Généalogie du concept de compétition

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Dans ce bref article je tente de dessiner une grossière généalogie du
concept de « compétition », afin de mettre au jour le caractère éminemment
contingent, particulier, de notre situation actuelle. Comment expliquer que
la concurrence généralisée trouve son point culminant dans notre société
d’abondance ?

Cette réflexion me semble importante à l’heure où l’on entend un peu partout les aboiements
des chantres d’une certaine "naturalité" de la lutte concurrentielle, marqués par les simplistes et sempiternels « ça a toujours été comme ça » et autres « c’est ça la liberté ! »

Liberté ? Pour qui ? Pour quoi ? Que reste-t-il après le combat de tous contre tous ? Que peut bien vouloir dire une lutte égalitaire lorsque des produits belges rentrent en concurrence
avec un petit marché du Mali ? Quelles sont les armes permettant à certains d’en écraser
d’autres ? Qu’en est-il de l’extension du paradigme de la concurrence économique à toutes les sphères de l’existence ?

Ces questions sont nécessaires mais pas suffisantes, pour circonscrire d’autres possibles, pour faire un pas de côté par rapport à la guerre - devenue, chez nous, essentiellement symbolique - de tous contre tous. Peut-être la question n’est-elle pas tant de donner à tous les outils permettant de partir sur la même ligne de départ, mais bien de poser les questions qui contribueront à sortir du processus concurrentiel lui-même. Il me semble fondamental de remonter un peu dans notre passé pour tenter de mieux discerner les enjeux présents. La question n’est pas tant de dénoncer le présent au nom d’un passé idéalisé, mais bien de dénoncer le masque "démocratique", "égalitaire", "juste" d’une compétition prétendument régulée et méritocratique, qui maquille les processus violents sous-jacents.

Universelle et naturelle ?

La compétition est souvent présentée comme un fait universel. Sous des formes certes changeantes, elle aurait été pratiquée à toutes les époques et sous toutes les latitudes.
Elle serait de partout et de toujours et aurait permis une saine émulation aboutissant au "progrès" actuel. Si, dans son essence, la compétition est postulée pure et innocente, c’est qu’elle est présentée comme un besoin fondamental de l’homme, une tendance instinctive
au dépassement de soi et des autres, une sorte de disposition naturelle et primitive. Celle-ci, à
notre époque, serait circonscrite par des règles de droit justes et équitables, à partir desquelles les vainqueurs ne feraient que récolter le fruit de leur valeur intrinsèque et de leur travail.

De nombreux théoriciens contemporains, dénonçant l’aspect biaisé de ces conceptions, se sont penchés sur la question de savoir comment corriger les inégalités dues au hasard de la naissance. Cependant, pour la plupart, ces réflexions s’inscrivent toujours dans le cadre à
apriorique selon lequel la compétition serait naturelle et bénéfique,"démocratique" - moyennant cependant quelques aménagements artificiels.

L’étendard repoussoir des expériences communistes est souvent brandi, afin de conjurer toute réflexion sur notre situation actuelle. Les communistes auraient péché en allant à l’encontre d’une "nature humaine" qui nous enseigne que l’être humain aurait toujours ressenti l’impérieuse nécessité de se mesurer et de rivaliser physiquement avec ses semblables. La compétition serait une donnée anthropométrique fondamentale, inscrite dans la part animale
de l’homo sapiens ; mythe tenace qui favorise l’occultation du spectacle contemporain, peu reluisant.

Or, rien ne semble plus erroné que cette conception. Il semble bien qu’un long conditionnement nous a conduit à la pratique de la compétition dans tous les domaines. Elle porte en elle une historicité locale et décelable, laquelle trouve son paroxysme dans notre monde d’hyperconsommation, où tout fait signe, où le consommateur paye son pouvoir de distinction. C’est notre histoire, une certaine histoire de l’Occident, pas celle de tribus dans lesquelles, par exemple, si une course est organisée, les habitants ne comprennent pas, ne vivent pas le fait de devoir arriver le premier.

...ou résultat d’une radicale contingence ?

