LE DEVOIR : MA PELLE

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A des fins pédagogiques, le popoulit-büro vous propose ce témoignage de son envoyé spécial dans la dimension parallèle du Bâtiment/Travaux Publics. De quoi donner du grain à moudre aux intellectruelles qui trouvent ce secteur professionnel ludique, aiment les ouvriers et les ouvrières, mais uniquement dans les bouquins, et abattent le capitalisme avec leur bouche…

On sait jamais comment ça commence : un lundi matin tu te retrouves parachuté à une adresse que tu ne connais pas, dans le trou du cul de la zone industrielle Lyon Sud Est. Un non-lieu qui pue la mort lente. Tu connais à peine le nom de la société qui t’embauche et strictement rien de ton poste de travail. Paraît qu’on appelle ça la flexibilité, mais c’est-à-dire qu’à ce moment t’as déjà plié avant même d’avoir commencé ; tu as dis à la boîte d’intérim que tu étais disponible, et ils n’ont qu’à moitié compris puisqu’ils croient que tu es à disposition. Mais c’est sans surprise. Au lieu de réunir ces modestes informations comme la moindre des politesses, ces esclavagistes souriants et résolument modernes ont préféré singer l’assistante sociale (navrée que tes diplômes ne te sauvent pas du purgatoire), le flic (« contrôle de référence », un coup de fil en te regardant droit dans les yeux à des entreprises pour lesquelles tu prétends avoir déjà bossé ; pour savoir si t’as été sage), le chargé de réinsertion :« Vous n’avez pas de qualification ? Mais le B.T.P. c’est surtout une question de bonne volonté… ». Vous allez la sentir notre volonté quand on viendra reprendre notre dignité, laissée en gage contre de l’argent, avec une corde dans la main droite et un bidon de kérosène dans la gauche. Cours Gambetta, Avenue de Saxe/Jean Jaurès, une croix sur la carte de Lyon comme une croix sur tes droits.

Quand tu te présentes au dépôt, personne ne te salue, ne connaît ton nom. Le patron ne t’adresse pas la parole et ne parle de toi qu’à la troisième personne pour t’attribuer une équipe. Froideur des collègues en C.D.I., blasés du défilé permanent des précaires. Froideur des autres intérimaires, blasés par leurs vagabondages incessants et les rencontres sans lendemain. L’hiver approche. On se rend à trois sur un chantier de Neuville/Saône : un lotissement situé sur un terrain qui était non-constructible il y a peu, à cause de la forte pente et des éboulements qu’elle provoque. Mais à 300 000 euros la baraque en carton-pâte (il y en a une vingtaine), on peut se permettre de faire réviser le Plan d’Occupation des Sols par la mairie… Une guérite est prévue pour le gardien à l’entrée de cette colonie, séparée des H.L.M. voisins par une clôture. Par goût de l’ironie, les co-propriétaires embaucheront probablement le chien de garde parmi les habitants des logements sociaux d’à côté ! Plusieurs actes de vandalisme ont déjà été perpétrés pendant le chantier. Reste à espérer que les coulées de boue emportent au premier orage les clapiers fleuris et confortables de la petite bourgeoisie respectable et sereine grâce à l’apartheid.

Tu prends tes marques au fil des heures, quand les collègues daignent te répondre ou expriment un semblant de sympathie prudente. Faut jamais trop en dire, les murs de parpaings, même encore vides, ont des oreilles. Découverte des horaires : présence exigée à sept heures au dépôt, mais tu n’es payé qu’à partir de huit quand tu embauches sur le chantier ; pause incompressible d’une heure et demi, pendant laquelle tu manges froid dans la camionnette où tu te pelles la couenne ; normalement tu termines à 17 heures, mais la grande spécialité du boss c’est de se pointer à moins le quart dans son 4/4 Merco neuf, pour tenir la jambe à ses employés et les forcer à continuer encore une demi heure, une heure… Cette vermine leur a inculqué une culture de domestiques à force de chantages et de séduction, si bien que tous ou presque rampent à plat ventre devant lui. Découverte de la rémunération : le S.M.I.C., à peine amélioré ; les primes de déplacement ne seront pas payées, de façon complètement arbitraire, pour des chantiers situés à Neuville et Saint-Chamond. Tu soustrairas une amende des T.C.L. de 44 euros collée à six heures du mat’ par un contrôleur désolé. Avec les bouchons, les coups bas du patron et, de la part de certains collègues, beaucoup de mauvaise volonté pour te laisser à un arrêt de transports en commun qui t’arrange, t’es chez toi entre 18 et 19 heures. T’étais debout à 5 heures 30 : ça fait 13 heures consacrées à ton travail, payées 7 heures et demi.

L’ambiance dans la boîte est détestable. Les collègues sont quasi-incapables de gestes de solidarité entre eux. En échange d’un canapé en cuir et d’une télé par foyer, la classe ouvrière blanche de l’après-guerre a laissé les classes dominantes ériger la prédation et la concurrence comme règle sociale permanente. Certain-e-s parlent de l’émergence des classes moyennes dans les démocraties occidentales. Moi je parle de l’achat à vil prix du silence de toute une génération de personnes ayant grandi dans un milieu populaire. Dans ces moments-là t’en veux beaucoup à cette génération, malgré toutes les explications du monde. Sur le chantier tout est prétexte à baver sur le voisin et à perpétuer la solitude comme cellule sur mesure. Les salariés voient dans la masse des intérimaires la fin de leur statut de larbins privilégiés ; les précaires, éternels subordonnés, jalousent les premiers et craignent leur pouvoir sur eux. Les vieux ressentent comme une menace l’énergie et la résistance physique des jeunes, qui si ils sont précaires, sont obligés en permanence de faire leurs preuves, et donc d’imposer une cadence de travail intenable pour quelqu’un de plus âgé. L’écart de qualifications et la maîtrise ou non des machines-outils les plus performantes (une pelle mécanique par exemple) induit une hiérarchie supplémentaire. Un chantage permanent à la virilité a lieu dans cet univers strictement masculin le plus souvent, chantage largement entretenu par les responsables et le patronat (ici figure jumelle du patriarcat), et qui donne lieu chez la majorité des ouvriers à un productivisme forcené, docile et imbécile.

Changement de décor mais reproduction de la même société insipide : un autre lotissement en face du cimetière de Saint-Chamond. T’espères que les habitant-e-s qui y logeront ne se tromperont pas de porte car la ressemblance entre les deux côtés de la rue est troublante : la même écrasante rationalité fonctionnelle pour des vies qui seront autant de petites morts. La loi du plus fort te réservait un classique : le chef d’équipe qui te parlera petit-nègre jusqu’à la fin de la semaine (à 65 ans il n’a toujours pas pu prendre sa retraite). Cet enfant de chien a fait dix ans de coopération en Tunisie et au Gabon, rien d’étonnant à ce que ces saloperies de colons s’y connaissent en ressources humaines. Comme souvent, alors que la plupart des français sont trop fainéants pour construire leurs maisons de merde, le personnel du chantier est exclusivement turc, arabe et noir. Fraternisation entre têtes marrons et beiges contre le contremaître raciste au volant d’un engin de treize tonne, que tu dois accompagner au sol alors qu’il lui faut au moins six verres de blanc pour débuter la journée. Un fasciste raide bourré avec une arme de treize tonnes entre les mains, tellement irascible, incompétent et inattentif qu’il a dévasté le chantier en trois jours et failli blesser un gars. A bout de nerfs, ça t’es vite insupportable d’entendre les roquets japper, alors tu réponds à l’agressivité par l’agressivité, au mépris par le mépris… Oeil pour œil, mais tu sais que ta gâche ne tient qu’à un fil et que le changement du chef en attitude mielleuse ne présage que de l’hypocrisie.

Le week-end tu t’es sérieusement déminé le cerveau pour faire baisser la tension, grâce aux anxiolytiques en flacon de 75 cl.. Le lundi matin, garde-à-vous à cinq heures trente de nouveau. Haute dose de café, que t’aimes très noir et très sucré comme la vie. Des gestes robotiques répétés dès la veille en fermant les yeux sur ta liberté, le soir. Tu te dis que le secteur du B.T.P. repose sur le dressage implacable des enfants du prolétariat et de la colonisation. Dépréciation de soi et mépris de son propre corps : rien ne fera passer la pilule des 200 frères morts tous les ans sur leur lieu de travail. On t’avais prévenu pourtant : « Personne n’est irremplaçable », c’est le slogan de ta boîte d’intérim. Tu serres les dents, comme on t’a appris à le faire depuis que t’es tout gosse, devant ta tasse de café en te persuadant qu’aujourd’hui c’est pas toi qui rentrera sur une civière (mais, qui sait, peut-être un de ces fumiers de cols blancs qui viennent te harceler d’ordres alors qu’il n’ont jamais su ce que c’est avoir mal en rentrant du boulot). Mais y a des lundi matin ou tu te dis, à cinq minutes de prendre ton métro, que c’est pas possible de retrouver la soumission des collègues, l’alcoolisme, le racisme du contremaître… Alors tu passes un coup de fil et tu déballes une excuse bidon, comme au collège quand ton chien bouffait tes copies.

Le mardi tu t’es motivé de nouveau, va savoir pourquoi. Sept heures pétantes au dépôt. Les employés te regardent de travers, ça sent l’accusation de désertion et le roussi pour toi. Regards et paroles compatissantes des vieux maghrébins. De toute façon tu ne te fais pas trop d’illusions, t’as déjà vu se faire jeter quelques intérimaires la semaine précédente. C’est la politique de la maison : tolérance zéro pour ceux qui rechignent, et ne surtout pas laisser un précaire prendre ses marques, il risquerait de se sentir estimé. Leur rotation est impressionnante dans une entreprise qui se maintient volontairement en dessous des cinquante salarié-e-s pour ne pas avoir à déplorer la création d’un comité d’entreprise et l’élection de délégué-e-s du personnel. Certains indices te mettent la puce à l’oreille : ton éviction était probablement décidée dès le vendredi, jour de la réunion pendant laquelle ton chef n’aura pas manqué d’étaler ses griefs grâce à sa langue bien pendue et dédiée au léchage de cul de patron. Mais on ne t’a pas averti, on te laisse te déplacer et constater le départ de toutes les équipes les unes après les autres, sans toi. Par goût pour l’humiliation. Tu ne possèdes que ta force de travail et aujourd’hui ton corps, ton seul bien, est superflu. Le patron de la société sort du bureau alors que tu es le dernier sur le parking, te demande : « T’es qui toi ? ». Il le sait pertinemment qui t’es, il le savait la semaine dernière quand il s’agissait de te faire trimer après l’heure. Il le sait pertinemment quand il compte les économies qu’il a fait sur ta fiche de paie. C’est juste une question de te remettre à ta place de corps interchangeable… d’instrument de sa supériorité sociale. Hors de l’esclavage tu n’es rien pour lui.

Débauché sans préavis à huit heures, tu retournes prendre ton bus de banlieue rempli de visages tristes et sévères. Tu erres un peu dans ton quartier avant de rentrer chez toi, dégoûté. