ONLY LYON REGROUPE depuis l’année dernière tous les décideurs politiques locaux, les patrons, mais aussi la fac, l’aéroport et le centre de congrès. La marque est chargée d’assurer la promotion de la ville au moyen de diverses campagnes publicitaires, de petits films d’entreprises et de grands 4 par 3 diffusés dans les aéroports. Les affiches de la dernière campagne lancée en juin mettent en scène une dame en robe rouge sur un pont méconnaissable et un slogan : « Be you, be here », elles nous invitent dans une ville irréelle, un songe grossier de publicitaire qui en dit long sur l’opération de logoisation de la ville.
Croyant se prémunir des critiques, les promoteurs d’Only Lyon payent des types pour raconter des histoires abracadabrantes : « C’est là en partie ce que peut permettre une marque pour une ville : ne pas se limiter à la géographie, mais se connaître comme un univers de sens. Il ne s’agit pas de faire de la ville une abstraction, au contraire, la ville reste quelque chose de très concret : une architecture, des pratiques, des couleurs, des odeurs… qui ensemble font un style, une identité particulière et apte, parfois, à s’émanciper de sa géographie [1]. » La ville que dessine Only Lyon, si elle est faite d’odeurs et de couleurs, ce ne sont pas les nôtres, tout au plus celles du papier glacé et du produit de nettoyage cheap.
« Lyon offre à ses habitants un confort de vie exceptionnel, avec des transports en commun faciles à vivre, la propreté, la sécurité, un niveau bas de pollution et plus encore … De plus, en 2007, la métropole est arrivée en tête du classement santé des villes de France, par le magazine Impact médecine ! » (Site Only Lyon)
Pour ceux qui ne l’auraient pas encore compris, Lyon est une ville hospitalière. Enfin, pas vraiment pour tout le monde, entendez hospitalier dans son sens étymologique et ambigu, dans sa racine commune avec hostilité. Only Lyon s’adresse à des publics très spécifiques : les touristes, les investisseurs, les étudiants et les organisateurs d’évènements, de préférence anglophones et pleins aux as. On leur propose une gamme d’attractions et de produits divers et variés, des séjours tout en un pour la fête des Lumières ou la danse, les matchs de foot dans le futur OL Land, des bureaux dans la tour Oxygène ou des appartements haute qualité environnementale aux Confluences. Les ballades sur les berges du Rhône pourront se terminer dans le prochain centre commercial de luxe ouvert sur la presqu’île pour les futurs consommateurs de la métropole, et chez les flics pour les autres.
« Nous sommes flattés d’inspirer Dubaï et d’insuffler une certaine atmosphère lyonnaise, un style de vie empreint d’humanisme. » Gérard Collomb
Le projet Up in Lyon prévoit de transformer la presqu’île en paradis artificiel façon Dubaï. Un centre commercial à ciel ouvert entre la Place Bellecour et les Terreaux, composé de boutiques de luxe, expulsant au passage les habitants des immeubles concernés et le cinéma d’art et d’essais CNP Odéon [2].
Mais le rapprochement avec Dubaï ne s’arrête pas là, un protocole d’accord autour du projet urbain « Lyon-Dubaï City » a été signé le 9 janvier 2008 entre le maire de Lyon et l’investisseur du projet, le président de la société dubaïote Emivest. Le but était de recréer de toute pièce un vaste quartier lyonnais sur une surface de 300 hectares au cœur de Dubaï. Le projet prévoyait la construction de commerces et de logements, mais aussi l’implantation de l’Université Lyon 2 et EM Lyon, une école hôtelière de Paul Bocuse, une annexe du musée des Tissus, une cinémathèque animée par l’Institut Lumière, ou encore un centre de formation de l’Olympique Lyonnais. La réalisation du quartier lyonnais, qui demande un investissement de départ de 500 millions d’euros, a été pour l’instant remisé dans les cartons, crise oblige. Mais Collomb ne lâche pas l’affaire, l’idée d’un autre Lyon bâti au milieu du désert par des travailleurs sans-papiers népalais continue de le faire rêver, et ce ne sont pas leurs conditions de travail qui l’arrêteront.
La marque Only Lyon s’exporte, elle se nourrit des victoires de l’OL et des effets d’annonces comme le projet Lyon-Dubaï, mais plus encore, ce sont les événements culturels qui assurent son aura. Si le thème n’était pas si tragique, on pourrait rire du slogan affiché partout dans les rues de Lyon cet été : « Tout le monde dehors ! ». Tout le monde dehors, les roms, les putes et les clochards ? Ou tout le monde dehors pour admirer les « 250 spectacles gratuits organisés cet été à Lyon » ? Quand on est du mauvais côté de la barrière, on est en droit de se le demander.
