Avertissements
Ce livret s’organise en onze plateaux : séparation, les lignes de fuite, le commun, éthique, les dispositifs de pouvoir, l’en dehors, sécession, façonner, les liens, émancipation, tactiques. Je les appelle plateaux et non chapitres car ils n’ont pas d’ordre. Tu peux donc les lire dans le désordre. Dans chaque plateau je définis les concepts-clés de la brochure. Donc ce livret devient plus facile à comprendre au fur et à mesure que tu avances dans la lecture. Par ailleurs les idées essentielles rebondissent dans plusieurs plateaux. Ces redondances (répétitions) sont volontaires. Elles expriment la porosité des plateaux entre eux comme celles des différentes sphères de nos existences. Cependant et par soucis de clarté je reprends les idées essentielles dans la conclusion qu’il est donc préférable de lire en dernier, une fois que tous les mots clés ont été définis.
J’ai cité des philosophes non pas dans le but d’établir mon propos comme véridique et supérieur mais plutôt pour donner des références à celles et ceux qui voudraient en lire plus. J’ai d’ailleurs limité les citations à celles qui me paraissaient vraiment pertinentes pour étayer mon propos.
Je donne un certain nombre d’exemples concrets de dispositifs de pouvoir et d’émancipations simplement pour faciliter la compréhension et montrer que les thèses de cette brochure ont des applications bien réelles et pas du tout utopiques. Mais ces exemples correspondent à mon vécu. C’est à toi de déterminer tes aliénations et tes lignes de fuites.
Ma brochure ne contient pas de vérités mais témoigne d’une sensibilité. Soit ces histoires d’émancipation, de rapports, de fuite, de dispositifs et d’éthique te parlent. Soit elles ne te parlent pas . Et ce n’est pas selon moi une question d’intelligence ou de prise de conscience, mais une question de sensibilité. Je n’énonce pas des évidences ou des vérités mais simplement mes convictions et intuitions. Le livret ne vise donc pas à convaincre mais à mettre au clair ma propre sensibilité. Si cette sensibilité t’est proche alors n’hésite pas à m’envoyer tes propres textes, critiques, remarques, récits d’expériences rupturistes, tes références d’ouvrages qui te semblent témoigner de la même sensibilité. Peut-être pourrons nous nous rencontrer car je voyage souvent en France, Allemagne, Bretagne et Belgique, et plus tard je l’espère dans d’autres pays d’Europe.
Mon adresse Email mise en œuvre en juillet 2006 (donc c’est pas sûr qu’elle fonctionne toujours quelques années plus tard) :
fuite at no-log.org
(Si tu as du mal à m’écrire en français, tu peux aussi m’écrire en anglais, castillan ou allemand)
Par ailleurs je diffuse aussi à prix libre, quelques unes des références citées dans ma brochure : Le manifeste contre le travail, les Zones Autonomes Temporaires, les douze thèses sur l’anti-pouvoir, En finir avec la mort.
Rupture n’a pas de copyright. Tu peux librement la copier et diffuser.
Les dispositifs de pouvoir
Un dispositif de pouvoir est un ensemble hétérogène de techniques, discours, rapports, pratiques, institutions et tactiques. Il est rationnellement organisé et hiérarchisé en vue de réaliser une fin. Au sein de ce dispositif je suis asservi ou bien assujetti, éduqué, exploité ou aliéné, c’est-à-dire étranger à moi même. J’y obéis à des ordres, des contraintes et des normes. Pas de liberté ou d’épanouissement pour moi au sein d’une telle machinerie, pas de créativité ou de réalisation singulière. Il faut créer selon les normes esthétiques en vigueur, exécuter les ordres, réaliser ce que le maître ordonne, produire selon la demande.
Ces dispositifs de pouvoir sont multiples et variés : la scolarité, le salariat, la télévision, la conjugalité, la famille, le dispositif RMI, telle ou telle administration, le service militaire, les études supérieures, l’hôpital psychiatrique, l’emprisonnement ; mais peuvent être plus diffus et étendus : la légalité, la consommation et la morale par exemple. Ces dispositifs font partie de nos existences : ils sont nos lignes dures. Aussi bien ils nous aliènent et façonnent ; et aussi bien ils nous fournissent un endroit où dormir, de la nourriture et de l’argent pour survivre. C’est même souvent au sein de ces dispositifs que nous avons une “vie sociale”. Nous sommes trop souvent dépendant-e-s de ces dispositifs.
Mais lorsque je parle des dispositifs de cette manière, je fais déjà l’erreur de les appréhender comme quelque chose qui nous est extérieur et supérieur, qui nous domine. C’est peut-être vrai pour les dispositifs les plus autoritaires comme la prison ou bien l’école ; mais plus pour les autres dispositifs. Nous sommes parti prenant-e-s de nos aliénations. C’est ce que nous a expliqué Michel Foucault en 1976 : le pouvoir n’est pas un “système général de domination exercé par un élément ou un groupe sur un autre” mais bien plus une “multiplicité de rapports de force” (La volonté de savoir). De plus “le pouvoir vient d’en bas ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas”. “Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et jouent dans les appareils de production, les familles, les groupes restreints, les institutions, servent de support à de larges effets de clivage qui parcourent l’ensemble du corps social”.(ibidem) C’est ce qu’expliquait déjà Etienne de la Boétie dans son traité sur la servitude volontaire : le pouvoir d’un tyran lui vient de chacune des soumissions de ses sujets. Le pouvoir vient d’en bas : les dominé-e-s bâtissent avec les dominants leurs propres aliénations. Et sans la servitude volontaire des dominé-e-s, le tyran n’a plus aucun pouvoir. C’est pour cela que Foucault insiste sur le caractère relationnel du pouvoir : il “n’est pas quelque chose qui se partage entre ceux qui l’ont et qui le détiennent exclusivement, et puis ceux qui ne l’ont pas et le subissent. Le pouvoir, je crois, doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt comme quelque chose qui ne fonctionne qu’en chaîne” (Cours au Collège de France du 7 janvier 1976). Les individus “sont toujours en position de subir et aussi d’exercer ce pouvoir. Ils ne sont jamais la cible inerte et consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais”(cours du 14 janvier 1976).
Et c’est grâce à une telle compréhension de ce qu’est le pouvoir que s’ouvre à nous une nouvelle perspective : celle de la désobéissance, de la sécession, de la désertion, de l’insoumission, celle du refus. C’est parce que nous sommes parti-prenantes du rapport de pouvoir que nous avons la possibilité de le renverser ou de le fuir, le désamorcer ou le détruire. Il s’agit de dire : je ne joue plus ; j’me casse ; non ! ; je n’obéis plus ; je ne réponds pas ; on arrête tout ! Ce dont il est question, c’est de dissoudre les rapports de pouvoir en cessant d’en être les relais, en arrêtant de nous soumettre et de pérenniser les dispositifs de pouvoir, en disparaissant du réseau de pouvoir. Si le dispositif continue de fonctionner sans moi, au moins il ne s’exercera plus sur moi et je ne m’en ferai plus le relais sur d’autres. C’est ce que John Holloway appelle l’anti-pouvoir (Douze thèses sur l’anti-pouvoir).
Et cette dénomination est très intéressante car Holloway distingue l’anti-pouvoir et le contre-pouvoir. Protester, s’opposer, revendiquer, contester, c’est toujours accepter l’autorité et notre asservissement à cette autorité. Foucault nous explique très bien comment la résistance “n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir” ; elle est “l’autre terme”, le “vis-à-vis” du pouvoir (La volonté de savoir). Il va même jusqu’à dire que les rapports de pouvoir “ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouant, dans les relations de pouvoir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise. C’est points de résistance sont présents partout dans le réseau du pouvoir” (“Il faut défendre la société”). C’est-à-dire que partis d’opposition, syndicats, associations citoyennes, activistes, mouvements sociaux, grévistes, organisations non-gouvernementales ou même des groupes autonomes participent toutes et tous du pouvoir des Etats dés lors qu’ils et elles revendiquent et s’opposent.
L’action politique est le théâtre de notre servitude. Et la radicalité des moyens employés (sabotage, lutte armée) n’y change rien tant que cela s’inscrit toujours en terme de protestation, de rapports de force à établir, de s’établir en contre-pouvoir. Les Etats, partis en guerre contre le terrorisme depuis quelques années, nous prouvent bien à quel point ils savent tirer parti des résistances les plus acharnées. Comme l’a écrit Foucault, ces résistances servent de “saillie pour une prise”. Faire grève, réclamer des meilleurs conditions de travail, un meilleur salaire ou le retrait d’un projet de loi ; créer un syndicat, manifester et revendiquer, établir un rapport de force, c’est toujours rester dans une logique de contre-pouvoir.
Il est plus que temps pour nous de penser et agir désormais en terme d’anti-pouvoir, d’élaborer des plans de désertion, de nous replacer dans une perspective sécessionniste. La dissolution des rapports de pouvoir passe par notre insoumission.
Les lignes de fuite
Dans l’univers des dispositifs de pouvoir, dans ce monde tellement blindé de rôles et de rapports qu’il n’en finit pas de mourir, l’émancipation ne se pose pas comme un programme, un projet alternatif mais comme une perspective, une ligne : la ligne de fuite.
Le concept de ligne de fuite a été élaboré par Félix Guattari et Gilles Deleuze. Ils distinguent pour cela au sein de nos vies trois types de lignes : la ligne dure, la ligne souple et la ligne de fuite. Les lignes dures sont celles des dispositifs de pouvoir. Tant que nous restons sous contrôle, nous nous contentons de passer d’un segment dur à l’autre : de l’école à l’université, puis au salariat et enfin la retraite. Les lignes dures nous promettent un “avenir”, une carrière, une famille, une destinée à accomplir, une vocation à réaliser.
Les lignes souples sont différentes mais voguent autour des lignes dures sans les remettre en question : histoires de familles, désirs cachés, rêveries pendant les cours, vilain petit secret, discussions à voix basse autour de la machine à café, micro-politique. Ce sont ces liens qui s’immiscent même au cœur d’un univers de rapports, ces petits refus de respecter le règlement ou le code de la route, ces grèves ponctuelles, ces cours séchés. D’un passage par une ligne souple tu reviens rapidement sur la ligne dure : tout rentre dans l’ordre.
