Prélude
1. En France, le nombre de pauvres [1] augmente lentement mais sûrement depuis 2002. En 2012, selon la Fondation Abbé Pierre, 3,6 millions de personnes ne sont pas ou mal logées. Parmi elles, 685 000 personnes sans domicile personnel, dont 113 000 personnes sans aucun abri et 411 000 personnes hébergées chez des tiers « dans des conditions de logement très difficiles ». La dernière enquête de l’Insee sur le logement (2006) révèle que 2,2 millions de logements étaient insuffisamment isolés ou chauffés. [2]. En 2008, un homme de 35 ans, cadre supérieur, avait une espérance de vie de 82 ans ; un ouvrier du même âge, une espérance de 76 ans (soit 6 ans de moins) ; et un inactif du même âge, une espérance de 65 ans (soit 17 ans de moins). On continue ? Les pauvres [3] sont 30 % dans les « zones urbaines sensibles », contre 8% en moyenne en France métropolitaine. On trouve dans ces « ZUS » 17% de chômeurs, et 42 % chez les jeunes de 15 à 24 ans [4]. « Combien de gens connaissent déjà leur avenir – Travailler dur pour à peine gagner de quoi survivre – Pour que l’esprit s’apaise, il est nourri de liberté fictive – Nous voilà esclaves sans chaînes – Mais ils sont bien loin les champs de coton – Aujourd’hui sans contraintes, on trime dans les champs de béton » [5].
2. Mais ce chant ne doit pas être audible, la révolte doit être étouffée et les manifestations de colère, discréditées. Aussi, les habitants de la cité ne sont-ils pas des pauvres, mais des délinquants : « 47 % des pères de détenus sont ouvriers, 16 % sont artisans ou commerçants. Les mères sont ouvrières ou employées, le plus souvent « femmes de ménage » ou employées dans les services directs aux particuliers (hôtellerie, coiffure). Plus de la moitié (54 % ) des mères sont inactives » [6] Enfin, la fabrication de boucs émissaires ayant été érigée en priorité nationale, notre gouvernement se targue d’avoir expulsé, en 2011, 32 922 personnes qui avaient fait le choix de venir vivre en France ou simplement d’y passer. Il « vise un objectif de 35 000 expulsions en 2012 » [7].
L’oligarchie est au pouvoir.
3. La démocratie, ça n’existe pas plus que le bonheur universel. C’est une idée, l’idée de l’exercice du pouvoir par le peuple, c’est à dire par nous, par tous, par chacun : sans distinction. C’est donc l’égalité de tous dans l’exercice du pouvoir. Il existe des systèmes d’organisation plus ou moins démocratiques, on peut tendre vers un système plus démocratique, mais on n’est pas et ne sera jamais « en démocratie », pas plus qu’« en égalité ».
4. On en est même loin, et c’est de plus en plus éclatant. En Europe, des bras armés de la phynance [8] exercent directement le pouvoir. Les chefs des gouvernements grec et italien nommés à la fin de l’année dernière sont deux anciens banquiers centraux, membres tout à fait officiels de la Trilatérale. Monti l’Italien a également participé aux dernières réunions du groupe Bilderberg [9] . Les signes d’un pouvoir enlevé des mains des peuples sont du reste nombreux.
5. En France, une très grande part de la classe politique mijote avec la phynance dans la même marmite. Le chef du parti majoritaire, Jean-François Copé, est membre de la Trilatérale. Serge Dassault, sénateur UMP, patron du journal de propagande du parti, le Figaro, est milliardaire, grand industriel et fabricant de bombes en tous genres. La liste est longue à l’UMP de dîners du Fouquet’s quotidiens. Au Royaume du PS, on ne fait guère mieux. Le directeur de campagne de Hollande, Pierre Moscovici, est vice-président du Cercle de l’industrie, un autre « cercle », créé par Strauss Kahn, qui rassemble « les Présidents de grandes entreprises intervenant dans tous les secteurs industriels ainsi que des hommes politiques », comme il se définit lui-même. Plusieurs ex-conseillers de Michel Sapin (alors qu’il était ministre des finances puis de la fonction publique), actuellement responsable du projet présidentiel du parti, distilleront de bonnes idées : ils sont aujourd’hui salariés de banques ou d’assurances [10]. Le PS est également représenté à la Trilatérale en la personne de Madame Guigou [11].
