Depuis quelques mois, l’attitude de l’association "269Life Libération Animale" vis-à-vis des luttes humaines questionne, par exemple leur choix d’organiser le 10 mai prochain un événement intitulé « Abolition du statut de propriété des animaux » qui prétend s’inscrire dans le cadre de la journée commémorative de l’esclavage. Mais cette fois-ci, des militantes racisées ont réagi en publiant un communiqué pour s’opposer à l’utilisation par 269LLA d’une commémoration des crimes qui peinent à exister dans l’imaginaire collectif.
En soutien de ce communiqué et pour élargir le débat, je partage ce texte dans lequel j’explicite les dégâts que pourrait causer l’action de 269LLA en tant qu’elle s’inscrit dans une tendance plus large qui touche l’ensemble du mouvement animaliste/antispéciste : l’instrumentalisation des luttes humaines.
Dans ce communiqué, elles rappellent que l’attention portée aux crimes de l’esclavage par les institutions et la société françaises est encore loin de satisfaire les revendications des associations antiracistes, alors que les stigmates de la traite négrière sont encore visibles dans la situation sociale et économique des afrodescendantEs.
En vidant cette journée du sens qu’elle est censée jouer dans l’imaginaire collectif de la société française, 269LLA affaiblit inévitablement la lutte menée par les personnes racisées contre les injustices qu’elles subissent encore aujourd’hui et qui trouvent en partie leurs sources idéologiques, historiques et géopolitiques dans les crimes de l’esclavage et dans le système politique qui les a permis.
Le texte qui suit a pour but d’élargir le débat en explicitant les dégâts que pourrait causer l’action de 269LLA en tant qu’elle s’inscrit dans une tendance plus large qui touche l’ensemble du mouvement animaliste/antispéciste : l’instrumentalisation des luttes humaines. L’instrumentalisation consiste à utiliser l’histoire d’une lutte pour illustrer ou argumenter un propos dans une dynamique à sens unique, c’est-à-dire sans volonté aucune de diffuser, de soutenir et encore moins de participer à cette lutte. On est bien loin de la tant louée "convergence des luttes".
Il ne s’agit pas ici de revendiquer une exclusivité pour les catégories opprimées et leurs descendantEs, et encore moins d’écarter volontairement l’histoire de ces luttes de nos analyses politiques. Je souhaite cependant montrer comment l’instrumentalisation nuit aux luttes qui en sont la cible, en exposant le cas de l’utilisation que 269LLA fait depuis 4 mois de la lutte de libération des noirEs et des raciséEs.
L’instrumentalisation brise la solidarité en présentant les autres systèmes de domination comme un fait du passé : la suprématie blanche est encore bien vivante et les luttes se poursuivent, mais même quand celles-ci font l’actualité aucun message de solidarité ou de soutien n’est communiqué. Ainsi, depuis le mois de décembre 269LLA a utilisé 12 références aux luttes contre l’esclavage, la ségrégation et le racisme [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] mais est resté silencieux quand aux mobilisations qui ont eu lieu en France après le viol de Théo à Aulnay-sous-Bois [13], le meurtre de Liu Shaoyo à Paris [14] et le mouvement social en Guyane, qui sont chacune des formes de lutte contre la suprématie blanche.
L’instrumentalisation trivialise et dépolitise les luttes : lorsque des faits historiques ne sont jamais mentionnés pour eux-même mais uniquement pour appuyer, introduire ou clore une déclaration, ils apparaissent petit à petit comme des figures, des images que chacun peut utiliser à sa guise, plutôt que comme issus de luttes politiques complexes, acharnées et pour la plupart encore d’actualité. Quand 269LLA d’un côté utilise les images de la marche pour l’égalité et la dignité de 1983 (cf. note 7), ou du mouvement Black Lives Matter (cf. note 4) sans même mentionné leur origine, et d’un autre côté n’encourage pas une seule fois son public à en apprendre plus sur les crimes commis contre les populations colonisées et racisées, le message est clair : en dehors de leur utilité pour le mouvement animaliste ces histoires sont sans intérêt. « Circulez, y’a rien à voir ».
L’instrumentalisation favorise la paix sociale et protège les dominants : lorsque les injustices et les souffrances subies par les dominéEs sont présentées comme un exemple parmi d’autres d’une « mauvaise justice », on brouille les limites pourtant bien clair entre les victimes et les bénéficiaires d’un système de domination. Ainsi, les 8 personnes qui participent au happening « Des droits pour les animaux » de 269LLA ont toutes une peau de couleur blanche, cette même couleur de peau qui leur aurait évité, et donc fait bénéficier de la traite des noirEs (cf. note 1). Pourtant, ce sont elles que 269LLA a choisi pour porter une toile de jute (matériau associé aux esclaves noirEs de Caraïbes [15]), des chaines aux mains et des traces de suie sur le visage, pendant que Tiphaine Lagarde prononce un discours duquel sont absentes autant les puissances occidentales qui perpétrèrent les crimes de l’esclavage que les populations colonisées qui en subirent les conséquences.