Et enfin il y a les lignes de fuite. et de celles-ci nous ne revenons jamais au même endroit. “Une vraie rupture est quelque chose sur quoi on ne peut pas revenir, qui est irrémissible parce qu’elle fait que le passé a cessé d’exister” (Deleuze et Guattari citant Fitzgerald dans Mille Plateaux). Les lignes de fuite ne définissent pas un avenir mais un devenir. Il n’y a pas de programme, pas de plan de carrière possible lorsque nous sommes sur une ligne de fuite. “on est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile. Plus rien ne peut se passer ni s’être passé. Plus personne ne peut rien pour moi ni contre moi. Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu’ils sont imaginaires, au contraire, parce que je suis en train de les tracer”(Mille Plateaux). “Nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables, et nous ne pouvons les inventer qu’en les traçant effectivement, dans la vie”(ibidem). La destination est inconnue, imprévisible. C’est un devenir, un processus incontrôlable. C’est notre ligne d’émancipation, de libération. Elle est le contraire du destin ou de la carrière. Et c’est sur une telle ligne que je peux enfin me sentir vivre, me sentir libre.
Et pourtant si Félix et Gilles définissent trois lignes (et non deux), c’est bien pour nous garder de tout dualisme. Il n’y a pas d’un côté les méchantes lignes dures et de l’autre les bonnes lignes de fuite. Le dualisme est plutôt celui de la morale et des dispositifs de pouvoir. Prendre une ligne de fuite ne signifie pas “prendre la bonne voie” mais “expérimenter”.
Il n’y a pas de dualisme tout d’abord parce que les lignes durs nous sont parfois vitales (pour nous nourrir et avoir un endroit où dormir) bien qu’elles travaillent nos corps, nous découpent, surcodent nos manières de percevoir, d’agir, de sentir. Le travail visant à miner ces lignes est délicat car il se fait non seulement contre l’Etat mais aussi sur soi.
Ensuite les lignes de fuites sont les plus dangereuses parce qu’elles sont réelles et pas du tout imaginaires (ce sont les lignes souples qui sont imaginaires : rêveries, fantasmes, utopies révolutionnaires, ragots,...). Avant de suivre une ligne de fuite il faut pouvoir la tracer. Sinon cela peut nous mener à la catastrophe : paranoïa, suicide, overdose, hôpital psychiatrique, solitude, alcoolisme ou dépression. La ligne de fuite tourne en ligne d’abolition, notamment lorsque quelqu’un fuit seul-e, fuit les autres au lieu de fuir les dispositifs. Mais même à plusieurs, la fuite peut nous emmener tout droit dans un trou noir, un micro-fascisme, une secte ou un groupuscule de lutte armée, puis la prison et la mort. Dans ce cas nous avons effectivement fui nos lignes dures mais pour se faire rabattre sur des lignes bien pires encore. La désertion est une expérimentation périlleuse aussi parce qu’elle n’est pas encadrée : nous devons tracer nous-mêmes nos lignes de fuite.
Enfin, dans nos vies, toutes les lignes sont entremêlées. A la multitude des dispositifs de pouvoir correspond une multitude de lignes dures autour desquelles se tortillent une myriade de lignes souples. Et de chaque dispositif une multiplicité de désertions sont possibles. Malgré tout une émancipation globale ne se résume pas à la fuite de tous les dispositifs : ce serait là l’erreur de vouloir faire de l’émancipation une fin-en-soi, d’unifier les lignes de fuite en un programme politique. Les émancipations sont autant de libérations que de difficultés et de dangers. C’est parfois en repassant ponctuellement par des lignes dures que nous élaborerons nos meilleures désertions : un boulot saisonnier pour financer une caravane permanente, une petite subvention ponctuelle pour construire une zone d’autonomie collective, un passage par le dispositif RMI pendant un an pour repartir de plus belle ensuite. Les lignes dures ne sont pas à considérer de manière morale mais de manière éthique et stratégique :
Ethique car ces dispositifs ne sont pas neutres et peuvent rapidement nous asservir et nous façonner (d’où ma proposition de n’y faire que des passages furtifs).
Stratégique car ces passages sur les lignes dures peuvent nous permettre de propulser nos désertions et établir nos plans d’émancipation. Argent, salariat, action politique, médiatisation, subvention, voiture, propriété privée peuvent parfois nous servir pour enclencher une évasion ou bien éviter la répression. Toute la difficulté est de ne pas se laisser rabattre sur une ligne dure lors de ces incursions.
Car ce dont il s’agit dans ces exemples ce n’est pas de choisir une ligne dure moins pire que les autres (le RMI plutôt que le salariat, une conjugalité sans enfant plutôt que le projet familial, l’agriculture biologique plutôt que l’agriculture conventionnelle). Cela serait passer d’une ligne dure à une autre sans jamais fuir quoi que ce soit. Il s’agit de tracer astucieusement un plan d’émancipation ; le tracer tout en l’expérimentant au jour le jour, et en slalomant entre les tentatives de rabattement.
Parce que les dispositifs de pouvoir essayent par tous les moyens de rattraper les déserteurs et déserteuses : c’est l’assistance sociale qui veut nous réinsérer, le conseiller d’orientation et nos parents qui veulent nous aider à définir notre avenir, le syndicat qui veut nous encarter à le fin de la grève sauvage, nos ami-e-s et parents qui veulent “sauver notre mariage”, la psychothérapie, les juges, les flics et moi même.
Eh oui. Moi-même lorsque je rédige mon CV et élabore mon projet de vie, ma carrière, mon avenir. Le risque du rabattement ne vient pas que de l’extérieur et c’est pour cela que les problèmes ne sont pas seulement politiques mais bien éthiques : c’est dans mes peurs, mes préjugés, mes besoins, mes dépendances, mes habitudes, mon mode de vie que se cachent le rabattement, l’auto-répression, l’autodiscipline. Le flic est en moi.
La fuite n’est donc pas simplement désertion du champ de bataille, évasion d’une prison, fugue de l’école ou de la famille, rupture conjugale. Nous constituons nos propres dispositifs de pouvoir et aliénation. La fuite peut aussi bien être immobile, en tant que renversement des rapports, ruine du dispositif, soustraction aux rôles attendus, refus d’obéir. Non pas fuite de l’autre mais élaboration d’une autre relation à l’autre. Il y a des dispositifs qu’il nous faudra fuir réellement tant ils nous anéantissent mais il y a ces dispositifs que nous avons bâtis nous-mêmes (ces collectifs devenus communautés terribles, ces couples devenus conjugalités, ces familles devenues patriarcales et cloisonnées). Ces rapports que nous avons laissé s’établir, il s’agit désormais de les renverser, d’établir une autre relation à soi et aux autres, d’élaborer d’autres modes d’existence. Nos lignes de fuites progressent au sein de ces expériences.
Les liens
Mettons nous d’abord d’accord sur les mots employés : j’utilise le mot relation au sens très large dès qu’un contact a lieu, et qu’une relation s’établit. Au sein d’une relation, je distingue ce qui sera de l’ordre du rapport d’une part et ce qui sera de l’ordre du lien d’autre part. Une relation est complexe. Elle contient souvent des deux (mais il existe aussi des relations qui ne sont que purs rapports et d’autre purs liens).
Le rapport est de l’ordre du pouvoir : domination, violence, séduction, manipulation, soumission, obéissance, possessivité, vente, salariat, valorisation, prostitution, enfermement, contrainte, esclavage, production, contrat, chantage, menace, etc. Les rapports peuplent les dispositifs de pouvoir. Je dirais même que le mode relationnel au sein des dispositifs est celui du rapport : dans l’entreprise, le magasin, l’école, à l’armée ou sur la route. Non pas qu’il n’y ait pas des liens sur ces lieux-là car c’est parfois nécessaire que le dispositif reste “humain” ; mais le fonctionnement propre du dispositif se fait par des rapports.
Dans le rapport, il y a une frontière, une séparation : l’autre m’est étranger, me fait peur. Je ne le connais ou le reconnais pas. Je ne sors pas du rapport aussi longtemps que je lui reste étranger, que je refuse de l’écouter, de le ou la connaître. Le respect est la vertu suprême d’un univers de rapports. respecter c’est avant tout ignorer, rester à bonne distance de l’autre, ne pas se mêler de ses problèmes. Le respect de la loi (que nous ignorons par ailleurs) crée un univers de rapports contractuels et médiatisés par la justice. Le contrat formel compense l’absence de confiance, de lien. Contractualisme, processus de valorisation (marchandisation), légalisme, propriété privée, individualisme (au sens du repli sur soi) tendent à étendre un univers de rapports dans lequel nous devenons de plus en plus étrangers et étrangères. C’est ce qu’Appel nomme le libéralisme existentiel : “le fait que l’on admette désormais comme naturel un rapport au monde fondé sur l’idée que chacun a sa vie. Que celle-ci consiste en une série de choix, bons ou mauvais. Que chacun se définit par un ensemble de qualités, de propriétés, qui font de lui, par leur pondération variable, un être unique et irremplaçable. Que le contrat résume adéquatement l’engagement des êtres les uns envers les autres, et le respect, toute vertu. Que le langage n’est qu’un moyen de s’entendre. Que chacun est un moi-je parmi les autres moi-je. Que le monde est en réalité composé d’un côté de choses à gérer et de l’autre d’un océan de moi-je. Qui ont d’ailleurs eux-mêmes une fâcheuse tendance à se changer en choses, à force de se laisser gérer”(Appel). Dans cet univers de rapports je suis donc seul face aux autres, seul contre tous, et peux ainsi échanger avec ces autres moi-je.
L’étrangeté aux autres est définie avec plus de précision dans le texte “En finir avec la mort” : c’est la disconvenance. Elle “se décline en quatre sentiments fondamentaux : l’incommunication (je ne sais pas quoi dire à mes proches, aux inconnus), la peur (je ne sais pas ce que l’autre peut me faire, je ne sais pas ce qui pourrait m’arriver), l’inadéquation à soi (je ne sais pas qui je suis, ce que je vaux, où je dois être), l’impuissance face aux problèmes qui m’entourent (je me sens comme dépassé par ce qui arrive que ce soit à mon niveau soit à un autre)”.
