Marseille, 1er décembre 2018, lors de la manifestation des « gilets jaunes », Zineb Redouane, 80 ans, est blessée au visage par des éléments d’une grenade lacrymogène tirée depuis la rue. Elle décède quelques heures plus tard à l’hôpital. La machine médiatique se met en route pour affirmer que la police n’y est pour rien. Le procureur de Marseille, Xavier Tarabeux, va même jusqu’à affirmer que « le choc facial [avec la grenade lacrymogène] n’est pas la cause du décès ». La presse reprend en cœur le fait que cette femme avait « la santé fragile ».
Des flics qui ont tiré, on ne sait rien : ni pourquoi ils ont tiré, ni leurs grades, ni bien sûr leurs noms. Et il est bien possible qu’on ne sache jamais rien. D’abord parce qu’il est plus que probable que l’administration policière les couvre comme elle a commencé à le faire. Ensuite parce que le nom des flics sort rarement dans les procédures, qui garantissent souvent leur anonymat. Un anonymat qui pourrait bientôt être total.
C’est une information qui est plus ou moins passée au travers des radars médiatiques en cette période agitée : l’assemblée nationale vient d’étendre le dispositif d’anonymisation des policiers, des gendarmes et douaniers. Le site de l’éditeur de textes juridiques Dalloz révèle en effet que deux amendements en ce sens ont été votés le 23 novembre 2018 dans le cadre du travail parlementaire sur la Loi de programmation et de réforme de la justice. « Si le devenir des amendements est incertain, l’intention des députés semble claire » écrit le journaliste Pierre Januel.
À la suite au double attentat terroriste de Magnanville, la loi sécurité publique du 28 février 2017 avait permis l’identification d’un enquêteur par ses seuls numéro d’immatriculation administrative, qualité et service ou unité d’affectation.
Encadrée par trois décrets parus un an plus tard, cette disposition permet aux agents autorisés de la police nationale, de la gendarmerie et des douanes de masquer leur identité réelle lorsqu’ils déposent ou comparaissent comme témoin ou partie civile. L’autorisation individuelle est délivrée par un responsable si l’agent, du fait de sa mission, peut être menacé dans son intégrité physique et elle est valable pour toutes les procédures portant sur un crime ou un délit puni d’au moins trois ans d’emprisonnement. Pour les infractions d’un quantum inférieur (notamment l’outrage), une autorisation ad hoc peut être délivrée.
Le dispositif est récent et n’a donc pu être évalué, malgré le risque de dérives évident qu’il laisse entrevoir. Pourtant les députés ont décidé de l’étendre encore, de sorte que l’anonymat des flics sera bientôt complet.
Un premier amendement, porté par la députée Aurore Bergé (LREM) et adopté avec l’accord du gouvernement élargit l’anonymisation aux actes de procédure dans lequel un agent « intervient » (et pas seulement les actes qu’il « établit »).
Le second amendement, porté par Nathalie Elimas (Modem) a été adopté contre le gouvernement et le rapporteur, avec une coalition hétéroclite rassemblant députés de la majorité, de la droite, du Rassemblement national et de la France insoumise. L’amendement, curieusement rédigé, prévoit qu’un « agent de police nationale » (et pas de gendarmerie ou des douanes…) chargé de recevoir une plainte ou une main courante n’est identifié que par son numéro d’immatriculation administrative, sa qualité et son service ou unité d’affectation. Il systématise ainsi le dispositif, mais au seul moment du dépôt de plainte. En séance, les députés ont évoqué la nécessité d’étendre le dispositif aux agents administratifs (bien qu’ils ne soient pas concernés par l’amendement adopté).
Cet amendement pourrait ne pas survivre à la suite de la navette parlementaire. Mais les députés souhaitent clairement aller vers une anonymisation systématique des agents. Une voie médiane pourrait être l’extension de l’anonymisation aux procédures concernant toutes les infractions, quel que soit le quantum.
À l’heure où les flics masquent de plus en plus souvent leur visage et arrachent leurs matricules pour pouvoir violenter la population en toute impunité, le signal est plus qu’inquiétant.
Alors que les gouvernements successifs n’ont de cesse de nous intimer de dire nos noms, de nous interdire de masquer nos visages, de laisser planer le doute sur une possible interdiction des moyens techniques qui nous permettent d’anonymiser et de chiffrer nos conversations (Tor, Signal, etc.), l’assemblée nationale (et le gouvernement vu l’origine des amendements [1]) a décidé de renforcer le droit des flics à l’anonymat. La société de surveillance généralisée se reconnaît à ça : à mesure que la population est toujours plus surveillée, les surveillant·es jouissent de toujours plus de protection et d’impunité.
À nous de chercher l’angle mort.
Illustration : baqueux nantais masqués lors d’une manifestation en 2014
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