Comme je le disais plus haut, ces attitudes ne sont pas spécifiques à 269LLA, mais je suis alarmé par la fréquence avec laquelle cette association fait usage des luttes antiracistes depuis le 10 décembre. Et même si Nicolas Liponne, un photographe qui suit 269LLA depuis quelques années, affirme dans un reportage partagé récemment que les « militants de l’association [...] luttent également contre le racisme, le sexisme, et toute autre forme de discrimination » [16], il est difficile d’oublier qu’un des fondateurs du mouvement 269Life en Israël déclarait en 2012 qu’il est « est inacceptable de promouvoir les droits humains pour quiconque se considère comme une personne végane non spéciste » [17] [18] et jusqu’à aujourd’hui la seule réponse de 269LLA vis-à-vis de critiques comparables à celle-ci a été de les juger « sans fondement et [ne comprenant] absolument rien à ce mode d’action » [19].
Puisque l’on peut s’attendre à ce que 269LLA occupe de plus en plus de place dans la scène antispéciste, les militantEs antiracistes comme les militantEs animalistes sont en droit d’exiger de leur part une prise de position claire à ce sujet.
Il est donc primordiale que 269LLA rende des comptes vis-à-vis de ses pratiques d’instrumentalisation : à court terme en annulant son action du 10 mai à la demande des personnes qui poursuivent la lutte qui a permis à cette journée commémorative d’exister (!) et en retirant de l’évènement du 21 mai les images de marches anti-racistes ; et à long terme en s’engageant à garder un contact privilégié avec des militantEs afin de s’assurer de ne plus nuire à la lutte antiraciste par ses actions et ses déclarations.
Signé Lolobo
[La discussion a principalement lieu sur l’évènement Facebook, mais vous pouvez aussi m’envoyer vos commentaires à lolobo at protonmail.com]
P.-S.
269LLA a répondu dans un contre-communiqué, et si l’on met de côté les attaques personnelles et les mensonges, le message est clair : ils/elles ne sont pas prêtEs à une remise en question, la question de l’utilisation des luttes humaines est déjà réglée. Il ne s’agit pour elles/eux pas d’un différent politique, mais d’une simple incompréhension de la part de « ceux qui se réfugient dans le confort de la pensée ».
En attendant, des dizaines de personnes ont afflué sur la page de l’évènement pour manifester leur mécontentement, et une contre-manifestation a été [annoncée sur Facebook](https://www.facebook.com/events/167828253739623/). L’histoire est donc loin d’être finie.
Notes
[1] Le 10 décembre 2016, Journée internationale des droits de l’homme, 269LLA organise l’action “Des droits pour les animaux” : des militantEs sont déguiséEs avec une toile de jute, des chaines aux mains et de la suie sur le visage, et un discours avec pour thème central l’esclavage est prononcé. Évènement Facebook, album photo de l’action, retranscription du discours
[2] Le 28 décembre 2016, 269LLA illustre la photo d’un membre de l’association avec une citation de Angela Davis, figure du mouvement des droits civiques, membre des Blacks Panthers et universitaire féministe. Citation : « La justice est indivisible. Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier. » lien Facebook
[3] Le 18 janvier 2017, 269LLA introduit un texte sur Facebook avec une citation de Capitola Tasker, une travailleuse dans les champs de cotton de l’Alabama qui participa à la conférence internationale des femmes à Paris en 1934 pour représenter les intérêts des femmes afro-américaines. Citation : « Comme l’arbre au bord de l’eau, Nous resterons plantés. Nous sommes contre le fascisme, Nous resterons plantés. » Lien Facebook
[4] Le 24 janvier 2017, 269LLA conclue une phrase par une citation de Ella Baker, activiste du mouvement des droits civiques. Le post est illustré par une image portant le slogan « No Justice No Peace », popularisé par le mouvement « Black Lives Matter » (BLM). 269LLA a la maladresse d’utiliser pour ce post le tag #AllLivesMatter, une formule utilisée aux États-Unis pour discréditer le mouvement BLM. Lien Facebook
[5] Le 26 janvier 2017, 269LLA illustre une vidéo de l’action d’intrusion dans l’abattoir Tradival par un extrait de la « Lettre de la geôle de Birmingham » de Martin Luther King. Lien Facebook
[6] Le 28 janvier 2017, le discours prononcé pour l’action “Marcher pour le peuple de l’ombre” s’ouvre sur une citation de Martin Luther King, puis une citation de Angela Davis. Lien Facebook
[7] Le 30 janvier, 269LLA crée l’évènement « Marche pour les droits des animaux de Lyon à Paris - Événement national 269Life Libération Animale ». Pour l’illustration 269LLA a juxtaposé à ses propres photos des images de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, surnommée par les médias Marche des beurs, et une image d’une marche étasunienne pour les droits civiques. Cette utilisation peut se comprendre puisque le mode d’action choisit par 269LLA est le même que ces deux mouvements, mais aucune mise en contexte n’est faite. Lien vers l’évènement, page wikipedia de la Marche pour l’égalité et contre le racisme