“La séparation des individus signifie subjectivement l’absence totale a priori de toute communauté, et le sentiment de solitude au milieu de la foule. Même au milieu du monde, nous vivons l’isolement”. Ce monde d’isolement et de rapports prend l’apparence d’un désert. et dans ce désert, nous mourons à petit feu.
Le lien se ramène aux sentiments et affects : amour, amitié, affection, plaisir d’être ensemble, sentiment d’appartenance à une communauté, confiance, tendresse, désir réciproque, envies communes, etc. Le respect est au rapport ce que l’attention est au lien. Etre attentif à l’autre c’est apprendre à l’écouter, le ou la connaître, comprendre et lui faire confiance. Il s’établit un lien entre nous dès lors que nous commençons à nous connaître. Il y a quelque chose qui se noue entre nous car nous apprenons de l’autre et changeons au cours de cette relation. Lorsque l’attention est réciproque, deux “devenirs” se mêlent : nous sortons chacun et chacune différent-e-s d’une relation de ce type. Le lien signifie que l’autre a pris place en moi. Nous ne sommes plus étrangèr-e-s ; nous sommes désormais liées. Nous pouvons nous faire confiance et n’avons plus besoin de contrat pour faire des choses ensemble. Pas plus que nous n’avons besoin d’échanger : nous pouvons désormais partager. Là où le rapport ramène à l’ignorance de l’autre, le respect et l’échange ; le lien ramène à la connaissance de l’autre, l’attention et le partage.
Rapports et liens étant étudiés séparément, tout semble limpide. C’est pourtant loin d’être si simple car dans notre réalité quotidienne, liens et rapports sont mêlés. c’est ce qui se passe par exemple au sein des dispositifs familial et conjugal. Liens et rapports s’entremêlent et se nouent si bien qu’on ne peut plus les distinguer et réussir à les penser l’un sans l’autre. Nous appréhendons trop souvent une relation globalement sans percevoir qu’il y a en son sein une multiplicité de rapports et de liens. Un couple est traversé de désirs, d’affection, de joie de vivre, de tendresse, d’amour et de confiance, et bien souvent aussi de possessivité, de jalousie, de méfiance, de violences verbales, d’agressivité. Ce sont ces derniers qui selon moi ramènent le couple à la conjugalité : un terrifiant dispositif de pouvoir que l’on se construit à deux. Je ne suis pas pessimiste car cela m’arrive de croiser des couples qui ne sont traversés que par peu ou pas de rapports (alors que d’autres en sont blindés). Je crois aussi qu’il est possible de renverser un rapport, de le retourner en lien. Cela a bien sûr à voir avec l’attention, l’art de retourner l’étrangeté-à-l’autre en connaissance-de-l’autre ; l’aliénation en émancipation.
Emancipation
Au sein d’une relation, s’émanciper signifie selon moi ruiner les rapports et favoriser l’émergence des liens. Ce sont deux processus simultanés, presque identiques. Notre aliénation et les rapports de pouvoir qui la composent tiennent à notre étrangeté-à-l’autre. C’est parce que l’autre m’est suffisamment étranger-e que je peux lui faire violence, lui donner des ordres, l’humilier, l’enfermer, le ou la juger, lui donner des cours, lui acheter sans lui parler, m’asseoir à côté d’elle ou lui dans le bus en l’ignorant, les klaxonner, lui balancer un pavé sur la gueule ou lui donner des coups de matraque, l’insulter, la draguer, l’embaucher, l’influencer, signer un contrat avec elle ou lui, la menacer, l’ignorer et ignorer ses problèmes, la ou le respecter et accepter poliment que l’autre en fasse autant ; ce qui revient au même car domination et soumission sont les deux faces d’un même rapport de pouvoir. Dans les deux cas il y a étrangeté à l’autre : aliénation.
L’émancipation passe donc par la connaissance de l’autre, de ses soucis, humeurs, problèmes, rêves, joies, peines, désirs, affects, convictions, sentiments. Plus nous nous connaissons, plus nous sommes lié-e-s et plus nous nous émancipons des rapports. Car je ne pourrai plus te faire violence sans que cela ne m’affecte, te nier sans que cela ne nie une partie de moi-même.
L’émancipation est un processus collectif car il faut être au moins deux pour créer des liens ; parce que l’émancipation est justement rencontre en lieu et place de l’étrangeté à l’autre. Nous ne nous émancipons pas seuls. La solitude est la maladie de ce désert qu’est l’univers des rapports de pouvoir.
Dans une relation, il est possible de renverser un rapport en lien dès lors qu’il y a un désir commun de s’émanciper de ce rapport. Nous ne pouvons le faire qu’à deux car je ne peux pas te forcer à le faire : la contrainte est un rapport autoritaire et ce n’est pas d’elle que naîtra du lien. Un lien réciproque s’établit dès lors que l’attention, la confiance, l’écoute sont partagées. Alors il est possible de ruiner les rapports. Si l’autre refuse le lien, nous ne pouvons rester en relation que par des rapports, des contrats, des échanges et du respect (ignorance de l’autre).
Lorsqu’une relation n’est que purs rapports et qu’il n’y a pas de désirs communs de ruiner ces rapports, alors la rupture reste la seule perspective émancipatrice. C’est aussi une manière de se libérer mais ce n’est pas la meilleure car après une rupture je me retrouve seul. Pourtant il y a des univers tellement blindés de rapports que seule la fuite est possible (armée, prison, travail, hôpital psychiatrique, embouteillage, terrain de foot, etc.). Et fuir ces dispositifs de pouvoir n’est pas sans risque ni conséquence. Là aussi l’émancipation, lorsqu’elle prend la forme de la désertion d’un dispositif, gagnera à être collective pour réussir. Il y a des dispositifs que nous ne pourrons renverser, ruiner, même à plusieurs ; par contre il nous faudra nous entraider pour organiser et pérenniser nos fuites et désertions. Fuir seuls ne nous mènera pas loin ; la répression ou la famille nous rattraperont vite.
Je le répète : l’émancipation, qu’elle s’exprime en terme de renversement de rapports au sein d’une relation ou en terme de fuite d’un dispositif est un processus collectif.
L’émancipation se réalise avec les autres.
C’est dans l’intensité des liens que nous réussissons à établir avec les autres que s’alimente un processus d’émancipation. Penser et réaliser la rupture, la sécession ; c’est penser et réaliser le commun. “Il n’y a pas de désertion individuelle à proprement parler. Chaque déserteur emporte avec lui un peu du moral des troupes. Par sa simple existence, il est la récusation en acte de l’ordre officiel ; et tous les rapports où il entre se trouvent contaminés par la radicalité de sa situation” (Thèses sur la communauté terrible, Tiqqun II). Notre émancipation des plus gros dispositifs de pouvoir tient à notre capacité à nous constituer en tribu, en machines de guerre ; à ouvrir des solidarités, des complicités ; à intensifier nos liens et multiplier les partages.
Ces machines de guerre en fuite ne sont pas à confondre avec les dispositifs de contre-pouvoir car elles sont au contraires des libres associations au sein desquelles nous nous efforçons en permanence de ruiner l’émergence des rapports : ruiner les échanges, la méfiance, l’étrangeté, l’inattention, les rapports de domination, les chantages, les rôles, les hiérarchies informelles. Ces machines de guerre ne sont pas des contre-pouvoirs mais des anti-pouvoirs.
Je me dois maintenant de préciser que lorsque j’ai dit que l’émancipation tient à notre capacité à créer des liens cela ne se résume pas à “se faire plein d’ami-e-s”. Car si les liens ne sont que purement affectifs et coupés de nos besoins et réalités quotidiennes alors ils restent inopérants face aux dispositifs, simplement parallèles à nos aliénations. Ce sont ces ami-e-s pour faire la fête le samedi soir, aller aux restaurants, ou même militer après le boulot.
La multiplications des liens prend son sens lorsqu’elle entraîne dans son sillage des complicités, des solidarités, des ruptures et fuites collectives, et l’élaboration des mondes que nous désirons partager.
Et il suffit d’être au moins deux pour mettre en branle une machine de guerre et prendre le large : se faire un potager collectif, du co-voiturage, ouvrir un squat, une zone de gratuité, s’entraider régulièrement, lancer un cercle de lecture, démarrer un infokiosk, se construire des cabanes dans les arbres, se constituer en tribu et déserter le vieux monde en roulottes, fonder une communauté sur une île, une zone autonome temporaire, un atelier de réparation de vélo, voguer en bande de free-partys en bals folks, déscolariser nos enfants ou se construire des yourtes. Ces espaces émancipés, ces mondes partagés existent déjà ; ils ont toujours existé mais ils restent à réinventer, à développer, à multiplier, à ouvrir et à intensifier. Et cette aventure est autrement plus passionnante et réelle que toutes les attractions et les loisirs de la société du spectacle.
Séparation
La séparation est peut-être le fait majeur de l’Occident, la clé de voûte de la pensée occidentale, cette pensée rationnelle, pensée de la domination. Nombre d’auteur-e-s le remarquent quel que soit l’angle d’étude. La séparation fonde la domination, comme l’exploitation, l’assujettissement ou l’aliénation. Et si je crois important d’en parler c’est que la pensée-qui-sépare nous imprègne toutes et tous, au plus profond de nous.
La séparation fondamentale c’est la section du lien, l’anéantissement du commun. La séparation, c’est l’étrangeté à l’autre qui prend le dessus sur nos liens. Et lorsque l’étrangeté est suffisante, l’aliénation est possible ; lorsque le lien est sectionné, les rapports de pouvoir s’établissent, la domination s’immisce entre nous.
La séparation est le plus souvent binaire, polaire. Elle établit un dualisme : deux camps distincts, étrangers, inconciliables, définitivement différents et en conflit, en concurrence.
Cette pensée qui sépare se retrouve partout dans les pensées occidentales : chez les défenseurs de l’exploitation et l’assujettissement comme chez leurs opposants. Communisme, christianisme, philosophie des lumière, humanisme, naturalisme, sont imprégnés des mêmes séparations qui fondent les régimes qu’ils critiquent.