La culture c’est bien, tout le monde est d’accord pour le dire, c’est bien parce que c’est la création, la liberté… Pour Lyon, c’est surtout un moyen de se « positionner sur le marché européen de l’évènementiel », une manière bien pratique de dire la ville – Lyon capitale du cinéma, de la danse et des « arts émergents » – et de cadenasser tout ce qui peut menacer de près ou de loin le bon ordre des festivités.
En 2007, dans le cadre de la biennale d’art contemporain, l’artiste New-Yorkais Christian Holstad proposait une installation artistique reproduisant au milieu des autres une camionnette comme celles que les travailleuses du sexe utilisaient quai Rambaud avant l’arrêté municipal interdisant le stationnement. Le préfet Guérault était monté sur ses grands chevaux, parlant d’une « provocation inacceptable », et il n’en a pas fallu plus à l’artiste pour remballer son installation et se confondre en excuses, reprises en cœur par le commissariat d’exposition. Les grands événements culturels, et particulièrement les biennales d’art contemporain ont cette capacité à produire une sécurisation maximale de la ville, et expulser ce faisant, avec toute la légitimité de l’Art, les mauvais sujets de la métropole. Et qui plus est, en se payant le luxe de nous faire prendre l’affaire comme de la subversion.
De ce point de vue, la biennale d’art contemporain de cette année est particulièrement gratinée puisqu’elle réussit l’exploit de s’inscrire au cœur de ce sur quoi porte l’opération de dévitalisation métropolitaine : le quotidien. « Tout est spectacle, n’importe quelle image dans un magazine, une exposition… et d’autre part dans le monde, on trouve ce que l’on appelle « le quotidien », qui est un terrain vivant, mouvant, un terrain où les gens inventent de multiples choses et essaient de résister à cette logique implacable de consommation, dont le spectacle est l’incarnation. » Le commissaire d’expo Hu Hanru tient des discours proprement hallucinants compte tenu de la politique menée à Lyon à l’endroit des indésirables. Notre commissaire nous explique que cette biennale va permettre de « manger, d’habiter et de parler » l’art contemporain, et ce en opposition au « règne de la marchandise » au « Tout spectaculaire, où tout est encadré par un carcan de consommation, de superficialité, de marché ou d’institution. La Biennale, c’est la tentative de retrouver le lien très proche entre la création artistique et la vie de chacun. ». Cette année la biennale fait le spectacle qui critique le spectacle, qui lui même re-critique le spectacle, un discours kaléidoscopique qui pourrait déboussoler. Mais quand on connaît, pour l’avoir douloureusement ressentie, la pression que mettent les vigiles livrés avec les spectacles, on ne se demande pas longtemps à quel point on est pris pour des abrutis.
De la reconstitution de la bagnole de Mesrine au centre Charlie Chaplin de Vaulx-en-Velin, jusqu’à une installation dans un commissariat de police de la banlieue Est ou une distribution de crêpes sérigraphiées au Nutella à l’effigie de Mickael Jackson aux Etats-Unis, la biennale de cette année a quelque chose de particulièrement obscène. Le quotidien dont les artistes ont fait leur objet n’a de sens que pour ceux qui précisément ne vivent pas au quotidien les humiliations des contrôles de police et les nuits en centre d’hébergement d’urgence. Fantasmes d’une métropole pacifiée, où l’on pourrait extraire la violence du quotidien et la restituer purifiée dans les salles des musées.
« Est-il encore possible d’être un étranger ? » nous demande notre commissaire d’exposition. Il aurait fallu poser cette question aux roms installés aux camps de Chassieu de Décines et de l’avenue Berthelot expulsés à la fin de l’été. C’est dommage qu’ils ne soient plus là pour partager avec les artistes cette réflexion au combien d’actualité. Mais comme on l’aura compris, Only Lyon a déjà sélectionné celui à qui il pourra poser la question, le « bon » étranger, celui qui sait apprécier l’art contemporain et qui aime à « pratiquer la dérive urbaine » dans les centres commerciaux. Une seule chose reste à espérer, c’est que le quotidien, le vrai, leur pète à la gueule, que la bagnole de Mesrine soit volée et qu’elle finisse dans le Rhône, que les crêpes à l’effigie de Mickael Jackson soient étalés sur la gueule de l’artiste, bref que la biennale se transforme en cauchemar.
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