On connaît de Varanasi [1] ses fameux gaths, berges en escaliers où les habitants et les pèlerins s’immergent rituellement, se lavent, boivent un
tchai [2], discutent, jouent au cricket,... On peut y voir des sadhus, littéralement « renonçants », sortes de moines ascètes appartenant à divers ordres shivaïtes ou vishnuites, aux têtes souvent couvertes de dreadlocks, fumant le chilum [3] parfois avec des touristes en quête d’exotisme et de mysticisme à peu de frais.
On connaît aussi les célèbres vaches sacrées, les auto-rickshaws [4] klaxonnant à tout va, le trafic intense des artères commerciales, le haschich, l’opium, et parfois l’héroïne bon marché, ses étroites ruelles sinueuses, sombres et jonchées de déchets. On sait généralement que Varanasi est la cité de Shiva [5], parsemée de nombreux temples. On connaît souvent les gaths de crémation. Spectacle impressionnant que de voir des corps humains flamber sur de grands bûchers. En effet, s’ils se font incinérer sur le bord du Gange, les hindous pensent ainsi sortir de l’implacable cycle des réincarnations. Mais Varanasi est aussi fameuse pour la qualité de ses soieries, à des prix défiant toute concurrence.
Le touriste qui ne passe que quelques jours dans cette ville intense en partira, fasciné et/ou répulsé. Ici la vie et la mort se côtoient comme nulle part ailleurs. Il partira avec des couleurs pleins les yeux, des odeurs d’encens et d’urines plein les narines, des mantras [6] et des mélodies de Bollywood [7]
plein les oreilles... Il partira en pensant avoir touché l’essence même de l’Inde. Il partira aussi généralement avec quelques soieries somptueuses au fond de son sac.
- Tisserand
- Varanasi, Inde 2007
Cependant, peu de touristes ont une idée d’où et comment sont fabriquées ces soieries.
Pour cela, il suffit pourtant seulement de franchir quelques ruelles en direction de l’ouest. Il faut oser s’aventurer dans le dédale de la vieille ville, là où il n’y a aucun hôtel, aucun restaurant, aucune raison d’y aller... Si ce n’est la curiosité.
Alors que le bord du Gange, où sont concentrées les échoppes, les hôtels et les restaurants, est peuplé d’hindous, le quartier des travailleurs de la soie est celui des musulmans. Seules quelques ruelles les séparent mais les populations ne se mélangent que très peu. Pourtant peu de choses en apparence les différencient. Mêmes visages, même langue (mais deux alphabets), mêmes bâtis... Le ghetto, lui, est bien installé sans que soit nécessaire une
démarcation urbanistique claire comme en France. Les femmes y portent le voile intégral noir, les hommes la barbe teinte au henné et des tuniques blanches.
A quelques mètres des temples hindous où résonnent continuellement les cloches, les tambours et les mantras, ce sont les mosquées et les madrasas [8], où les étudiants psalmodient pendant des heures des versets du Coran, emplissant les rues alentours d’une mélopée entêtante. Tant de ferveur fait peur et fascine à la fois. Puis à gauche on entend le bruit d’un métier a tisser. Puis un autre et encore un... Près de 50 000 canuts [9] indiens travaillent la soie sur des métiers Jacquard] [10]. Ce fameux « bistanclaque »« [11] et l’apprêté du travail qui l’accompagne ne peut qu’avoir, pour nous autres Lyonnais, une résonance particulière. Il nous rappelle inévitablement notre histoire locale et l’émergence de la lutte des classes en Europe.
D’ailleurs, ici les conditions de travail sont les mêmes qu’à Lyon au 19ème siècle.
Les plafonds étant plus bas qu’à Lyon, les métiers sont installés au rez-de-chaussée où est aménagée une fosse pour les pieds du tisseur et pour les poids qui tendent les fils. Les ateliers sont exigüs et sombres. Le tisseur est installé à même le sol en terre battue. La température descend rarement en dessous de 30° Celsius. On commence généralement à travailler vers 8 ans pour aider la famille. Comme l’école est obligatoire jusqu’à 14 ans, les enfants ne commencent à travailler « qu’à » 13h, après l’école, et cela jusqu’au soir. Près de 8 heures par jour. Les adultes, eux, travaillent plus de 12 heures par jour. Ce ne sont presque que des hommes. Les femmes restent à la maison. Les métiers à tisser appartiennent généralement à la famille. Toute la famille travaille sur ces métiers. Certains en possèdent un seul, d’autres plusieurs. Plus de 15 en cas de « réussite » , et le métier est alors loué à des travailleurs journaliers.
