Le massacre de Milan
Le 5 mai 1898, les ouvrièr·es organisent une grève pour protester contre le gouvernement d’Antonio Starrabba di Rudinì, le rendant responsable de la hausse des prix et de la famine qui touche le pays. Le premier sang est versé à Pavie, quand le fils du maire de Milan est tué en essayant d’arrêter les soldats qui marchaient sur la foule. La garnison était commandée par le général Fiorenzo Bava-Beccaris [1], vétéran des guerres d’indépendance ayant unifiées l’Italie. Le lendemain, des manifestations ont lieu à Milan, la grève générale est décrétée et la foule se rend maîtresse de plusieurs quartiers de la ville et érigent des barricades.
Le soulèvement milanais dure plusieurs jours, du 6 au 9 mai 1898. Il est réprimé dans le sang par des unités de l’armée commandées par le général Fiorenzo Bava Beccaris ; selon les chiffres officiels du gouvernement, il y eut 118 mort·es et 450 blessé·es [2] . L’opposition décompte quand à elle 400 morts et plus de 2000 blessés. Parmi les victimes, il y a aussi des mendiant·es qui faisaient la queue pour recevoir la soupe des frères de la Via Monforte, sur laquelle l’armée fait tirer au canon. La répression est alors largement une répression sociale.
Bava Beccaris, pour cette action « d’ordre public », a été récompensé par la Croix du Grand Officier de l’Ordre Militaire de Savoie par le roi Umberto Ier. Le roi envoie également à Bava Beccaris un télégramme rendu public où il le félicite pour son action et « pour rappeler le grand service que vous avez rendu aux institutions et à la civilisation, et pour vous témoigner mon affection, ma reconnaissance et celle de la Patrie » (« per rimeritare il grande servizio che Ella rese alle istituzioni ed alla civiltà e perché Le attesti col mio affetto la riconoscenza mia e della Patria »). En outre, Umberto Ier le nomme sénateur un mois plus tard via un décret royal du 16 juin 1898. Après l’assassinat du roi Umberto Ier, Bava Beccaris a qualifié Gaetano Bresci de « fou qui mérite de subir l’écartèlement » (« un folle che meriterebbe di subire lo squartamento »). Il est mort à l’âge de 93 ans en 1924.
Gaetano Bresci, anarchiste voyageur
Gaetano Bresci [3] est né le 10 novembre 1869 à Coiano, un hameau de Prato (Toscane), dans une famille simple, fils des paysan·nes Gaspare Bresci (parfois écrit « Gasparo » ou « Gaspero ») et de Maddalena Godi, décédé·es respectivement en 1895 et 1889. Il a commencé à travailler à l’adolescence dans une entreprise de filature et a pris contact avec le monde politique. À l’âge de 15 ans, déjà travailleur qualifié, il rejoint le cercle anarchiste de Prato. En 1892, il est condamné à 15 jours de prison pour outrage au pouvoir et refus d’obéissance à la force publique pour avoir insulté les gardes qui s’apprêtaient à donner une amende à un boulanger coupable d’avoir maintenu son magasin ouvert après l’heure. Il est dès lors classé comme « anarchiste dangereux » et déplacé en 1895 à Lampedusa (en vertu des lois spéciales de Crispi [4]).
Après avoir reçu l’amnistie à la fin de 1896, Bresci s’installa à Ponte all’Ania (Toscane), où il trouve du travail comme ouvrier dans une usine de laine. Le 29 janvier 1898, il décide d’émigrer aux États-Unis et s’installe à Paterson (New Jersey). Il y trouve un emploi dans l’industrie textile en tant que tapissier-décorateur. Bresci se distingue de « l’immigrant italien moyen » en parlant correctement l’anglais et interagit beaucoup avec la communauté américaine. Bresci commence aussi à fréquenter le milieu anarchiste italo-américain. Parmi ses amis et connaissances figurent Ernestina Cravello [5], Mario Grisoni, Gino Magnolfi, noms connus de la communauté anarchiste.
Aux États-Unis, il rencontre l’Irlandaise Sophie Knieland, avec qui il aura deux filles, Maddalena et Gaetanina, cette dernière sera également une anarchiste convaincue et, après la mort de son père, lutte pour une amélioration des conditions de vie des classes populaires de Paterson. Au cours de son séjour, Gaetano Bresci apprend que suite à la répression féroce des Fasci siciliens [6] en 1894, et la reconquête sanglante de Milan en 1898, le général Fiorenzo Bava-Beccaris est récompensé pour ces « mérites » via un effarant télégramme de félicitations.