6. Mais nous dit-on parfois, ces liens existent parce qu’ils sont inévitables : comment gouverner sans lien avec les grands patrons ? Nous considérons pour notre part ces faits comme des données objectives, qui éclairent vivement la question démocratique dans notre époque : voici deux classes, phynancière et politique qui, main dans la main et assistées de la classe médiatique [12], forment notre classe dirigeante. Un gouvernement de peu nombreux : une oligarchie.
7. Pour finir, le vote lui même est mis à mal. Alors qu’une réglementation toujours plus abondante nous vient de l’Union européenne, cette dernière demeure largement hors du champ démocratique. Seul le Parlement européen est élu par le peuple, et il n’a que très peu de pouvoir : le véritable législateur, c’est la Commission européenne et le Conseil des ministres qui sont hors du contrôle populaire. Et l’oligarchie se passe du vote quand bon lui semble. Ainsi, nous avons constaté que si le résultat d’un référendum ne plaît pas au pouvoir, celui-ci n’hésite pas à passer outre et à décider du contraire, comme dans le célèbre cas du Traité de Lisbonne en France et aux Pays-Bas.
L’élection, ça n’est pas « la démocratie ».
8. Aujourd’hui, nous voici sommés de choisir, tel le consommateur en supermarché choisissant un shampoing, le candidat qui nous plaira le plus [13]. Écoutons Gaudin, maire de Marseille, qui s’adresse à l’un de ses administrés : « c’est moi qui décide c’est pas vous (...). Les Marseillais ont élu un maire quand ils en ont auront un autre celui là décidera. Pour l’instant c’est moi qui décide j’ai pas besoin que vous me remerciez... » [14]. Ou Raffarin, dans une version courte : « c’est pas la rue qui gouverne » [15]. Nos dirigeants nous assènent cette idée qui finit par devenir une évidence : « la démocratie », c’est l’élection et ce n’est que l’élection. Or l’élection, c’est la représentation, et c’est la majorité. Déconstruisons.
9. La logique de représentation est par essence oligarchique. Nous abandonnons par l’élection notre pouvoir à des personnes peu nombreuses, qui le gardent longtemps (les mandats sont longs et ils sont souvent renouvelés ou passent de main en main). Élections ? Pièges à cons ! Ce n’est pas Mai 1968 qui le dit, c’est Rousseau, dès 1762, prenant pour exemple le système anglais d’alors : « le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement : sitôt qu’ils sont élus, il n’est rien » [16]. Et entre les temps d’élections, les représentants s’en vont faire leur vie et, en bons humains qu’ils sont, poursuivre leurs propres intérêts qui ne sont pas nécessairement les nôtres. La représentation n’est pas le signe de la démocratie. Rancière relève qu’elle existait à l’époque monarchique [17] : jusqu’en 1789, c’est le roi qui convoquait aux états généraux les « représentants » du peuple (ils ne le représentaient guère moins qu’aujourd’hui [18]). Aujourd’hui en pratique, on vote contre et non pas pour un candidat : on choisit le moins pire. Seule la conséquence du vote contre est effective : c’est l’élimination. La conséquence du vote pour est totalement incertaine : les promesses et les programmes ne valent que le temps de la campagne, et nous l’avons vu, la phynance est aux manettes et la classe dirigeante poursuit ses propres intérêts. On vote donc pour des personnes sans trop savoir ce qu’elles feront et en sachant qu’on n’y pourra rien : l’élection, c’est une décision sans objet [19]. De façon régulière, l’oligarchie nous demande notre consentement et on le lui donne : voilà ce qu’est la représentation [20].
