Les contre-sommets sont toujours l’occasion de polémiques sans fin sur l’éternelle question de la violence. Et ce qui traverse grosso modo toutes les « analyses », c’est d’abord une absence, comme un manque crucial : la définition de ce qu’est la violence, ou la redéfinition comme réappropriation des mots avec lesquels on entend communiquer.
Ce qui amène, comme souvent, à partir sur des évidences, qui peuvent venir se surimprimer à nos ressentis. Il ne s’agit pas du tout par là de mettre en doute la sincérité des discours de militants ou les textes sur les expériences vécues, mais plutôt d’amener une réflexion sur la forme dans laquelle elles peuvent s’exprimer et se communiquer. Le langage m’apparaît déjà comme la séparation inscrite en nous, entre moi et les mondes que j’habite, entre moi et mes sensations, l’indicible qui me traverse. Pour qui voudrait affirmer une présence et avoir une incidence sur le réel, notre langage est comme d’autant plus séparé, parce que dicté par la presse, langage spectaculaire, et le spectacle, pour parler avec Debord. Mais pas seulement : il faudrait saisir à quel point ce langage est diffus, s’impose dans et par tous les organes de reproduction d’un ordre.
Désamorcer la violence pour conserver l’ordre dominant violent
La violence c’est ce qui fait la une de tous les quotidiens quand il s’agit de désigner l’ennemi intérieur, anarcho-autonomes, bandes organisées de jeunes de banlieue, et au milieu, qui tient au fond des deux, casseurs en manif [1]. En réalité, c’est tout un monde qui est construit autour de la prévention et la condamnation de la violence : assistant-e-s sociaux-ales, infirmier-es scolaires, conseiller-re-s conjuguaux-ales… passent leur temps à tenter de résoudre, à désamorcer les problèmes de violence. C’est-à-dire à sans cesse réaffirmer la norme dominante de la société occidentale type, la pacification sociale généralisée, le maintien du « contrat social », et à la protéger contre ce qui la menace, l’irruption de l’incontrôlable, de ce qui ne se soumet pas à ce calme plat. Et cette conservation de l’ordre dominant, dans toutes ses formes, est présentée comme désirable parce que nécessaire, pour le maintien de notre qualité de vie. Elle entend ainsi nous protéger par la conservation du « pacte social ».
Il s’agit donc de percevoir combien la violence peut être prise dans une définition normative, qui tend vers une posture morale : il y aurait des actes violents en eux-mêmes, et qui sont nécessairement à éviter et à condamner. C’est déjà un moyen de ne pas écouter ce que ces actes « violents » veulent dire, en quoi ils sont un moyen pour des êtres de s’exprimer, souvent d’exprimer un mal ou une impossibilité à vivre dans ce monde, quand souvent en plus ils sont privés des moyens d’expression entendables, recevables socialement.
Privés de la langue correcte, privés de moyens d’apparition dans le pseudo-espace public, condamnés à toujours entendre et subir le discours dominant et les valeurs qu’il porte, donc à sentir d’autant plus la dévaluation de ce qu’ils peuvent essayer de faire survivre et d’affirmer comme forme de vie qui résiste et parfois fait échec aux normes de l’ordre social. Pour dire les choses plus simplement, ceux qu’on peut taxer d’être violents n’ont peut-être que cela pour répondre à ce qu’elles peuvent ressentir comme une violence qu’ils subissent, et pas les « bons » moyens comme la discussion. Il est très possible d’ailleurs que ce soient ces personnes-là qui subissent le plus la violence de ce monde, qui soient le plus dépossédées des moyens légitimes d’y répondre.
La « violence » — dans les confrontations avec les corps exerçant la violence légitime, la police, le bras armé de l’Etat (comme détenteur de cette violence légitime, mais il y aurait justement à voir combien cette violence légitime est diffuse, et diffusément détenue et assumée) — c’est alors parfois le seul moyen et le seul moment où affirmer une réponse.
Il y aurait également à dégager les rapports entre les êtres de cette posture tristement morale : faire mal à l’autre, c’est violent si l’autre ne le souhaite pas. Bien sûr que cette definition est terriblement ambigüe, dans la mesure où elle peut très bien servir de justification notamment à des violences terribles des hommes sur les femmes dans leurs rapports, pure expression de la domination masculine.
En même temps, il y aurait quelque chose à trouver dans la façon, dans les modes que l’on a de s’appréhender. Sortir du langage, s’ouvrir à nos sens, sortir la douleur des critères moraux pour la ressentir pleinement à cet instant, à chaque instant, comme dans une pure immanence. Comment séparer la sensation de douleur de sa signification de violence sans justifier l’exercice d’une domination ? Comment sortir de la norme psychologisante, qui la décréte d’office pathologique ? Comment le rapport au corps peut-il s’extraire de la morale sexuelle ? Parfois, une morsure procure plus de plaisir que n’importe quel autre geste.
Affirmer une présence
Il s’agit donc de remettre en question le langage et les concepts que l’on utilise, et la grille de lecture du réel qui s’y relie. Se réapproprier notre moyen de communiquer l’expérience, trouver des modes de réconciliation entre le fond et la forme de la lutte, faire du mouvement autant de tentatives que possible de ne pas reproduire ce contre quoi on voudrait lutter.
De là, concevoir les actions, concevoir la lutte, comme un choix à faire entre « violence » et « non-violence » me semble relever d’une posture binaire, tenante d’une forme de morale (qui se fait défenseur de la morale sinon le défenseur de l’ordre ?), et même d’une posture moralisatrice.
De la morale sociale qui est invoquée et imposée partout découle le blocage, la prévention du surgissement d’autre chose, d’autres formes de vie qui ne voudraient pas suivre les critères de la bonne marche sociale. Cela nous amène, dans la lutte, à nous voir et à nous penser toujours au sein de ce clivage, nous empêchant de faire autre chose. Le caractère violent ou pas d’une action se trouve défini par des codes de l’extérieur. Et faire autre chose, c’est faire « ce dont on a envie », se poser des questions stratégiques, des questions pour que ça marche, pour réussir à vivre ce qu’on q envie de vivre.
Je crois que les actions où je me suis senti le plus en sécurité etaient certaines manifs sauvages, potentiellement offensives et destructrices. Parce qu’à ce moment, ceux qui voulaient être là dépassaient leur peur, constituaient des formes de puissance collective, chacune pouvant donner de la force et en recevoir.
De plus, ces actions n’étaient pas préparées des années à l’avance, on ne s’était pas demandé pendant des heures d’AG s’il fallait faire une action violente ou non violente, d’ailleurs il n’y avait pas eu d’AG pour décider « collectivement ».
Au contraire, elles étaient justement spontanées, dans la mesure où celles qui étaient présentes l’étaient parce qu’ells en avaient envie ; et pas parce qu’une quelconque identité politique, autonome, pacifiste, ou bien désobéissante, partisanne de l’action violente ou non-violente dictait les consignes.
Malgré la-dite violence, de ce ce que j’ai pu expérimenter, la véritable confiance ne vient pas de la qualité de la préparation de l’action, qu’elle soit gérée par quelques leaders, informels ou de fait (ceux qui savent, qui du fait de leur expérience peuvent légitimement exercer des responsabilités, occuper des positions de direction de l’action, gérer les autres participants), soit décidée par un « tout le monde » fictif (vu qu’alors les mécanismes de pouvoir découlant de la détention d’une compétence ne manquent pas de se rejouer).
La véritable confiance vient de la situation, de la façon dont on est présent à la situation, comment d’une phrase ou d’un mot, parfois d’un geste, d’un regard, on peut manifester la nécessaire attention à l’autre, on peut se donner de la force, on peut se communiquer des informations. Un ami écrivait « il y a davantage de visages dans une bande d’émeutiers masqués que dans une rame de métro à 17h30 ».
Comment peut-on arriver à inscrire une présence réelle aux situations, une présence intense qui cherche à s’émanciper de la lourde densité des discussions, qui risque d’écrire l’histoire d’une lutte avant qu’elle n’arrive, avant qu’elle ne soit vécue ?
Réinventer
Définir à l’avance qu’une action sera non-violente ou violente, c’est justement l’inscrire à l’avance au niveau de sa teneur dans les cadres attendus, cadres définis par ce contre quoi on entend lutter. La véritable lutte à mon sens, c’est le mouvement qui cherche à réinventer l’existence, donc à sans cesse se réinventer lui-même.
