fortement ces accusations. Aujourd’hui, la hasbara (la propagande explicative sioniste) est au plus bas dans l’opinion publique mondiale. Elle pourrait ne jamais retrouver son niveau de crédibilité.

Provoquer la mort de plus de 46 000 Palestinien·ne·s selon le Ministère de la santé du Hamas, 64 000 selon une étude parue dans The Lancet, et sans doute près de 200 000 en comptant les décès indirects (soit près de 10% de la population de la bande de Gaza) sans parvenir à atteindre ses objectifs déclarés, malgré sa supériorité militaire, ni ceux, avoués à demi-mot, d’évacuation des Gazaoui·e·s vers le Sinaï, ni aucun but proprement politique en réalité, et pire, en se livrant sans remords au crime de génocide et en s’isolant plus que jamais sur la scène internationale : voilà qui résonne comme une immense défaite politique pour Israël. Détruire est, en effet, la seule chose qu’il est parvenu à faire.

Toutefois, il est difficile de dire que, si Israël a perdu la guerre, le Hamas l’a gagnée. Il apparaît certes renforcé à l’issue de ces 15 mois de guerre, malgré les lourdes pertes qu’il a enregistrées. L’opération du 7-Octobre puis la guerre qu’il a menée à l’armée israélienne sur le terrain l’ont fait entrer dans une autre dimension. En prouvant qu’il pouvait résister à la guerre totale d’une des armées les plus puissantes du monde, il a gagné en légitimité et en aura dans son camp. Il se place désormais en acteur politique incontournable de la question palestinienne, si ce n’est, de fait, dans les territoires palestiniens, devant une Autorité palestinienne absente du conflit et discréditée auprès de la population.

Mais cela ne peut pas occulter le fait que la guerre qu’il a provoqué a causé d’incommensurables souffrances aux habitant·e·s de la bande de Gaza. Leurs terres, leurs villes, leurs vies ont été défigurées. Tout est à rebâtir : logements, routes, hôpitaux, écoles, universités, mosquées...De très nombreuses années – la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement parle de 30 à 300 ans selon le niveau de croissance – et des dizaines de milliards de dollars seront nécessaires pour retrouver le niveau de développement d’avant-guerre. Il faudra toute la résilience, si remarquable, du peuple palestinien pour surmonter les traumatismes de cette guerre génocidaire, inscrits dans les corps et les mémoires pour des générations.

Aujourd’hui, ce sont des sentiments mêlés de joie de tristesse qui accompagnent le retour des habitant·e·s dans leurs quartiers. Mais rien ne garantit que la guerre soit bel et bien terminée, et on ne voit pas, hélas, comment Israël pourrait se satisfaire de cet état de fait et ne pas reprendre les hostilités une fois la première phase de l’accord de cessez-le-feu terminée.

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