[8] Le 21 février 2017, 269LLA conclue un post sur le traitement médiatique des conditions de travail des employéEs en abattoir par une citation de l’abbé Grégoire, révolutionnaire français et partisan dès 1789 de l’abolition de l’esclavage. Citation « J’appelle négrier, non seulement le capitaine de navire qui vole, achète, enchaîne, encaque et vend des hommes noirs, qui même les jette à la mer pour faire disparaître le corps de délit, mais encore tout individu qui par une coopération directe ou indirecte, est complice de ces crimes. Ainsi, la dénomination de négriers comprend les armateurs, affréteurs, actionnaires, commanditaires, assureurs, colons-planteurs, gérants, capitaines, contremaîtres, et jusqu’au dernier des matelots, participant à ce trafic honteux. » (Abbé Grégoire, Des peines infamantes à infliger aux négriers, 1822) Lien Facebook
[9] Les 6 et 24 mars 2017, 269LLA conclue un post par une citation de l’abolitionniste américain Wendell Phillips. Citation : « Nous sommes très peu nombreux. Nous ne sommes pas riches. Nous n’avons pas l’opinion publique avec nous. La seule chose que nous puissions faire c’est fondre comme l’aigle sur notre ennemi. » Lien Facebook du 24 mars
[10] Le 17 mars 2017, 269LLA reprend la forme de la fameuse déclaration de l’abolitionniste née esclave Sojourner Truth, connue sous le nom de "And ain’t a woman ?« , »Et ne suis-je pas une femme ?". Une fois n’est pas coutume, le contexte de la référence est explicité dans le même post. Lien Facebook
[11] Le 22 mars 2017, 269LLA publie un texte sur les « modéréEs » qui appellent à un activisme docile. Pour argumenter sur la légitimité de la stratégie de la confrontation, 269LLA évoque l’histoire de l’apartheid en Afrique du Sud et celle du mouvement des sit-in de 1960 aux États-Unis. Lien Facebook
[12] Le 23 mars, 269LLA crée l’évènement « Abolition du statut de propriété des animaux - Action dans le cadre de la journée commémorative de l’esclavage » dont l’image reprend la mise en scène de l’action du 10 décembre 2016. [Lien vers l’évènement : https://www.facebook.com/events/255430988233981/]
[18] Même si Nicolas Liponne affirme que « les responsables de l’association n’ont jamais hésité à écarter des personnes dont les motivations ne correspondaient pas aux principes de l’association - une libération totale aussi bien animale qu’humaine - tout comme certains membres d’associations proches du Front National », on rappellera quand même que l’association mère 269Life Israël et plusieurs groupes qui lui sont rattachés sont signataires de la déclaration « Non-human First », qui énonce le principe suivant : « Personne ne saurait être exclu de participer aux activités pour les droits des animaux en raison de ses opinions sur des luttes humaines. »On trouve sur le même site un article selon lequel « on ne peut pas être en même temps contre la peine de mort et pour le droit des animaux à ne pas être tuer pour l’alimentation » (!).
Le 13 avril, 269LLA a annoncé dans un communiqué qu’ils/elles annulaient leur action du 10 mai. Par le communiqué ils/elles reconnaissent que leur démarche peut être perçu comme « un moyen pour une association composée majoritairement de blanc.he.s de s’approprier culturellement sans la moindre politesse une journée symbolique obtenue par le mouvement antiraciste. »
Toutefois, ils/elles ne remettent pas en cause leur analyse dépolitisante du racisme, puisqu’on peut lire en filigrane que ce sont les associations anti-racistes qui ne sont pas prêtes à faire de l’antispécisme, plutôt qu’à 269LLA de revoir sa copie en matière d’anti-racisme.
Quant à l’instrumentalisation que je dénonçais ci-dessus, la réponse de 269LLA est claire :
La jeune association 269Life Libéartion Animale commet des erreurs certes mais demeure l’une des seules et rares structures animalistes à faire émerger un nouvel activisme de désobéissance civile et à faire découvrir des textes, des penseurs.ses et mouvements de l’antiracisme dont elle s’inspire (et il nous semble qu’on peut prendre exemple sur d’autres mouvements sans être accusé d’instrumentalisation pour autant). Il est cependant bien plus facile de s’en prendre à une petite association (bénéficiant de peu de soutien) qu’à de grosses associations qui elles ne s’embarrassent même pas d’une réflexion sur de tels problèmes et qu’il serait pourtant urgent d’éduquer sur ce point.
J’en conclue donc que 269LLA n’est pas disposé à prendre ses responsabilités vis-à-vis des luttes humaines, même si on peut espérer qu’ils/elles seront plus ouvertEs à la critique dans le futur.
Enfin, le 25 avril 269LLA publiait pour la première fois une référence aux luttes anti-racistes pour elle même, sans en faire un usage quelconque. Ça a malheureusement donné une occasion à des animalistes de passage de manifester leur mépris pour les luttes anti-racistes dans les commentaires.
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