Partant de là, la perspective « non-violente » type désobéissance civile, autant que la perspective de « grande » manifestation prétendant rassembler le plus de monde sur un espace temps prévu et même décidée avec les autorités, apparaissent comme limitées d’office dans les possibilités qu’elles pourraient déployer d’action sur le réel, limitées par le cadre qu’elles recréent et qu’elles acceptent.
Cadre spatio-temporel, la façon dont cette perspective voit son empreinte sur le réel... Justement sur le plan spectaculaire médiatique recherché par les désobéissants, mais c’est pareil pour les grosses manifs finalement bien inactives à force de répétitions, et à force de mesurer leur succès au nombre de gens, aux organisations et aux drapeaux présents ou pas, à des critères de journalistes. C’est le contenu de la dépêche AFP de base. Où quand le nombre devient pur chiffre, où quand on ne voit plus que les données objectives de la « lutte », là où ce sont des êtres traversés par des affects, exerçant des formes de subjectivité également, qui sont en jeu, qui se mettent en jeu.
Apparemment, à l’opposé, il y a sans cesse la tentative de parts « radicales » du mouvement de profiter de la situation pour « faire » quelque chose. Il y a quelque chose de l’ordre d’une orthodoxie autonome à revendiquer la violence, revendiquer que la lutte passe nécessairement par une confrontation directe avec le pouvoir, contre ses structures et contre ses organes.
Orthodoxie parce que « le blocage des flux » est devenu l’axe ultime de lutte, nécessité, et même la seule et unique.
Orthodoxie parce que de l’action et de son affirmation découlent des formes d’identité et des tendances à son figement. En se définissant des amis et des ennemis dans le mouvement. Comme la figure du « social-démocrate ». En désignant les forces ou les gens à qui on peut parler, agir, ou au contraire, avec qui il ne faut pas le faire. Et parce que cette identité passe aussi par la revendication de figures comme fantasmatiques, par exemple le « casseur ».
Orthodoxie qui définit une identité qui se fige, qui fait se tenir et tenir les autres dans des images et des représentations, souvent fantasmées, qui évitent la rencontre réelle. Et qui de là amènent à rejouer les pires processus autoritaires, et d’instrumentalisation des autres.
Instrumentalisation des participants aux manifs pour se cacher dans la foule, ou pour faire barrage face aux flics. Mais il y aurait aussi à voir la position dans laquelle sont traditionnellement pris les « jeunes de banlieue », fantasme de l’émeutier pur, prêt à tout du fait de sa « pureté idéologique », et parce qu’en tant qu’une espèce de prolétariat moderne, il n’aurait absolument rien à perdre.
Intensité
Il y aurait encore une fois des formes de présence à la situation à trouver, et une posture stratégique, ou pragmatique, par rapport aux confrontations avec les flics, par rapport aux destructions matérielles. Mais en réalité c’est à toute situation. Il y aurait à savoir saisir que ce qui est en jeu dans la lutte, c’est peut-être ce qui ne se laisse pas enfermer dans des signifiants, ce sont des affects, des douleurs et des joies, ce qui se ressent intensément, en même temps ce sont des envies et des aspirations ; et que rien ne serait plus mortifère alors qu’un rapport instrumental à tout cela. Une stratégie consiste plutôt en des agencements entre tout ce qui peut composer un instant de lutte, entre les corps et ce qui les traverse, rapporté à la situation, au rapport de force, à sa nature.
Saisir à quel point ce rapport de force peut être multiple, complexe, et de là possiblement bouleversable. Etre attentif à l’agencement lui-même, à ce qui se joue entre, entre les éléments. Et ce qui peut se jouer à ce moment, entre justement celles qui voudraient être là, ce sont des rencontres réelles, tentatives d’ouverture sincères aux autres. Les intensités qui ne se laissent pas figer par la densité des signifiants, des codes. Ce qui tente de s’extraire de la morale comme code extérieur, mais aussi de l’éthique, comme code qui se voudrait intérieur. Comme code venant de nous, mais qui tient du principe à priori, qui voudrait écrire l’histoire de ce qu’on fait à l’avance, ou décider avant d’être confronté au réel. Des formes de présence, nécessairement dynamiques, qui savent s’ouvrir à ce qui leur arrive, qui laissent ouverte la possibilité d’être touché, possiblement bouleversé.