Suite à ces évènements, Gaetano Bresci a l’intention de venger le massacre de Milan et de rendre justice. Il décide de rentrer en Italie afin de tuer le roi Umberto 1er, le considérant comme le plus responsable des événements tragiques. Le 27 février 1900, il achète un revolver Harrington and Richardson à 5 coups. Le 17 mai 1900, il navigue vers Italie à bord du paquebot Guascogne. Une fois arrivé en Italie, il s’entraîne au Tir a Segno Nazionale de Galceti (Prato). Après avoir quitté son village natal, il effectue une série d’étapes (décrites méticuleusement dans les procès-verbaux du procès). Il se rend à Castel San Pietro Terme (où vivait sa sœur), puis à Bologne, puis à Piacenza et enfin à Milan. Ici, il loue une chambre à via San Pietro all’Orto n. 4. Après quelques jours, il se rend dans la ville voisine de Monza, louant une chambre dans la Via Cairoli, près de la gare. Dans la ville de Brianza, il parvient à observer pendant des jours les mouvements et les habitudes du souverain qui, à partir du 21 juillet, était en vacances d’été dans la villa voisine, la Villa Reale de Monza.
« Noi stiamo buoni e quelli ci ammazzano. Se non ricevono una sana lezione fanno quello che vogliono. Non avete notato che da quando Bresci ha sparato al re, di stragi non ce ne sono più state ? Quando hanno paura loro, abbiamo meno paura noi. »
« Nous sommes bons et ceux là nous tuent. S’ils ne reçoivent pas une leçon saine, ils font ce qu’ils veulent. N’avez-vous pas remarqué que depuis que Bresci a tiré sur le roi, il n’y a plus eu de massacres ? Quand ils ont peur, nous avons moins peur. »
(Valerio Evangelisti [7], Il sole dell’avvenire. Chi ha del ferro ha del pane)
Umberto 1er, un roi qui ne vaut pas plus de trois balles
Dans la soirée du dimanche 29 juillet 1900, peu après 22 heures, à Monza, Gaetano Bresci tire le roi d’Italie Umberto Ier de Savoie [8]. Il le touche à trois reprises, à l’épaule, au poumon et au cœur. Quelques secondes plus tard, le roi perd connaissance et meurt. Bresci se laisse immédiatement capturer par le maréchal des carabiniers Andrea Braggio, celui-ci le protège du lynchage auquel il était sur le point d’être soumis. Peu après, il déclare : « Je n’ai pas tué Umberto. J’ai tué le roi. J’ai tué un principe ». Gaetano Bresci est défendu par l’avocat Francesco Merlino, il est jugé pour régicide et condamné à la réclusion à perpétuité.
En 1878, vingt-deux ans plus tôt, la peine de mort avait été infligée à Giovanni Passannante [9] alors que son attentat contre le roi avait échoué. La peine avait ensuite été commuée en emprisonnement à vie par la grâce accordée par le roi Umberto. À l’époque du régicide de Monza (1900), la peine de mort était abolie par le Code Zanardelli (1889). Bresci Gaetano est condamné à la réclusion à perpétuité, dont les sept premières années de ségrégation cellulaire continue et à l’interdiction perpétuelle de ces droits civiques.
Contrairement à ce qui s’était passé pour Passannante et Acciarito, même Cesare Lombroso [10], professeur reconnu de médecine légale, a affirmé que Bresci n’avait aucun signe de pathologie ou de traits criminels (selon la pseudoscience de l’époque), affirmant que « la cause impérieuse réside dans les très graves conditions politiques de notre pays. »
Gaetano Bresci a d’abord été incarcéré à la prison de San Vittore, à Milan, puis, immédiatement après le procès, à la prison de Forte Longone, à Porto Azzurro, sur l’île d’Elbe, dans l’une des vingt cellules composant cette section d’isolement appelé "la Rissa". Sous une fenêtre il écrit "le tombeau des vivants". Le 23 janvier 1901, à 12 heures, il est transféré, par voie maritime, a son dernier domicile. Pour pouvoir le contrôler visuellement, une cellule spéciale de trois mètres sur trois a été construite pour lui, sans mobilier, dans le pénitencier de Santo Stefano [11]. Son numéro de matricule est le 515. Bresci portait l’uniforme des condamnés avec l’insigne noire, qui indiquait les coupables des crimes les plus graves. Ces pieds sont liés par des chaînes, toutes ses sorties se font sur une terrasse isolée, pour un isolement total avec les autres prisonniers, son régime alimentaire est simple et régulier : un bol de soupe maigre et une miche de pain.