- Métier Jacquard
- Varanasi, Inde 2007
Il faut 7 jours pour tisser 6 mètres de soie aux motifs les plus basiques, ce qui correspond à un sari [12]. Parfois 10 à 12 jours pour des motifs plus compliqués. Chaque tisserand vend en gros aux négociants situés quelques rues plus loin. Le prix de gros pour un sari est de 200 roupies (4 euros) pour une qualité standard. Soit pour le tisserand plus de 80 heures de travail pour un peu moins de 4 euros. Ils seront revendus 3 000 roupies (60 euros) par les négociants. Ces mêmes saris se négocient plusieurs centaines d’euros à New-Delhi, Mumbai, ou Londres...
Autant dire que la pauvreté règne dans ces ruelles et cours étroites.
On assiste, comme au 19ème siècle à Lyon, à une répartition des tâches. Les musulmans tissent la soie des saris que seules portent les femmes hindoues. Les hindous possèdent les magasins de gros, demi-gros et de détails et exportent dans plusieurs dizaines de pays, y compris bien sûr la France, capitale mondiale de la mode. Le design et la conception des motifs reviennent aux hindous.
Et l’histoire se répète (presque).
Aujourd’hui, les canuts indiens subissent la forte concurrence des fibres synthétiques et de la mécanisation. Concurrence chinoise féroce (mondialisation oblige) mais aussi indienne. Ces derniers canuts risquent très certainement de disparaître d’ici quelques années. Etant données les conditions de travail, cela semble souhaitable. Pourtant qu’adviendra-t-il des 50 000 tisserands et de leurs familles ? Iront-ils grossir les slums [13] de la ville ?
Cependant contrairement aux canuts lyonnais, point de révolte à l’horizon.
Est-ce la faute du cloisonnement social ? De la résignation ? Du manque d’éducation ? Par exemple, alors que l’anglais est la deuxième langue officielle de l’Inde avec l’hindi, quasiment aucun tisserand musulman ne le parle, ce qui rend la prise d’information et les témoignages directs difficiles car ils passent par le filtre d’un négociant ou d’un chef d’atelier.
De plus, le poids des corporations semble être un frein pour une conscience de classe partagée avec les autres travailleurs indiens. Enfin la religion doit être un puissant garde-fou car il est difficile voire impossible de concilier l’islam traditionnel et le marxisme représenté en Inde par le très rigide PCI (Parti Communiste Indien), pourtant quasi-seul parti d’inspiration ouvriériste. Il existe bien d’autres partis de « gauche » comme le PCI-ML (Parti Communiste Indien- Marxiste léniniste). Ou encore d’autres partis d’inspiration maoïste et naxaliste [14] comme le People War (Guerre du Peuple). Mais ces partis sont tournés vers les paysans et les adivasis, ils sont circonscrits à certaines régions données et, pour certains, pratiquent une guérilla armée méconnue en Occident et pourtant relativement active.
Peu de perspectives donc...
Les indiens musulmans du nord de l’Inde semblent d’ailleurs plus préoccupés par la cohabitation hindou/musulman, et la possibilité pour cette nombreuse minorité de vivre en sécurité [15], que par la lutte des classes ou tout du moins pour l’obtention de tarifs plus équitables.
Aussi le touriste, plus sensibilisé au travail des enfants pour la confection des tapis ou aux « sweatshops » [16] de l’Asie du sud-est, ainsi que les riches d’Inde et d’occident achètent, parfois sans le savoir, en même temps que de somptueuses étoffes au savoir-faire unique et en sursis, beaucoup de labeurs et de sueurs.
- Tisserand
- Varanasi, Inde 2007
Peut-être qu’en cherchant bien, entre deux fines trames de tissu doré,
peut on sentir l’odeur âcre de l’injustice et de l’exploitation ?
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