C’est dans « Le mythe de la raison » que Georges Lapierre explique très bien la séparation. La première séparation que nous retrouvons déjà en Grèce Antique, c’est notre séparation de la nature. Egalement centrale dans la philosophie des Lumières, il en découlent bien d’autres séparations. « Seule une société fondée sur le travail des esclaves, comme le fut par exemple la société gréco-romaine, peut parler de nature dans le sens d’une séparation entre un monde plein d’esprit, celui des citoyens, et un monde qui en est dépourvu, celui des esclaves » (Lapierre). C’est également la séparation entre sujet et objet dont il s’agit. Et c’est cela qui fonde toute la science occidentale et la pensée positive. « Ce dualisme qui oppose, comme l’être au non-être, culture et nature, sujet et objet, reste pour nous un critère de civilisation au point où il joue un rôle déterminant dans l’élaboration d’une hiérarchie plus ou moins implicite des cultures. (...) La pensée positive transforme tout ce qu’elle touche en nature, c’est-à-dire en être séparé, voué à l’asservissement » (Le mythe de la raison, G. Lapierre).
La séparation entre humanité et nature établit une hostilité, une étrangeté, et fonde la domination de la nature. La nature devient avec la science occidentale un objet de recherche. Elle est objectivée, réduite en équations mathématiques et schémas, classifiée en espèces, appréhendée en termes de ressources naturelles pour être exploitée, pillée, détruite. Et le problème n’est pas que dans les conséquences écologiques mais bien dans le concept de nature lui-même.
Et je dis que la nature n’existe pas. C’est un mensonge de la pensée occidentale qui justifie l’exploitation et l’extermination des forêts, des eaux et de cette multiplicité d’êtres vivants et d’éléments présents sur notre planète.
Je ne dis pas que l’humain fait partie de la nature, d’une seule et même totalité, car je dis qu’il n’y a pas de nature, pas d’unité mais une multiplicité : une multiplicité d’êtres vivants et d’éléments différents mais en interaction permanente. Cette eau que je bois agit sur mon organisme et aussi bien je peux, par mes activités, polluer les rivières et les nappes phréatiques. Je suis malgré tout bien différent d’une goutte d’eau. Nous sommes simplement lié-e-s, en relation.
« Les Indiens disent : il n’existe pas de réalité indépendante de l’autre, l’identité de chacun naît de l’enchevêtrement des rapports qu’il entretient avec ce qui n’est pas lui ; elle émerge des relations d’échanges multiples. Nous ne pouvons définir notre identité qu’en nous posant comme termes d’une relation d’échange avec autrui. Ce que les anthropologues appellent « animisme », (...) est cette vision du monde animé où tout entre en relation avec tout, où chacun tire sa substance, sa force et son être des relations de voisinage » (Le mythe de la raison). En Occident, la pensée-qui-sépare sectionne les liens et provoque les hostilités.
Louis Dumont perçoit la séparation dans le christianisme, dans les enseignements du Christ et de Saint-Paul : l’individualisme absolu et universalisme absolu. La pensée d’une totalité (Dieu) est contemporaine de celle d’un « individu-hors-du-monde ». Déjà pour les premiers chrétiens, les choses ne peuvent constituer que des moyens ou des empêchements dans la quête du royaume de Dieu (Essai sur l’individualisme, L. Dumont).
Appréhender le monde comme une totalité unifiée nous a amenés à créer ce concept de nature et à nous penser étrange-è-s à tous les éléments et êtres non-humains. La pensée-qui-sépare et la pensée-qui-unifie sont une seule et même chose : unifier l’humanité pour mieux la séparer de la nature, unifier une race ou une nation pour mieux la séparer des autres, unifier la totalité terrestre pour mieux mous aliéner à Dieu. Penser une totalité revient à penser l’ordre et l’unité de cette totalité, la hiérarchie entre les êtres de cette totalité.
Et c’est là toute l’erreur des humanistes, communistes, chrétiens ou naturalistes : l’unification mène à la séparation et à l’aliénation. La pensée occidentale unifie pour mieux séparer et sépare pour mieux exploiter et dominer.
Aujourd’hui cette pensée unifie le Moi pour mieux nous séparer des autres et propager le chacun-pour-soi et la paranoïa. Je me retrouve seul. Seul contre tous. D’une peur de la nature à une peur de l’étranger, jusqu’à une peur de tous les autres ; la paranoïa nous laisse enfin seul-e-s face à nous-mêmes.
Et ce n’est pourtant pas fini car la pensée-qui-sépare vient nous traverser de part en part. elle vient en moi séparer l’esprit du corps. Alors mon corps devient un objet étranger qu’il faut maquiller, soigner, bronzer, faire maigrir, pour que, une fois mort, il puisse être « donné à la science ».
Là encore, je remarque que la pensée d’une totalité, le Moi, est corollaire d’une séparation entre mon corps et mon esprit.
C’est donc le même Homo Œconomicus, individu de la société moderne qui se pense à la fois comme étranger à la nature, étranger aux autres et étranger à lui-même. Et c’est de là que toutes les exploitations et dominations, guerres et pillages, auto-mutilations et violences peuvent se propager.
Pour en finir avec ce monde, c’est ce mode de pensée occidental qu’il va falloir déconstruire. Il s’agit de réussir à penser, non plus une totalité d’êtres différents et étrangers les un-e-s aux autres, mais une multiplicité d’êtres différents mais liés les un-e-s aux autres. Il s’agit d’en finir avec les catégories de nature et humanité, sujet et objet, ami-e-s et ennemi-e-s, hommes et femmes autant qu’avec les races et les rôles. Et cela sans instituer une nouvelle totalité, une nouvelle communauté terrible, une nouvelle idéologie. C’est une œuvre bien difficile à réussir que de saisir à la fois nos différences et nos liens, de refuser à la fois notre séparation et notre unification. J’ai pourtant l’intuition que notre émancipation passera par notre capacité à développer cette autre relation à l’autre et à soi-même.
Sécession
Si j’introduis dans mon propos le concept de sécession c’est pour que nous en finissions une fois pour toutes avec celui de révolution. Il n’y a pas de lendemains qui chantent. “Le réalisme veut que nous cessions d’attendre la Révolution, mais aussi que nous cessions de tendre vers elle, de la vouloir” (Hakim Bey, TAZ). La révolution est un mythe, un mirage par lequel les syndicats et groupuscules n’ont de cesse d’essayer de nous enrôler dans leurs dispositifs de contre-pouvoir. Attendre et préparer la révolution en militant, ce n’est qu’une autre manière de nous faire accepter notre soumission aux dispositifs et rôles dans lesquels nous sommes emprisonné-e-s en ce moment même. “Le slogan ‘révolution !’ est passé de tocsin à toxine, il est devenu un piège du destin, pseudo-gnostique et pernicieux, un cauchemar où nous avons beau combattre, nous n’échappons jamais au mauvais Eon, à cet Etat incube qui fait que, Etat après Etat, chaque paradis est administré par encore un nouvel ange de l’enfer”(ibidem). La révolution se pose comme une fin, un objectif à atteindre, une utopie mythique pour laquelle nous devrions agir, militer et même sacrifier nos vies. La perspective révolutionnaire c’est d’agir en vue de réaliser cette fin, d’atteindre cet objective inaccessible. Finissons-en avec ce mensonge !
Ce dont il est question pour Hakim Bey comme pour moi, c’est d’établir une autre perspective : ne plus agir en fonction d’une fin à atteindre mais bien pour ce qu’il est possible d’expérimenter et vivre immédiatement. La sécession “n’est pas le présage d’une quelconque utopie sociale toujours à venir, à laquelle nous devons sacrifier nos vies pour que les enfants de nos enfants puissent respirer un peu d’air libre”(ibidem).
La perspective sécessionniste commence par la sécession (alors que la perspective révolutionnaire vise la révolution) et s’apprécie comme processus en tant que tel : le processus d’émancipation, la rupture, le soulèvement en tant que tel. La sécession n’est pas une fin à réaliser mais c’est un processus, de même que la liberté ne se ressent qu’au travers d’un processus de libération. La liberté en tant qu’état que nous atteignons une fois la république instaurée n’est qu’ un mensonge des nouveaux maîtres de l’Etat. Je ne peux vivre la liberté qu’au travers d’une émancipation ; il ne s’agit pas d’un état à atteindre mais d’une expérience à vivre. Cette expérience, pour Hakim Bey, c’est la TAZ, la Zone d’Autonomie Temporaire :
“C’est-à-dire que nous devons réaliser (rendre réels) les moments et les espaces où la liberté est non seulement possible mais actuelle. Nous devons savoir de quelles façons nous sommes opprimés, et aussi de quelles façons nous nous auto-réprimons, ou nous nous prenons au piège d’un fantasme dont les idées nous oppriment. Le travail par exemple est une source de misère beaucoup plus grande pour la plupart d’entre nous, que la politique législative. L’aliénation est beaucoup plus dangereuse que de vieilles idéologies surannées, édentées et mourantes. S’accrocher mentalement à des ‘idéaux’ - qui s’avèrent n’être en fait que de pures projections de notre ressentiment et de notre impression d’être des victimes - ne fera jamais avancer notre projet” (Hakim Bey).
A l’idée de révolution s’attache celle de la prise de pouvoir : l’idée de combattre puis conquérir le pouvoir ; se constituer dans un premier temps en contre-pouvoir, afin de remplacer ensuite le pouvoir. A ce concept de contre-pouvoir, John Holloway préfère celui de l’anti-pouvoir : “Quelle qu’en soit la forme, la conquête du pouvoir étatique n’a pas permis de réaliser les changements que les protagonistes espéraient”. “L’idée que l’on peut se servir de l’Etat pour changer le monde était une illusion”. “La seule façon de concevoir un changement radical aujourd’hui ne relève pas de la conquête du pouvoir mais de la dissolution du pouvoir” (Douze thèses sur l’anti-pouvoir). Dans le dernier chapitre du manifeste contre le travail, le groupe Krisis écrit : “les ennemi-e-s du travail ne veulent donc pas s’emparer des commandes du pouvoir mais les détruire. Leur lutte n’est pas politique, elle est anti-politique”. Car “le but de la politique ne peut être que la conquête de l’appareil d’Etat pour perpétuer la société de travail”(Krisis). “La nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’Etat, mais une lutte entre l’Etat et le non-Etat, disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique”(Giorgio Agamben, La communauté qui vient).