Pendant ce temps, l’avocat anarchiste Merlino [12] prépare les papiers pour un réexamen du procès, afin d’obtenir une réduction de la peine, ainsi que le transfert dans une prison moins sévère, profitant d’un gouvernement plus tolérant, celui de Giuseppe Zanardelli. Merlino avait déjà tenté d’obtenir une peine minimale lors du procès, justifiant le geste de Bresci de « violence privée contre la violence de l’État ».
« Ho attentato al Capo dello Stato perché è responsabile di tutte le vittime pallide e sanguinanti del sistema che lui rappresenta e fa difendere. Concepii tale disegnamento dopo le sanguinose repressioni avvenute in Sicilia in seguito agli stati d’assedio emanati per decreto reale. E dopo avvenute le altre repressioni del ‘98 ancora più numerose e più barbare, sempre in seguito agli stati d’assedio emanati con decreto reale. »
« J’ai attenté au chef de l’Etat parce que, à mon avis, il est responsable de toutes les victimes blêmes et ensanglantées du système qu’il représente et qu’il fait défendre. Et comme je l’ai dit d’autres fois je conçus ce dessein après les sanglantes répressions survenues en Sicile il y a environ sept ou huit ans par suite de l’état de siège promulgué par décret royal et en contradiction avec les lois de l’Etat. Et, après que soient advenues les autres répressions de 1898, encore plus nombreuses et plus barbares et toujours par suite de l’état de siège promulgué par décret royal, mon projet prit en moi une plus grande vigueur. »
(Gaetano Bresci, trois semaines après l’assassinat, le 18 août.) [13]
Bresci assassiné par l’Etat
Le 22 mai 1901, le bureau des inscriptions de la prison de Santo Stefano enregistre le décès du prisonnier « Gaetano Bresci, condamné à la réclusion à perpétuité pour le meurtre du roi d’Italie à Monza ». À 14h55, le garde Barbieri, chargé de surveiller le régicide, et qui s’était éloigné pendant quelques minutes, découvre le corps inerte de Bresci, pendu à la balustrade. Le directeur Cecinelli et le médecin de la prison arrivent rapidement pour confirmer le décès. Bresci n’avait montré aucun signe de dépression, ni de volonté suicidaire au cours des derniers jours. Les circonstances de sa mort suscitent immédiatement la perplexité et les rumeurs d’assassinat qui circulent de cellule en cellule sortent bientôt du pénitencier.
L’anarchiste italien a sûrement été victime de la « fabrication du Sant’Antonio ». Un traitement spécial utilisé par les matons zélés pour mater les émeutiers. Généralement trois gardes s’introduisent dans la cellule, immobilisent le détenu, le recouvrent d’une couverture, puis le tabassent violemment. La pratique s’est souvent révélée mortelle. Sandro Pertini [14], par exemple (détenu à la prison de Santo Stefano pendant la période fasciste et futur Président de la République italienne de 1978 à 1985), a affirmé à l’Assemblée constituante italienne (1947) que Bresci avait été tué de cette façon. Un crime contre l’État aurait donc été puni d’un crime d’État.
Selon les médecins qui ont pratiqué l’autopsie, le corps était en état de décomposition et il semble donc difficile qu’il ne soit mort que 48 heures plus tôt. Il existe également des incertitudes sur le lieu d’inhumation. Selon certaines sources, Bresci aurait été enterré avec ses effets personnels dans le cimetière de Santo Stefano dans une tombe sans nom, mais selon d’autres hypothèses son corps aurait été jeté à la mer. Tout ce qu’il reste du dernier passage de Bresci en Italie est son revolver avec lequel il a rendu justice contre le roi Umberto 1er, son appareil photo et deux valises d’objets personnels saisis. Ces dernières affaires sont conservées au musée criminologique de Rome.
Certains mystères entourent encore la figure de « l’anarchiste venu d’Amérique », comme le fantasme populaire l’avait baptisé, et concernent principalement des documents disparus : la page 515 n’a jamais été retrouvée, décrivant son "statut" d’emprisonnement à vie (ainsi que le circonstances de sa mort), aucune information à son sujet n’est disponible aux Archives de l’État de Rome, le dossier que Giovanni Giolitti a écrit sur l’affaire Bresci n’a lui aussi jamais été retrouvé. Tout laissant à penser que toute preuve de son assassinat a été minutieusement détruite.
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