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La compétition circonscrite dans des cadres formalisés, institutionnalisés, fut l’invention, sur un autre mode cependant, de nos aïeux grecs. Leurs textes parlent d’une problématique tout nouvelle pour l’époque : la question des prétendants, c’est à dire la question de la rivalité entre hommes libres, de la compétition entre "égaux", au sein de la cité démocratique. Ainsi l’Idée platonicienne d’une « entité qui n’est pas autre chose qu’elle-même », se rattache alors à cette question. À partir du moment où l’on pose l’abstraction "en soi", l’Idée du "Politique", par exemple, on ouvre un espace formel dans lequel la lutte pour matérialiser cette forme est ouverte : de nombreux protagonistes se présentent en revendiquant : « le politique, c’est moi ! » C’est par là que la philosophie grecque coïnciderait avec l’apport des "cités" : avoir promu entre elles et en chacune des rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans les jeux, dans la politique, et jusque dans la pensée, qui ne trouverait plus seulement sa condition dans l’ami (philia), mais dans le prétendant et le rival : un athlétisme généralisé. Cependant, cet athlétisme doit être nuancé, car les Grecs vivent leur organisation sociale comme la transposition sur terre du cosmos céleste, où tout a sa place.

On garde en Occident ces notions en héritage jusqu’à la Révolution française, avec un ordre social vécu comme un ordre divin où chacun et chacune a une place déterminée par Dieu ; place qui ne pouvait en aucune façon être remise en cause, sinon on attentait à la volonté du Très-Haut. Cette organisation sociale reposait sur trois corps : le clergé, les militaires ou aristocrates et les paysans. Ainsi donc le travail n’était pas le fondement du lien social. D’ailleurs, une des caractéristiques des deux ordres qui formaient l’élite de la société est qu’ils ne participaient en aucune façon aux activités dites productrices, qu’ils jugeaient comme dégradantes.

Au XVIIème siècle apparaît une nouvelle conception de l’être humain et de l’organisation commune. Deux éléments vont définir un individu : il doit préserver sa vie et satisfaire ses intérêts. Ainsi l’individu peut et doit agir sur son devenir et par conséquent sur l’évolution sociale. La société n’est plus d’essence divine mais de construction humaine :
plus de berger mais un seul troupeau. Le problème majeur devient alors de trouver un nouveau principe d’ordre, susceptible de fonder l’unité de la société et d’organiser les liens entre des éléments jamais considérés dans leur isolement auparavant, mais comme des parties d’un ensemble hiérarchisé et articulé. En effet si ma principale aspiration est de préserver ma vie et de satisfaire mes intérêts, alors les autres individus risquent de
contrecarrer mes projets pour assouvir leurs besoins, voire mettre ma vie en danger : « l’homme est un loup pour l’homme. » Dans ces conditions il est difficilement concevable que nous puissions vivre dans une société fondée sur l’individu. Il faut donc rechercher un lien social qui permette, garantisse, une cohésion qui ne soit pas à chaque instant remise en cause, et dont on pourra déterminer les règles communes acceptées par tous et toutes.

Ce sont les économistes qui vont apporter les réponses à cette perte de cohésion, en particulier Adam Smith. Ce sera l’échange, dans les rapports marchands et dans le cadre du travail, qui mettra en relation les individus et maintiendra le lien social. C’est par le travail que
l’individu obtient le droit de posséder, cela se fondant sur le droit de se préserver. Ainsi l’économie acquiert une place prépondérante. Elle est donc une philosophie de la société fondée sur la méfiance : l’intervention humaine n’est pas suffisante pour garantir l’ordre social. Au libre choix par les individus de leurs règles de vie et de leurs fins, l’Économie préfère la rigueur des lois. Ainsi ne sont considérés comme travail que les activités à l’origine d’un accroissement de la richesse. Le temps de travail devient l’outil de mesure de la valeur d’échange, qui prend le pas sur la valeur d’usage ; le prix d’une marchandise prévaut sur l’utilité que nous pourrions retirer de cette dernière. La société bourgeoise regarde la réalité à partir du prisme de la quantification au détriment de la qualité et de l’utilité concrète,
puisque une de ses finalités est l’augmentation sans limite de la richesse.

Les théories du contrat moderne accentuent en un sens la légitimité de la compétition, via l’État-nation, censé précisément abolir la lutte de tous contre tous. Par exemple, chez Thomas Hobbes, l’homme peut sortir de sa condition de loup pour les autres s’il transfère sa liberté vers l’État, en échange de la sécurité. Dans cette vision idyllique, la constitution du citoyen permet une sortie de l’état de nature, intrinsèquement violent, pour une relation pacifiée entre personnes civilisées. Comment expliquer dans ces conditions que dans aucune formation sociale précédente, on n’avait intégré de manière aussi explicite dans la motivation du comportement, l’excitation aussi systématique du désir de tout ce que possèdent les autres ?