10. Il faut ensuite en finir avec la majorité et son « despotisme » [21]. D’abord, rappelons que la « majorité » est toute relative : lors des dernières présidentielles, Sarkozy a été élu avec 19 millions de suffrages sur 44,5 millions d’inscrits (soit 42,7 % des voix), l’abstention et les votes « blancs » ou « nuls » lui donnant la « majorité ». Ensuite, relevons quelques faits. En novembre 1922, Mussolini obtient un vote de confiance du parlement italien avec une large majorité. En janvier 1933, Hitler est nommé chancelier et deux mois plus tard, son parti obtient la majorité au parlement après une élection au suffrage universel. Était-ce encore « la démocratie » ? Continuons : en juillet 1940, une majorité de 88 % des députés et sénateurs réunis votent les pleins pouvoirs à Pétain par voie de réforme constitutionnelle. Les résistants ne sont qu’une minorité agissante, en dehors de la légalité d’alors. Ils sont pourtant salués aujourd’hui de façon unanime.
11. Apparaît au grand jour l’absurde idée selon laquelle une bonne politique va jaillir d’une majorité. La légitimité de celle-ci est morte, et que ceux qui la raniment au son de « c’est le pire système à l’exception de tous les autres » [22] nous permettent de penser que des « moins pires » encore sont possibles et qu’il nous revient de les inventer.
12. Qu’on ne nous prenne donc pas pour des défenseurs du système représentatif. Mais :
Nous irons cracher sur vos urnes,
13. Ce qui signifie tout de même que nous ferons le déplacement jusqu’au bureau de vote. D’une part, nous estimons qu’il est grand temps de porter la contradiction aux à-quoi-bonistes des lendemains qui chantent, ceux qui pensent que de l’inaction d’aujourd’hui naîtra la révolution de demain ou que laisser pourrir la situation finira par faire naître la révolte. Un peuple exsangue et sans idée est un peuple qui crève, et c’est tout. En grossissant le trait, le Moyen-âge, qui s’est encore prolongé jusqu’à la révolution de 1789, est un millénaire et quelques siècles entiers durant lesquels le peuple occidental a courbé l’échine sans élever le ton.
14. Si l’ère sarkozyste que nous venons de traverser a eu une vertu, c’est bien celle de nous enseigner que la régression imposée à tout un peuple ne fait pas venir par magie l’insurrection attendue. C’est même le contraire. L’entreprise de casse des acquis sociaux et des libertés a épuisé et épuise encore sans relâche des bataillons de personnes qui militent pour toutes sortes de causes. Elle nous laisse sans force et sans voix. Quant aux forces : la vague de lutte contre la réforme des retraites s’est brisée sur le roc d’un gouvernement décidé à mettre en œuvre sa politique à tout prix ; la répétition accélérée de lois pénales toujours plus dures et plus scélérates ne nous laisse même plus le temps de les commenter ; la persistance des préfets à expulser des « étrangers » avec toujours plus d’inhumanité nous habitue à cet intolérable. Quant aux voix, nous sommes réduits à penser sur la défensive. Nous nous contentons de demander le retour aux 35 heures, le retour (au mieux) à la retraite à 60 ans, l’abolition des peines planchers ou de la sinistre « rétention de sûreté ». Nous nous contentons de réagir (et encore, pas toujours) selon le tempo des réformes annoncées ou mises en œuvre par le pouvoir : le débat public lui-même résonne de notre défaite.
15. Bien sûr que de la seule élection ne viendra pas le salut. Mais de l’abstention, non plus. Nous considérons que tous ceux qui professent que de l’abstention de plus en plus massive naîtra le changement sont des flemmards. Ils sont en outre mal informés : l’abstention massive est contemporaine de l’élection et elle ne l’a jamais terrassée. La Convention de 1792 fut élue au suffrage universel masculin [23] mais déjà, seul un dixième de la population prit part au vote [24]. Aujourd’hui nous avons l’élection, exactement comme nous avons (pour certains) notre emploi : nous n’aimons pas ça mais nous y œuvrons. Il n’y a pas de caution apportée par les votants au système électoral. Il n’y a pas plus de symbolique ou de sens à voter qu’à ne pas voter. Le votant et l’abstentionniste seront chacun tirés dans les camps respectifs de ceux qui aiment le vote et de ceux qui ne l’aiment pas et qui les feront chacun parler à leur guise. En réalité l’opération de vote ne parle pas plus loin que le contenu du bulletin déposé. Ce qui parle en revanche, c’est tout ce que nous pensons, nous disons et nous faisons, à côté du vote.
16. D’autre part, il faut penser stratégie et s’inscrire dans le temps : il faut ne pas aimer le vote (s’en méfier et vouloir le combattre à long terme), et pourtant savoir s’en saisir dans l’instant car il existe dans le réel. Ce sont les grèves de 1936 qui ont gagné les congés payés et la réduction du temps de travail. Mais elles ne l’ont pu que parce que le Front populaire était au pouvoir. Le choix de ceux qui gouvernent demain n’est donc pas indifférent. Nous voulons mettre au pouvoir ceux à qui nous saurons le mieux résister [25]. La reconduite de l’actuel président et de l’actuel gouvernement, ce serait pour nous et pour beaucoup d’autres amis, partir au travail déjà épuisés. Nous pouvons éviter une telle situation. Nous pouvons créer un contexte qui nous redonne souffle et créativité dans le combat. Nous irons donc voter.
17. Nous irons même joyeux. Nous l’avons dit : aux élections, et plus encore aux élections présidentielles, on vote contre. Et concrètement, voter contre Sarkozy, ce n’est pas minimaliste, dérisoire ou désespéré. C’est le commencement d’une nouvelle ère. Avant de mettre du désodorisant, il faut d’abord tirer la chasse : c’est parce que nous voulons construire que nous allons mettre une belle ardeur à évacuer les gravats. Nous ne nous abstiendrons pas ni ne voterons blanc pour « faire passer un message ». Et nous précisons : exactement comme la participation au vote n’apporte au vote aucune légitimité, le vote pour un candidat ne légitime pas le candidat. Avec les bulletins glissés dans l’urne, nous ne voterons pour personne au sens où nous n’apporterons caution à personne, ni au premier, ni au second tour, ni aux législatives. Pour la bonne et simple raison qu’aucun candidat ne trouve grâce à nos yeux car nous ne voulons pas d’un chef. Nous cracherons donc nos bulletins. Dans un premier temps aux présidentielles, nous voterons contre, et fermement. Les lois s’écrivent encore au Parlement, alors aux législatives, dans un deuxième temps, nous voterons contre encore, contre l’UMP, et contre le PS si nous pouvons.
Et demain...
18. Appelé par des généraux putschistes en Algérie puis par le président de la République d’alors, De Gaulle forme un gouvernement en mai 1958 puis rédige un projet de constitution sur mesure qui sera adopté presque sans modification. Ce projet est écrit par un « petit nombre de personnalités » comme cela avait été le cas « pour les constitutions « autoritaires » » [26]. Au sens d’un changement à la racine du mode d’exercice du pouvoir, la dernière révolution française a donc eu lieu hier. Et il est temps de déborder ce cadre récent mais archaïque. La Constitution de 1793 proclamait que « la résistance à l’oppression est la conséquence des autres Droits de l’Homme », précisant pour les mal-comprenants que « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Cette constitution-là n’est jamais entrée en vigueur, mais nous savons qu’il ne tient qu’à nous de la faire vivre.
19. Nous affirmons que le pouvoir appartient de plein droit au peuple et ce, en permanence ; qu’il en est aujourd’hui dessaisi ; et qu’il doit s’en emparer et apprendre à l’exercer. Pour ce qui nous concerne, nous avons décidé de ne plus obéir à l’injonction de nous taire entre les élections. C’est d’ailleurs ce qui nous permet de voter pour le moins pire : ce n’est pas un blanc-seing que nous lui offrons, mais bien plutôt la promesse d’incessantes confrontations avec nous.
20. En France c’est demain, après les législatives, que le véritable travail va commencer : nous nous y préparons.
Comité visible, avril 2012.
(Pour tout contact : comitevisible(chez)riseup.net)
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