Il s’agit de ne plus penser en terme d’intervention politique, de révolution et de prise de pouvoir mais en terme de création éthique, de sécession et de dissolution du pouvoir.
Hakim bey évoque également la tactique de la disparition : “une révolution de la vie quotidienne, de tous les instants : une lutte que rien ne peut arrêter, pas même l’échec ultime de la révolution politique et sociale”. “Initier une TAZ peut impliquer des stratégies de violence et de défense mais sa plus grande force réside dans son invisibilité. L’Etat ne peut la reconnaître parce que l’histoire n’en a pas la définition. Dés que la TAZ est nommée (représentée, médiatisée), elle doit disparaître, laissant derrière elle une coquille vide, pour resurgir ailleurs, à nouveau invisible puisqu’indéfinissable dans les termes du spectacle” (Hakim Bey).
Anti-pouvoir, tactique de la disparition, anti-politique, insurrection et sécession, zone autonome temporaire ; tous ces concepts témoignent d’une autre perspective que celle de la tradition révolutionnaire. Il y a clairement rupture : rupture d’avec cette conception révolutionnaire de l’opposition au pouvoir, tout autant que rupture d’avec les dispositifs de pouvoir qui nous écrasent.
C’est en quelque sorte une autre manière de s’insurger contre une loi ou un projet de loi : refuser de la respecter, désobéir, violer la loi et bafouer du même coup l’autorité et l’idée même d’Etat de droit. Il ne s’agit pas de manifester, de pétitionner et militer contre cette loi, mais de simplement les refuser : elle et le pouvoir qui l’impose. C’est la désobéissance civile, l’insoumission, l’illégalité. Nous ne revendiquons rien, nous n’avons rien à négocier ; cette loi n’est pas la nôtre et nous ne la respecterons pas. Il y a des lois qui ne peuvent prendre effet car trop de gens les refusent et il y a des délits, comme par exemple le vol à l’étalage, qui sont si fréquents que les pouvoirs publiques n’ont pas les moyens de les punir autant qu’ils le voudraient.
Je ne connais de métaphore plus enthousiasmante pour nous redonner courage face à l’arsenal répressif et technologique qui se met en place en ce moment, que celle du tuyau d’arrosage qui fuit par tous les bouts : “il n’y a pas de système social qui ne fuie par tous les bouts, même si ces segments ne cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite” (Deleuze, Guattari, Mille Plateaux). Une loi colmate une fuite mais une autre fuite se déclare un peu plus loin. Les dispositifs de pouvoir consacrent une énergies considérables à colmater les fuites car ils fuient de toutes parts. Le désir de fuir gronde toujours quoi que fasse l’autorité. Il n’y a pas de transports en commun payants sans fraude, de guerre sans déserteurs, de magasin sans vol, d’école sans absentéisme, de loi respectée par toutes et tous, de prison sans tentative d’évasion. Et c’est sur toutes ces pratiques que se dessine la perspective sécessionniste.
Ethique
Notre premier problème est de ne pas savoir ce qu’est l’éthique. Nous la confondons souvent avec la morale. Pourtant l’éthique se distingue de la morale de plusieurs façons. “la morale se présente comme un ensemble de règles contraignantes d’un type spécial, qui consiste à juger des actions et des intentions en les rapportant à des valeurs transcendantes (c’est bien, c’est mal) ; l’éthique est un ensemble de règles facultatives qui évaluent ce que nous faisons, ce que nous disons, d’après le mode d’existence que cela implique”(G. Deleuze, Pourparlers). La morale juge en séparant le bien du mal. Les règles morales ne sont pas des règles orientant l’action mais des règles qui condamnent et culpabilisent. Elles servent donc au pouvoir qui domine et dirige. C’est ce que John Holloway appelle le pouvoir instrumental (douze thèses sur l’anti-pouvoir).
A l’inverse l’éthique ne distingue pas le bien du mal car elle ne vise pas à juger mais à comprendre les erreurs, comprendre pourquoi mon action peut être erronée, dangereuse et comment je pourrais “faire mieux la prochaine fois”. Les règles éthiques me permettent d’apprendre et surtout de poursuivre mon action. L’éthique m’aide à décider comment agir. Elle pose des hypothèses permettant d’expérimenter d’autres manières de faire. Au lieu d’interdire et condamner, l’éthique oriente et accompagne l’action et la création. Pour cela je l’associe au pouvoir-action de John Holloway.
Les règles morales sont prescrites par un appareil (familles, églises, institutions éducatives, ...) et participent des rapports de pouvoir. C’est pour cela qu’elles procèdent par la séparation entre le bien et le mal : il s’agit d’une binarisation, d’une polarisation : bonne action ou mauvaise action, légalité ou illégalité, vice et vertu, bonne bouffe ou mal-bouffe, gentils et méchants, naturel ou artificiel, français ou étrangers, bonne élève ou mauvaise élève, ami-e-s ou ennemi-e-s, eux et nous. Dés que nous acceptons le dualisme, la polarisation, l’étrangeté à l’autre, nous sommes prises au piège dans un dispositif de pouvoir, dans une morale. L’élaboration éthique procède d’abord du refus de cette polarisation morale entre bien et mal, ami-e-s et ennemi-e-s.
Mais pourquoi est-ce que je réintroduis l’éthique ? Si nous n’avons pas besoin de morale, pourquoi aurions nous besoin d’éthique ?
De la même manière que la morale pérennise la domination, l’absence d’éthique maintient le statu quo parce que c’est l’éthique qui m’oriente dans l’action, qui me permet de prendre position dans une situation et d’agir. La posture qui consiste à refuser l’éthique est très répandue. Par exemple dans les milieux engagés c’est celle qui consiste à refuser l’immersion de la politique dans la sphère privée. C’est bien en confirmant la séparation de nos existences en vie privée et vie publique que cette posture maintient le statu quo, l’équilibre des dispositifs de pouvoir qui se fonde sur cette séparation (travail salarié, famille, politique, conjugalité, domination masculine). C’est ainsi que les militant-e-s peuvent, après le boulot, se réunir entre convaincu-e-s pour vilipender le capitalisme, puis rejoindre leur petite structure conjugale en fin de soirée comme si de rien n’était. Replacer les débats en termes éthiques c’est questionner tous les rapports : rapports de production, d’exploitation, subordination sur le lieux de travail ; rapport d’échange dans les dispositifs de consommation ; aussi bien les rapports de domination au sein de la famille et de la structure conjugale (patriarcat). L’éthique réfute la séparation en sphères de nos existences en confrontant de sa critique tous les dispositifs de pouvoir. C’est exactement un positionnement éthique que prennent les féministes qui pourfendent le patriarcat dans toutes les sphères. Et c’est d’ailleurs lorsqu’elles disent que “le personnel est politique” qu’elles dérangent même dans les organisations les plus révolutionnaires.
Mais l’absence d’éthique participe du statu quo également parce que si ce n’est pas nous qui nous donnons notre propre éthique, alors ceux sont les pouvoirs dominants qui répandront leur éthique. C’est ce qui se passe à l’heure actuelle dans la société de consommation : notre aliénation dans la consommation ne procède pas par morale mais bien par éthique. Par exemple les règles ne sont pas obligatoires (on peut ressortir du magasin sans avoir rien acheté) mais elles sont omniprésentes. De plus la société de consommation implique un mode de vie. Et c’est bien au travers des modes de vie que se déploie la question éthique. C’est ce que Foucault et Deleuze appellent la subjectivation. Et le défi qui s’offre à nous est d’élaborer des modes de vie en rupture de ceux de la société de consommation. “Il s’agit de la constitution de mode d’existence, ou, comme disait Nietzsche, l’invention de nouvelles possibilités de vie”. “Il s’agit de règles facultatives qui produisent l’existence comme oeuvre d’art, des règles à la fois éthiques et esthétiques qui constituent des modes d’existence ou des styles de vie”(Gilles Deleuze, Pourparlers). Foucault nous met en garde qu’avec la disparition du code moral chrétien, nous devons chercher une esthétique de l’existence nouvelle, une invention de soi. Si nous ne prenons pas en main ce processus de subjectivation, ceux sont les dispositifs tel que la consommation qui nous figeront en sujet (par le chacun-pour-soi, les normes esthétiques, les modes, le consumérisme, l’adoration du travail et de l’argent, la séparation des sphères publiques et privées, etc.) : “le sujet se constitue à travers des pratiques d’assujettissements ou, d’une façon plus autonome, à travers des pratiques de libération”.
Les auteurs du texte “En finir avec la mort” soulèvent ce même défi éthique en distinguant deux versants de l’individualisme : celui “correspondant à la séparation des individus, qui peut être grossièrement ramené à de l’égoïsme, et correspond plus sûrement au repli sur la sphère privée” ; et celui qu’ils définissent comme “la pleine positivité de la subjectivité agissante, à la recherche d’une augmentation de sa puissance d’agir”. “L’enjeu est celui du maintient et du renforcement ou non de ce que je suis, de ce à quoi je rêve”. Et Giorgio Agamben de préciser : “l’unique expérience éthique consiste à être sa (propre) puissance, à laisser exister sa (propre) possibilité”(La communauté qui vient).
C’est bien parce que la politique participe du statu quo en cloisonnant les sphères publique et privée que c’est seulement sous un angle d’attaque éthique que nous pourrons ébranler nos aliénations. Et c’est l’élaboration éthique (et surtout pas moral) qui nous permet d’agir et de bâtir nos espaces libérés, de tracer nos lignes de fuite, de comploter nos désertions et d’esquisser nos propres subjectivités et sensibilités.
L’en dehors
Notre capacité à penser et réaliser notre émancipation est liée à notre capacité à penser l’en dehors, ou plutôt les en dehors. Car chaque dispositif de pouvoir a son en dehors, chaque aliénation son émancipation, chaque rapport son renversement. Lorsque j’ai terminé ma scolarité je sors du dispositif scolaire. Tant que je suis célibataire, je ne suis pas pris dans un dispositif de conjugalité. Au jour d’aujourd’hui, et j’espère encore pour longtemps, je ne suis ni en prison, ni salarié bien que je doive trop souvent mettre les pieds dans des dispositifs de consommation (magasins, supermarchés, publicités,..).