À Strasbourg, ce qui a déclenché le plus de joie, ce qui a été vécu comme la chose la plus intéressante par un certains nombres des êtres qui étaient là, c’est le jour où l’émeute, derrière ces cagoules et ces sweats noirs, a pu faire quelque chose avec les habitants d’une cité voisine. Deux questions alors, mais qui à un moment se rejoignent : quelles rencontres y a-t-il eu alors ? Et après ce moment intense de l’émeute, qu’est-ce qui peut émerger comme perspective de cette situation ?
Expérimenter sans cesse
Car peut-être que repenser nos actions pour se libérer de l’espace temps de la lutte prévu et maîtrisé par le pouvoir, déserter les rapports de force piégés qu’il nous propose, ou les situations où justement tout le dispositif est prévu pour anniliher complétement la moindre possibilité de confrontation, ce serait repenser le mode de présence qu’on affirme, donc repenser et renouveller sans cesse nos actions.
Trouver une dimension d’expérimentation dans la lutte, quasiment ne jamais refaire la même action, ne jamais refaire la même chose que la veille. Mener une guérilla, précisément anti-militaire (et pas « anti-militariste », ou en tous cas pas seulement), diffuse, faite d’actions nécessairement multiples, toujours différentes, toujours se réinventant, quittant les champs de bataille pour tenter d’habiter de nouveaux territoires, ouvrir de nouveaux territoires de lutte.
S’entraîner à voir que s’il y a des flux matériels ou de capitaux qu’on devrait bloquer, il y a — peut-être essentiellement — des flux mentaux à dévier. Trouver des formes de présence au monde et aux situations qui dépassent les clivages idéologiques et les éternelles discussions qui prétendent dresser une stratégie commune entre des personnes qui à la base n’ont pas envie de trouver d’accord (sur la question de la violence ou de la non-violence, par exemple), qui dépassent ce prétendument nécessaire accord, qui dépassent l’idéologie comme moteur de l’action. Au contraire qui soient sur un mode sensible, qui tend à l’exposition ou à la révélation d’une fragilité, comme condition d’une sincérité, plutôt que des agencements de discours, des formations de langage qui densifient notre rapport aux situations, aux autres. Que ce qui circule, ce soient des questions et des doutes, plutôt que des certitudes.
Trouver des formes d’intensité, de vitesse et de mouvement, dans l’action et dans la pensée. Dans comment on voit le monde et comment on se voit. Pour justement prendre de vitesse les jugements et les codages qu’on n’a de cesse d’opèrer les uns sur les autres.
Une définition s’est esquissée : faire violence à quelqu’un, c’est lui faire ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse. Il s’agirait ainsi de refonder l’analyse politique sur un ressenti individuel, et l’intégrer dans une stratégie : faire à l’Etat ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fasse, détruire des banques ou des agences d’intérim, hacker ses sites internet, légalement ou illégalement, voler dans les supermarchés, profiter des aides sociales pour se libérer du temps du travail… chercher des formes de présence, d’intelligence pragmatique aux situations pour choisir, plutôt qu’entre violence et non violence, par exemple entre légalité ou illégalité ; mais comme moyen et pas comme fin. Saisir que s’il peut parfois être intéressant de bloquer des flux matériels, physique ou virtuels, il y a aussi des flux mentaux à dévier.
Une stratégie politique tendant vers ce but, une politique, ne saurait faire l’économie de la rencontre réelle, au point que, précisément, elle n’est faite que de cela. Comme une radicalité politique à trouver, en plus de celle de la critique de l’aliénation du travail et de la consommation ; radicalité de l’ouverture sincère, de la rencontre réelle, terriblement subversive dans un monde d’individualisme de masse.
Car il y a une guérilla diffuse à mener face à ce monde, intensément, rapide même sur place, autant qu’il y a des lignes de fuite et de désertion à tracer sans cesse hors de ce monde
ensemble.
T.
Compléments d'info à l'article
Proposer un complément d'info