A Lyon le 22 septembre 1960, deux « porteurs de valises » du réseau Jeanson sont arrêtés

10187 visites
2 compléments

Le 22 septembre 1960, l’arrestation de Suzanne Gerbe et de Jean, son mari, ne fait pas la une des journaux. Depuis le 5 septembre, le tribunal militaire juge six algériens et dix-huit « porteurs de valises », défendus par vingt-six avocats dont Vergès et Dumas. La parole des accusés, les plaidoiries, et surtout les témoignages font de ce procès celui de la guerre d’Algérie et de la torture.

Après avoir entendu les 121 signataires du « Manifeste sur le droit à l’insoumission », la lettre de Jean-Paul Sartre qui se solidarise avec les porteurs de valises et, plus encore, la déclaration de Paul Teitgen révélant qu’il a quitté ses fonctions de secrétaire général de la préfecture de police d’Alger en raison de la pratique généralisée de la torture, il n’est plus possible d’ignorer qu’au nom de la France sont employées des méthodes contre lesquelles les Résistants s’étaient dressés vingt ans auparavant.

Il n’est plus possible non plus d’ignorer que les Francais aident les Algériens. L’arrestation, le procès et la condamnation de Suzanne Gerbe s’inscrivent dans la routine de la répression contre ces Français qui ont décidé de parler avec des actes pour exprimer leur solidarité et leur volonté de sauvegarder l’amitié franco-algérienne.

À vrai dire il y’a longtemps déjà que tout avait été dit sur les méthodes employées par les tortionnaires français. Seuls doutaient encore - et cela faisait tout de même beaucoup de monde - ceux qui ne voulaient ni voir ni entendre.

Dès janvier 1955, Claude Bourdet dans France Observateur et François Mauriac dans L’Express avaient dénoncé l’usage de la torture en Algérie.
En 1957, Pierre-Henri Simon avait publié Contre la torture (le Seuil). Bien qu’elle n’adhère pas à la thèse politique de Simon, Suzanne Gerbe est fortement impressionnée par son livre et quelques autres (Itinéraire, de Robert Bonnaud et Le front, de Robert Davezies), ainsi que par divers articles de Bourdet et de Pierre Vidal-Naquet. Il serait plus juste de dire qu’elle est « appellée à l’action ». Car Suzanne Gerbe n’est pas une spectatrice et refuse même de se prétendre « intellectuelle ». Elle se veut avant tout être une femme d’action.

En 1959, après une conférence de Pierre Vidal-Naquet organisée par l’Union de la Gauche Socialiste, un petit parti dont elle est membre et qui sera l’année suivante la principale composante du Parti Socialiste Unifié (PSU), elle fanchit le pas et décide de s’engager aux cotés des Algériens en lutte pour leur dignité et l’indépendance de leur pays. Elle le fait pleinement et sans naïveté, n’hésitant pas un certain jour à transporter une arme[...].

Dans son action, elle se distingue non seulement de la « Paroisse Universitaire » mais aussi du mouvement non-violent dont elle est pourtant proche. Politiquement engagée, solidaire de la cause des Algériens, elle refuse de placer une barrière, artificielle à ses yeux, entre ce qui serait moralement noble ou à tout le moins acceptable - la compassion, l’aide humanitaire, voire la collecte de fonds - et ce qui serait inacceptable (pour être moral ? pour un chrétien ? pour un Français ? ) : que la collecte des fonds serve à acheter des armes destinées à lutter contre l’armée française.

Agissant ainsi, Suzanne Gerbe ne se sent ni coupable ni héroïque. Elles sait ce que’elle risque : être rejetée comme traître par une grande partie de la communauté nationale, être aussi condamnée à une lourde peine d’emprisonnement.

Elle apprendra plus tard - le réseau est trop rigoureusement cloisonné pour que de telles informations parviennent aux « petits soldats » - que Francis Jeanson fondateur, trois ans auparavant, du réseau, a sauvé la vie denombreux Français en obtenant du FLN, durant l’automne 1958, que la population civile ne soit pas visée par les attentats.

Quant à l’héroïsme, Suzanne Gerbe n’y pense même pas. Ayant fait ce qu’elle a cru devoir faire, estimant avoir devant elle beaucoup à faire encore pour participer à la construction d’un monde plus humain, elle choisira, lors de son procès, d’adopter un profil bas. Devant ses juges, la militante anti-colonialiste s’effacera sans état d’âme devant la professeur généreuse, naïve certes, imprudente sans doute. Ainsi retrouvera-t-elle, après tout de même plus de deux mois d’enfermement, l’air de la liberté et la vraie vie qu’elle aime avec passion.

[...] Le mérite principal de cette histoire [1] est de montrer comment, chez un être soucieux de cohérence, la volonté d’assumer sa condition humaine peut conduire au refus du conformisme, au rejet de l’ignorance volontaire et finalement à l’acceptation du risque de l’engagement dans un combat concret.