Je ne pourrais probablement pas passer une semaine sans me frotter à un seul dispositif, mais j’ai la possibilité de rester à l’extérieur de tel ou tel dispositif.
Si la désertion est le processus par lequel je fuis un dispositif, l’insoumission est celui par lequel je refuse de m’y soumettre et l’émancipation est l’art de renverser un rapport en retournant l’étrangeté-à-l’autre en connaissance-de-l’autre, en faisant naître du lien, des complicités. Mais les trois processus s’inscrivent dans une même perspective qui suppose la croyance en cet en dehors du dispositif, cet extérieur à un rapport de pouvoir. Et c’est bien parce que chaque dispositif à son en dehors que je garde l’espoir de m’en émanciper.
Par exemple je ne crois pas que le couple ne bascule systématiquement en dispositif de conjugalité. Il ne tient qu’à nous de ruiner l’apparition de ces rapports (jalousie, possessivité, chantage affectif, attentes, ...) qui nous aliènent progressivement dans ce terrifiant dispositif de conjugalité. Notre émancipation se joue en permanence sur la nature des relations que nous avons avec l’autre. De même un collectif peut rester “désir d’être ensemble”, force d’émancipation ou bien laisser apparaître des hiérarchies informelles et des rapports de pouvoir en son sein. La tribu bascule alors en communauté terrible. Quand bien même ce collectif s’arme des intentions les plus révolutionnaires, il peut tout de même devenir un micro-fascisme. Croire en l’en dehors, c’est croire qu’il est possible d’expérimenter d’autres manières de vivre et agir ensemble autant qu’il est possible de déserter les dispositifs de pouvoir.
L’un des pires mensonges que propagent aussi bien les plus gros dispositifs de domination que les contre-pouvoirs révolutionnaires, c’est de nous faire croire qu’il n’y a qu’un et qu’un seul grand dispositif, qu’il est partout, nous traverse tous les jours et constitue notre univers : c’est le Système, le capitalisme, l’Etat, le Pouvoir ou l’Empire. Pour les tenant-e-s d’un pouvoir, ce discours vise à nous faire croire que nous sommes pris-es dans notre destinée, que nous devons nous soumettre à l’ordre des choses. Dans le discours révolutionnaire, l’unité du pouvoir interdit l’existence d’un en dehors et donc d’une émancipation. La seule libération possible ne pourrait soi-disant venir que d’une révolution ou d’un crash financier, que certains n’hésitent pas à prophétiser. Du coup il faut attendre “le grand soir” et on ne peut rien faire tant que le capitalisme ne s’est pas effondré. Puis non-contents de prôner le statu-quo, ces prophètes de la révolution n’oublierons pas de nous inviter à rejoindre leurs dispositifs de contre-pouvoir (partis, syndicats, groupuscules,...) pour militer ensemble contre les méchants capitalistes.
Cette unification du pouvoir n’a pas seulement l’inconvénient de simplifier la complexité des dispositifs mais aussi de neutraliser toute velléité d’émancipation concrète et immédiate, de désertion ou de réalisation rupturistes. Michel Foucault réfute l’unité du pouvoir : “les différents opérateurs de domination s’appuient les uns sur les autres, dans un certain nombre de cas se renforcent et convergent, dans d’autres cas, se nient ou tendent à s’annuler”(“il faut défendre la société”) Le pouvoir n’est pas “un système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre” mais bien “une multiplicité de rapports de force”(La volonté de savoir). Et c’est justement parce qu’il y a une multiplicité de rapports et de dispositifs de pouvoir qu’une multiplicité de désertions, de soulèvements sécessionnistes s’ouvrent à nous.
Le commun
Le commun était déjà là. Je dirais même que le lien est premier. Ce que cultive le façonnage occidental de nos êtres c’est la coupure des liens, la destruction totale du commun : jusqu’à ces foules anonymes où plus personne ne se parle, ne se regarde, ne se touche ni même se voit. Spectacle de la marchandise dans les centres commerciaux, spectacle sportif dans les stades de football, spectacle politique dans les manifestations. Il y a du monde et pourtant tout le monde s’ignore. Je suis seul dans la foule.
D’abord donc, au fil d’une longue éducation, d’une colonisation, d’un développement industriel, les dispositifs de pouvoir rompent nos liens et instituent des rapports. L’anonymat c’est un peu quand le commun a disparu, quand le nombre des rapports écrase celui des liens. En lieu et place du commun, s’établissent les communautés : communauté d’intérêts, famille, communauté française, communauté humaine, communauté politique (d’un courant politique particulier), artistique, sportive ou religieuse. C’est une myriade de communautés terribles qui constitue le monde occidental. “Les membres de la communauté terrible sont méfiants les uns envers les autres parce qu’ils ne savent rien d’eux-mêmes ni les uns des autres”. Ils “se rencontrent plus par accident que par choix”. “La communauté terrible est une somme de solitudes qui se surveillent sans se protéger” (Tiqqun II, Thèses sur les communautés terribles). Club de supporters, bande de potes, secte ou groupe militant, toute communauté réalise son unité en affirmant son étrangeté aux autres communautés : les équipes adverses, le syndicat d’en face, les ennemis, les étrangers, etc. Nous retrouvons là la double pensée : la pensée-qui-sépare et la pensée-qui-unifie : la communauté terrible se soude en se coupant des autres. Et elle sera d’autant plus soudée que ses meneurs sauront accentuer l’hostilité aux autres.
Ce que je nomme le commun, ce serait en quelque sorte l’antithèse de la communauté terrible, une myriade de liens qui s’établissent tout en ruinant les rapports qui nous détruisent. Le commun n’est donc pas identifiable ni quantifiable. Ce n’est pas un groupe déterminé, dénombrable et étiquetable. Même une machine de guerre en fuite, une tribu en vadrouille reste à géométrie variable et n’existe que par la diversité de ses rencontres. Tant que la tribu reste ouverte aux autres, elle évite de dériver en communauté terrible, elle reste partie-prenante d’un vaste réseau. Le commun est plus un maillage de liens divers et variés, une sorte de flux, de circulation de désir : désir d’être et de faire des choses ensemble. Ca peut être de la vie commune, de l’action collective, des chantiers ou potagers collectifs, du co-voiturage, des balades, de grands banquets, des discussions interminables, de l’économie commune, de la collocation ou de voyages. Il n’y a pas un modèle de collectivisation mais une multitude d’expériences collectives. Le défi qui se présente à nous désormais en terme collectif n’est sûrement pas de créer une nouvelle communauté sur la base d’une nouvelle idéologie, d’une avant-garde ou d’un parti ; mais de répandre partout du commun, de percer des complicités au travers et entre les communautés terribles comme pour mieux les anéantir : ruiner les rapports par la prolifération des liens ; surtout pas des alliances entre communautés mais des complicités qui cisaillent la communauté. Un peu comme ces fraternisations de soldats adverses entre deux batailles. Le sens même de la guerre est ruiné par ces moments exceptionnels et aucun des soldats impliqués ne croira plus aux mensonges des généraux. Des liens sont apparus qui ont ruiné le sens des communautés en guerre.
Faire émerger du commun pour ruiner les dispositifs de pouvoir sans basculer en ghetto, sans que nos tribus ne deviennent des communautés terribles ; ce n’est pas facile du tout. Et l’autre piège qui se tend c’est le repli sur soi de toutes celles et ceux qui n’en peuvent plus des communautés terribles comme des dispositifs de pouvoir. Je ne cesse pas de croiser : des hommes et des femmes qui fuient seul-e-s ou en couple cloisonné et méfiant (ce qui revient au même car le dispositif de conjugalité est une communauté des plus terrible qui plus tard devient famille cloisonnée). Fuir est urgent mais se replier sur soi est une impasse ; c’est fuir les autres, confondre le commun et les communautés terribles, les liens et les rapports. Or le problème c’est pas les autres. Au contraire c’est bien notre étrangeté aux autres la source de nos aliénations. Nos émancipations s’élaborent grâce à notre capacité à connaître et comprendre l’autre, à nouer des liens et des complicités, à faire émerger du commun par des solidarités concrètes et des projets collectifs rupturistes. Le repli individualiste est un piège à éviter tout autant que le repli communautaire. Individualisme et communautarisme s’équilibre d’ailleurs dans la société occidentale, un peu comme les deux faces de la même médaille, un peu comme la pensée-qui-sépare et la pensée-qui-unifie. “Nous ne voulions pas seulement fuir, même si nous avons bien quitté ce monde parce qu’il paraissait intolérable”. “Ce que nous voulions, c’était ne plus lutter contre quelqu’un mais avec quelqu’un” (Tiqqun II, Thèses sur la communauté terrible).
Tactiques
Bien que nos tribus mouvantes ne soient pas à confondre avec des dispositifs de contre-pouvoir, elles peuvent tout de même avoir besoin d’élaborer des tactiques : pas des grandes manœuvres ni des programmes politiques, mais plutôt des complots ou des tactiques de guérilla. Elaborer ensemble des stratégies, s’organiser reste alors pour nous une expérimentation et surtout pas un programme.
Il n’y a pas de fin à atteindre par des moyens mais un processus sans fin d’expérimentation.
Nos stratégies rupturistes se distinguent en cela des stratégies politiques qu’elles ne séparent pas moyens et fins. Il s’agit de ne plus soumettre des moyens (et nous-mêmes) à la réalisation d’une fin : ne plus se sacrifier pour la cause, pour la révolution, pour le parti, ne plus mener des campagnes pour faire prendre conscience aux autres, ne plus produire pour atteindre l’autonomie alimentaire.
Non pas que nous ne nous fixions pas parfois des objectifs à réaliser. Mais ces objectifs ne doivent pas prendre le dessus sur le processus en lui-même, sur la richesse des moments partagés et sur nous-mêmes. Notre plaisir, nos partages, nos amitiés, notre épanouissement, notre liberté, les liens que nous tissons comptent alors autant que tel ou tel objectif à réaliser. Moyens et fins ne se distinguent plus dans un processus d’émancipation, dans l’expérimentation rupturiste.