Pour cela il faut aller chercher du côté des théories économiques émergeant à l’époque, et de leur couplage, par l’économie politique, avec la gouvernementalité de l’État-nation moderne.
Comment croire, avec Smith, que chacun, travaillant à son profit personnel, contribue au bien-être de tous ? Qu’il puisse y avoir une sorte de "main invisible" qui, on ne sait trop comment, harmoniserait les intérêts des uns et des autres ? La loi du marché servirait de régulatrice, retenant les compétences, créant une émulation qui permette l’accentuation des vertus publiques. Mais, quand bien même elle ferait cela, elle élimine aussi tous ceux
qui n’ont pu s’y adapter.

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Exemple tiré du « Tableau économique » de Quesnay (1758)

La loi du marché est en fait une loi de la jungle, une lutte pour la vie sélective, garante d’un darwinisme économique sans freins. Pourquoi voyons-nous aujourd’hui le monde à travers les prismes de l’utilité, du travail, de la compétition, de la concurrence et de la croissance sans fin ? L’économie politique, naissant avec Ricardo, a inventé la valeur-travail, la valeur-argent, la valeur-compétition, et prépare un monde où rien n’aura plus de valeur
en dehors des fluctuations du Marché, aidé par le pouvoir étatique.

Quelles valeurs pour la Valeur ?

La compétition véhicule toutes les "valeurs" capitalistes, qu’elle contribue à plébisciter, en se présentant comme nécessaire et naturelle : lutte de tous contre tous sous le masque démocrate, sélection des meilleurs et éviction des plus faibles, transformation de soi en
"potentiel", en "capital", en force essentiellement productive, recherche du rendement maximum, de son exploitation maximale, etc. Le producteur-consommateur est mis sans cesse sous tension dans la mesure où les groupes, par auto-irritation permanente et sous
influences du monde publicitaire, produisent une sorte d’attention cupide et suspicieuse aux différences entre leurs membres. Cela crée un fluide de jalousie maintenu en circulation par des regards vérificateurs, des commentaires humoristiques, des médisances dévalorisantes,
des jeux de concurrence ritualisés.

Ce champ, présenté comme une relation horizontale entre égaux est en fait triangulaire. Cette triangulation est construite à partir d’un tiers que l’on peut appeler la rareté fictive. Expliquons le terme : la rareté naturelle représente le manque d’un moyen nécessaire
à la survie ; la rareté artificielle signifie le blocage de l’accès à un moyen de survie ; la rareté fictive est produite par l’invention d’un moyen non nécessaire à la survie, mais dont on prétend qu’il est nécessaire à la “distinction”. Un tel moyen est rare par définition, car s’il pouvait être abondant, il perdrait automatiquement sa valeur de distinction.

La rareté fictive est perverse, car elle ne permet d’autre opposition que le refus catégorique de sa valeur inventée, issue de cette rareté. On peut citer comme exemple de rareté fictive la valeur attribuée aux timbres rares qui sont des objets inutilisables, mais dont la valeur inventée existera tant que tout le monde ne la rejettera pas. La rareté fictive est donc le résultat d’un consentement tacite. Un de ces des plus remarquables consentements concerne la situation sociale ou le statut. Une situation sociale élevée est par définition rare, car si elle ne l’est pas, elle n’est plus considérée comme élevée et n’est plus désirable.

Il ressort nettement de ces réflexions que la rareté fictive est, et a toujours été, l’outil de puissance par excellence : c’est grâce à cela qu’on a pu introduire la compétition, même dans une situation d’abondance. Le consentement tacite à cette compétition est à déconstruire, afin de promouvoir d’autres rapports sociaux ; la décolonisation de cet imaginaire mortifère paraît urgent.

La conscience du fait que tout produit historique est transitoire, en constant devenir-autre, sujet à altération, peut nous aider à sortir de la compétition généralisée. Celle-ci n’est ni éternelle ni intarissable et, tout comme elle est apparue et s’est développée dans des structures données, elle peut se décomposer et disparaître dans d’autres types de formations sociales.

Nicolas Zurstrassen

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