Mère de famille, professeur, il a été naturel pour Suzanne Gerbe [2], voire nécessaire, de mettre en jeu le confort d’une vie tranquille et heureuse, pour rester elle-même, tout simplement. Si simplement qu’en lisant son histoire [3], la pensée s’insinue que tout le monde pourrait en faire autant...

Suzanne Gerbe et ses camarades du réseau Jeanson illustrent cette vérité si précieuse : en toute circonstance, toujours quelques guetteurs, au plus profond de la nuit, éclairent un chemin où les frères des hommes peuvent marcher la tête haute. Tant il est vrai qu’en cette sombre époque de la guerre d’Algérie où l’on vit renaître, provocante, la barbarie, les « porteurs de valise » que beaucoup dénonçaient alors comme des traîtres, ont été porteurs d’espoir.

André Barthélemy

Extrait de la préface du livre Un automne à la prison de Montluc, de Suzanne Gerbe, Edition L’Harmattan.

Notes

[1de ce récit dans le texte.

[2Suzanne Gerbe nous dit comme il lui a été naturel dans le texte.

[3qu’en la lisant dans le texte.

Proposer un complément d'info

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

  • Le 1er novembre 2016 à 23:34, par allie

    Au sujet de :
    "
    Un point à signaler : les premiers articles dénonçant la torture en Algérie datent en réalité des années 30 et ont été écrits par Albert Londres lui-même.
    Ce n’est certes pas la guerre d’Algérie qui a induit la pratique de la torture, mais bien plutôt l’inverse.
    « C »est un peu approximatif. Les écrits d’Albert Londres se référaient au bagne dans lequel pourrissaient des militaires coupables de vol, de rébellion ou insoumission.
    A part la localisation dans les « colonies », pas grand chose à voir avec le soulèvement d’un peuple soumis au « Code de l’indigénat » qui à lui seul démontre le degré de mépris, d’injustice et d’aliénation induit par la colonisation. Pas besoin d’y ajouter des causes tirées par les cheveux.

  • Le 26 septembre 2008 à 17:30

    Ces épisodes de notre histoire récente gagneraient à être mieux connus et discutés aujourd’hui où la résistance active et engagée contre les pouvoirs en place, même au prix de l’illégalité, est de plus en plus nécessaire.

    Un point à signaler : les premiers articles dénonçant la torture en Algérie datent en réalité des années 30 et ont été écrits par Albert Londres lui-même.
    Ce n’est certes pas la guerre d’Algérie qui a induit la pratique de la torture, mais bien plutôt l’inverse.
    Bien d’autres exemples, Madagascar 1947, etc...

Publiez !

Comment publier sur Rebellyon.info?

Rebellyon.info n’est pas un collectif de rédaction, c’est un outil qui permet la publication d’articles que vous proposez. La proposition d’article se fait à travers l’interface privée du site. Quelques infos rapides pour comprendre comment être publié !
Si vous rencontrez le moindre problème, n’hésitez pas à nous le faire savoir
via le mail contact [at] rebellyon.info

Derniers articles de la thématique « Mémoire » :

>Le Black Panther Party et la tentation de l’antifascisme libéral

Du 18 au 21 juillet 1969, le Black Panther Party organise une grande conférence antifasciste à Oakland, en Californie. L’événement, qui marque un tournant dans la stratégie de l’organisation, interroge tant nos conceptions de l’antifascisme que sa place dans notre engagement politique. Texte...

>16 juillet 1942 : la police française livre des milliers de Juifs aux nazis

Le 16 juillet 1942, au petit matin, la police française s’est déployée pour arrêter 13 152 juifs : 8.160 d’entre eux ont été enfermés dans le Vélodrome d’hiver (10 boulevard de Grenelle), dont 4.115 enfants, tandis que les autres étaient concentrés dans le camp de Drancy, avant d’être envoyés...

› Tous les articles "Mémoire"

Derniers articles de la thématique « Résistances et solidarités internationales » :

>Voilà exactement à quoi ressemble un génocide

L’historien israélien Amos Goldberg est l’un des principaux critiques de la guerre menée par Israël à Gaza, qu’il qualifie de génocide. Dans une interview,récente, il a expliqué pourquoi ce terme s’applique – et pourquoi la communauté internationale doit prendre conscience de cette réalité....

>Sur la révolte en cours au Bangladesh

Les manifestations étudiantes au Bangladesh ont rapidement fait irruption dans l’actualité mondiale suite à la tournure émeutière prise par celles-ci le 15 juillet, et d’autres événements notables telles que les nombreuses images de policiers mis en difficulté, une évasion massive provoquée dans...

› Tous les articles "Résistances et solidarités internationales"