S’organiser, c’est élaborer des plans d’émancipation un peu comme nous préparerions minutieusement et à voix basse une évasion de prison. C’est par plein de petits complots, squats, chantiers, jardins collectifs, vols, plans récup’, mises en commun de matériel et d’argent, discussions, actions directes, partages, coups de main, que s’élabore un vaste plan d’émancipation. C’est parce que nos désertions sont bien réelles et pas du tout imaginaires qu’elles progressent sur une multitude de réappropriations pratiques et concrètes : réappropriation de savoir-faire, de lieux de vie, de notre rythme, de nos plaisirs, de notre temps, de l’énergie, de notre créativité, de notre esthétique, de notre alimentation, etc. Tout ce que les dispositifs nous ont déjà volé, il nous faut nous le réapproprier ; reprendre possession de nos pensées, de nos désirs, de nos possibles.
Car désormais tout est possible et, en même temps, rien n’est prévu. Sur une ligne de fuite s’élance un devenir alors que la ligne dure du dispositif nous enfermait dans un avenir, une carrière, un rôle figé. Le devenir est imprévisible et c’est bien ce qui fait la richesse de nos vies.
Elaborer nos désertions, ça nous ramène à un certain art de la navigation sur nos lignes de fuite. Il faut faire preuve de ruse, d’habileté, de rapidité, d’imagination, d’improvisation pour surfer entre les dangers de l’univers hostile des dispositifs de pouvoir. Ce n’est pas une route à suivre (la bonne voie) mais plutôt un terrain accidenté. Nous avons quitté la route et fuyons à travers champs. Et encore, cette métaphore de la conduite n’est pas pertinente car il n’y a souvent qu’un ou une conductrice dans un véhicule, alors que nous avons tout intérêt à fuir en bande. Et c’est en groupe que nous élaborons nos stratégies de désertion et nos plans d’émancipation, telles ces machines de guerre de Gilles Deleuze et Félix Guattari.
La machine de guerre est une meute, multiplicité pure, irruption de l’éphémère et puissance de la métamorphose (Traité de nomadologie, Mille plateaux). La machine de guerre n’a pas pour objet la guerre mais l’occupation de l’espace lisse. Lorsqu’elle fait l’erreur de prendre pour objet la guerre, elle dégénère en armée. La guérilla ne dégénère pas en armée « qu’à condition de créer autre chose en même temps, ne serait-ce que de nouveaux rapports sociaux non organiques » (ibidem). C’est ce qu’a réussi par exemple l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) au Chiapas depuis 1994 : elle a fui les affrontements armés et le cercle vicieux de la violence tout en créant d’autres types de rapports en son sein.
Les auteurs parlent ainsi de « ceux qui savent l’inutilité de la violence, mais qui sont en adjacence avec une machine de guerre à recréer ». « Se peut-il qu’au moment où la machine de guerre n’existe plus, vaincue par l’Etat, elle témoigne au plus haut point de son irréductibilité, elle essaime dans des machines à penser, à aimer, à mourir, à créer, qui disposent de forces vives ou révolutionnaires susceptibles de remettre en question l’Etat vainqueur ? C’est dans un même mouvement que la machine de guerre est déjà dépassée, condamnée, appropriée, et qu’elle prend de nouvelles formes, se métamorphose, en affirmant son irréductibilité, son extériorité : déployer ce milieu d’extériorité pure, que l’homme d’Etat occidental ou le penseur occidental, ne cessent de réduire »(Deleuze, Guattari, Mille Plateaux).
Selon moi, cette métamorphose tient en notre capacité à sortir du bourbier de la pensée gauchiste révolutionnaire et du mythe de la lutte armée ; à élaborer d’autres concepts et d’autres pratiques que celles des professionnels de la radicalité.
La violence est peut-être le rapport par excellence, la domination totale. Elle intervient lorsque la menace, le chantage, l’intimidation, les ordres, la morale ne fonctionnent plus : violence du père ou de la mère, du maître, du flic, du mari. Lorsque les violences verbales et psychologiques n’ont plus d’effet alors c’est la violence physique qui parachève la domination. Je pense que s’il y a un mode de relation à fuir, c’est bien la violence. Et je me désole de voir qu’on essaye à nouveau de nous faire croire au mythe de la violence révolutionnaire.
Ce mythe rejoint les croyances en un monde divisé entre ami-e-s (nous) et ennemi-e-s (eux), en la nécessité de sacrifier nos existences pour l’accomplissement de la sacrosainte révolution, pour la destruction de l’Empire (l’ennemi unifié), pour la construction du parti.
Face à la recrudescence de la répression et de la violence de l’Etat, il est bien plus difficile d’imaginer des pratiques non violentes et intelligentes que de nous ressortir le vieux mythe de la lutte armée. Ce dont je parle, c’est de fuir l’affrontement, esquiver la répression, disparaître pour mieux refaire surface un peu plus loin (c’est la tactique de la disparition d’Hakim Bey) ; et, surtout, de ne jamais cesser d’élaborer d’autres types de relations au sein de nos collectifs, mais également avec les autres. Pas pour les convaincre, mais parce que nos aliénations sont directement liées à notre étrangeté aux autres. C’est à nouer des complicités avec celles et ceux qui nous semblent les plus éloignées que nous pourrons lézarder les dispositifs de pouvoir.
L’élaboration d’autres types de relations est tout sauf utopique : mises en place de rapports non-marchands tels que la gratuité et le partage (en lieu et place de la vente et de l’échange), prises de décision au consensus lors des réunions, remise en cause de la domination masculine, partage des tâches et ruine des hiérarchies informelles, pratique de l’attention, développement de nos capacités à écouter et être attentifs à l’autre, réappropriation et élaboration d’un certain art de vivre ensemble et d’être à l’autre. Que toutes ces pratiques soient spontanées ou formelles ne me semble pas essentiel (c’est à chaque groupe de décider), mais ce qui compte, c’est que la tribu ne dérive pas en communauté terrible. Il s’agit donc de ruiner l’apparition de spécialisations, du productivisme, de valorisations, d’échanges, de hiérarchies informelles, de discours de vérité, de rôles, de normes, de rapports et de cloisonnements.
L’art d’établir nos plans d’émancipation passe aussi bien par la mise en œuvre de réappropriations et d’infrastructures logistiques émancipatrices (pour se loger, s’organiser, se nourrir, se soigner, se chauffer, se déplacer...) que par un travail sur nous-mêmes, une attention permanente à la nature de nos relations.
Façonner
Alors tu pourrais me dire : “Mais pourquoi je fuirais ? mon travail me plaît et me donne de quoi vivre ; ma famille me loge et me nourrit ; et j’aime mes parents ; j’apprends beaucoup de choses intéressantes à l’école et j’y ais tous mes amis ; mes études sont passionnantes ; ma compagne est la personne que j’aime le plus au monde et même si notre couple n’est pas parfait, il n’y a pas de raison de rompre”.
Pour saisir le sens de la fuite, nous devons percevoir dans quel mesure un dispositif de pouvoir, un rôle, un rapport non seulement me contraignent à faire des choses que je ne désire pas, m’emprisonnent, me rendent étranger à moi-même, mais aussi me façonne. Il façonne mon individualité, mes besoins, ma santé, mes croyances, mes convictions, mes idées, mes désirs, mes souvenirs, mes habitudes et ma manière d’être aux autres.
Je change en permanence (ce qui n est pas un problème) mais les dispositifs de pouvoir tendent à me figer dans des rôles, des fonctions, des normes, des manières d’être à l’autre, des rapports : rôle de femme ou d’homme dans la conjugalité ; de père, mère, fille ou fils dans la famille ; fonction d’ouvrier, d’ingénieur, médecin ou employé de bureau dans le travail ; maître ou élève à l’école, etc.
Car être pris dans un dispositif c’est être pris dans certains types de rapports, de manière d’être aux autres et à soi-même, dans un univers particulier emprunt de plus ou moins de rapport de domination, de violence, de valorisations, de relations contractuelles, de rapports froids et étrangers : dans le monde du travail, la prison, l’école, les supermarchés, les rues d’une métropole, sur le terrain de football, dans un embouteillage ou au guichet d’une administration. Et ce quotidien, cet univers de rapports façonnent notre manière d’être aux autres. Nous ne sommes plus les mêmes après avoir vécu des années dans des univers aussi hostiles. Nos singularités, notre multiplicité de désirs, idées folles, rêves, notre créativité, joie de vivre ou notre capacité à écouter, rencontrer, aimer, apprendre ou rire disparaissent, se désagrègent au fil des années. C’est une mort lente.
L’école est un bon exemple de dispositif qui meurtri la créativité, la propension au jeu, les idées singulières de ses élèves. On ne rigole pas en classe. On se tient droit et on se tait. La violence psychologique de l’école est inouïe. C’est un dispositif disciplinaire où la volonté de nous dresser n’est même pas niée ; comme au service militaire : “on va faire de vous des hommes ! Des vrais.” Aïe, ça donne pas envie d’y aller.
Le dispositif de conjugalité n’est pas du même type. Il est bien différent et pourtant après un an ou deux de conjugalité je ne suis plus le même et je ne m’inscrit plus dans la même relation avec l’être aimée. D’un amour-passion je suis progressivement passé à un amour-possession. Je prends mon rôle d’homme et elle prend son rôle de femme. Pour les autres nous sommes désormais un couple reconnu et respecté, cadenassé et clos. Ce n’est plus le désir qui m’anime dans la relation à l’autre mais la possessivité : elle devient femme-objet et je deviens étranger à elle et à l’amour passionnel que je ressentais auparavant pour elle.
Plus besoin de rencontrer, découvrir, désirer l’autre car la conjugalité nous a scellée en objets possédés l’un par l’autre. On pourra difficilement accuser l’Etat ou le capitalisme de nous avoir mis dans ce merdier car c’est à deux que nous avons créé notre propre prison. Je me fige à la fois en sujet possesseur et objet possédé. Là où l’amour me ramenait à la curiosité, le désir, le partage ; je me retrouve à ressentir jalousie, possessivité, lassitude, amertume.
D’autre part les dispositifs de pouvoir ne façonnent pas seulement notre manière d’être aux autres mais aussi nos convictions. Car un dispositif de pouvoir fonctionne avec le discours de vérité qui le justifie : textes sacrés, prophéties et mythes d’hier ; croyance dans le progrès, la science, l’Etat, la technique et le libéralisme économique aujourd’hui. Ces croyances, morales, idéologies, philosophies de vie, préjugés ont en commun de se prétendre vérités. Les micro-dispositifs (famille, conjugalité) ont également leurs discours de vérité qu’il ne faut pas remettre en question. L’adolescente qui s’insurge sera considérée comme étant “en crise d’adolescence”, la femme mariée comme “hystérique”. J’ai rarement vu un film qui décrive aussi bien les dispositifs conjugal et familial que “Une femme sous influence” de John Cassavets. L’héroïne, mère au foyer en révolte, finira par être internée en hôpital psychiatrique par sa propre famille. Un beau film pour comprendre à quel point ces dispositifs peuvent mêler amour et violence, désirs et enfermement, partage et domination. Nous voyons à quel point l’univers familial et son voisinage sont plombés de jugements moraux, de rôles, de normes, de préjugés ; et comment cet ensemble a la capacité d’anéantir toutes celles ou ceux qui ne se conforment pas aux normes.
Alors s’il est parfois nécessaire de fuir, ce sera pour rester en vie, refuser de se voir figer dans un rôle, enfermé-e dans des rapports et des normes, et préférer déterminer par nous-même notre manière d’être aux autres et à soi-même, en choisissant et inventant des univers de vie qui correspondent à nos aspirations. Le monde dans lequel nous vivons nous façonne beaucoup plus que nous ne le façonnons, surtout si c’est un univers autoritaire. Il est plus que temps de bâtir les mondes où d’autres types de relations sont possibles.
Conclusions
1
Qu’est-ce que c’est le pouvoir ?
Le pouvoir, c’est une relation, un rapport. Soumission et domination sont les deux faces de la même médaille. Notre asservissement réside dans notre acceptation du rapport de pouvoir. Accepter ce rapport, c’est également se laisser façonner, modeler dans un certain mode de relation aux autres, dans un rôle. Il n’y a pas un pouvoir qui nous domine (l’Empire, le Système, le Capitalisme) mais une multitude de dispositifs de pouvoir auxquels nous participons. Il y a même des dispositifs que nous bâtissons nous-mêmes tels les dispositifs de conjugalité et la famille.
Et l’aliénation, c’est quoi ?
L’aliénation, c’est l’étrangeté à l’autre, la séparation, la destruction de nos liens, la disparition du commun. Dès lors que les liens sont anéantis, les rapports de domination, d’exploitation, de violence peuvent s’étendre. De l’étrangeté aux autres à l’étrangeté à soi, il n’y a qu’un pas, que la société occidentale a déjà franchi. L’aliénation nous traverse désormais de part en part : ce sont les séparations du corps et de l’esprit, de la vie privée et de la vie publique. Dans cet univers de rapports, je me retrouve seul contre tous et même en guerre contre moi-même (mes défauts, mes kilos en trop, mes mensurations).
Pour combler notre solitude, il y a les communautés terribles (bandes de potes, de supporters, familles élargies, groupes militants ...). Elles se construisent dans un double mouvement d’unification (autour d’une idéologie, d’une identité, d’une mode ou de leaders) et de séparation (stigmatisation des ennemi-e-s, de celles et ceux qui ne sont pas membres de la communauté). Cette double pensée est aussi celle de la morale et de la domination. Elle imprègne la pensée occidentale et développe simultanément l’individualisme (le chacun pour soi) et le communautarisme. L’occident se maintient et s’étend notamment sur cet équilibre monstrueux.
Notre avenir est tout tracé et c’est bien cela le problème : une carrière, une destinée, un rôle de père ou de mère. Nous sommes emprisonné-e-s sur des lignes dures qui nous assignent une fonction sociale.
La résistance même la plus radicale fait partie intégrante du réseau de pouvoir. Elle sert de saillie pour une prise, de vis-à-vis. Protester, militer, s’opposer, revendiquer, c’est déjà reconnaître et donner corps aux dispositifs que nous critiquons. De plus, les groupes militants ont tôt fait de mimer les dispositifs en produisant leurs propres morale, rôle, hiérarchie informelle et valorisation. Les organisations révolutionnaires s’établissent en communautés terribles et en dispositifs de contre-pouvoir aussi parce qu’elles se fondent sur la même double pensée occidentale qui unifie (le parti) après avoir séparé ami-e-s et ennemi-e- s.
Elles se donnent les moyens (jusqu’à la lutte armée) d’accéder à leurs fins (la révolution) car, comme tout système de domination, elles ont préalablement figé les objets et les êtres comme de purs moyens dans leur stratégie et programme politiques. C’est parce que l’action politique reconnaît les pouvoirs dominants et les reproduit simultanément qu’elle est une double impasse.
2
Si le pouvoir est une relation, alors il ne tient qu’à moi de la fuir ou de la renverser. S’insoumettre, c’est refuser de continuer à tenir son rôle dans le rapport de pouvoir. C’est parce qu’il n’y a pas un seul système mais une multiplicité de dispositifs qu’une multitude de désertions sont possibles. Si quitter tous les dispositifs semble irréalisable, chaque dispositif a pourtant son en dehors. Et donc, il y a toujours espoir de pouvoir fuir tel ou tel dispositif.
Maintenant, si l’aliénation tient dans notre étrangeté à l’autre, alors l’émancipation se construit sur la connaissance de l’autre. Et c’est donc par la rencontre, l’écoute, et la confiance en l’autre que peut se renverser un rapport de pouvoir. Le problème, c’est pas l’autre, au contraire, c’est grâce à l’autre que nous nous émancipons. C’est en renouant du lien que nous propageons du commun.
Si un dispositif est si violent et autoritaire qu’aucun renversement n’est possible, alors il nous faut fuir, déserter. Mais face à l’Etat ou la famille qui nous attendent au tournant, il nous faudra nouer des complicités, nous organiser à plusieurs pour pérenniser nos désertions. Dans un cas comme dans l’autre, l’émancipation est définitivement un processus collectif.
Par ailleurs, l’aliénation traverse désormais nos existences de part en part. l’auto-répression, le rôle, la pensée-qui-sépare et unifie, les normes sont en moi et me figent en sujet. Une grille de lecture strictement politique n’est plus capable de saisir la complexité de nos aliénations. En questionnant tous les rapports de pouvoir, aussi bien ceux de la sphère privée que ceux de la sphère publique, nous abordons la critique du pouvoir sous un angle éthique. Et, à la différence de la morale, l’éthique ne distingue plus le bien, ni le mal. Elle ne juge pas mais oriente l’action. En prenant position dans la vie quotidienne nous élaborons des modes de vie en rupture de ceux de la société de consommation.« L’enjeu est celui du maintien et du renforcement ou non de ce que je suis, de ce à quoi je rêve » (En finir avec la mort).
Car, pour faire face aux infrastructures des dispositifs de pouvoir, il va nous falloir faire preuve d’imagination et de ruse. Il n’y a plus de clivage entre ami-e-s et ennemi-es. Un plan d’émancipation ne peut plus se bâtir comme un programme politique ou une stratégie militaire. C’est à nouer des complicités avec celles et ceux qui nous semblent les plus étrangèr-e-s que nous cisaillons au mieux les dispositifs de pouvoir. S’il y a une ennemie à abattre, c’est avant tout l’étrangeté à l’autre, la pensée duale qui cherche à nous séparer des autres.
Le défi qui se présente à nous est à la fois éthique et collectif. Notre émancipation se joue d’abord au niveau de nos relations.
Non pas qu’il ne faille pas également s’organiser matériellement en nous réappropriant savoir-faire et espaces. Mais être attentif à la nature de nos relations, être à l’écoute de l’autre, ruiner l’émergence des rapports, se positionner de manière éthique et non plus morale, refuser le dualisme de la pensée-qui-sépare, c’est peut-être ce qui permettra à nos collectifs de ne pas basculer en communautés terribles. Nos fuites se poursuivent tant qu’elles ne basculent ni dans le chacun pour soi, ni dans le communautarisme.
Le commun à bâtir n’est donc pas un modèle de collectif mais une multitude de liens, de complicités, de solidarités concrètes et de tribus mobiles à géométrie variable.
Entre la répression de l’Etat, l’auto-répression de mes peurs et préjugés, le risque de rabattement sur de nouveaux dispositifs, et celui de basculer en micro-fascisme (communauté terrible) ; la fuite nous ramène à un art de la navigation. Il n’y a plus de route toute tracée ni de carrière, car nous traçons au jour le jour un devenir individuel et collectif.
L’émancipation n’est pas un programme mais une expérimentation permanente. La fuite n’est donc pas une fin-en-soi qui se résumerait à la fuite de tous les dispositifs (ce sont des passages furtifs par des dispositifs qui pourront parfois propulser nos plus belles désertions). Il n’y a pas de fins à réaliser par des moyens mais un processus expérimental dans lequel fins et moyens ne se distinguent presque plus, ou du moins ne prennent plus le pas l’un sur l’autre. A la réalisation de projets et objectifs, nous ne soumettons plus la richesse des moments partagés.
Nous sortons dés lors du bourbier de la pensée politique pour élaborer une perspective anti-politique : la perspective rupturiste, sécessioniste. Il n’y a plus une utopie (la révolution) à atteindre en se donnant des moyens, mais un processus sans fin d’émancipation.
Ce dont je parle est bien réel. Squats, récup’, désertions, déscolarisation, auto-constructions, chantiers collectifs, potagers collectifs, espaces autogérés, caravanes permanentes, vols organisés, fraudes, réappropriation de savoir-faires, déconstruction des genres, prise de décision au consensus, auto-médication, réparation de vélos, infokiosk et diffusions pirates, ... Des expériences et pratiques rupturistes comme celles-ci ont toujours existé.
Car les dispositifs de pouvoir sont des tuyaux qui fuient par tous les bouts ; la désobéissance est aussi vieille que l’obéissance et elle a encore de beaux jours devant elle.
C’est sur toutes ces pratiques rupturistes que s’élaborent nos émancipations, que nous traçons ensemble nos lignes de fuite. Et, croyez-moi, ces expériences collectives sont autrement plus riches et passionnantes que tous les loisirs et gadgets de la société de consommation.
Juillet 2006, Simon.
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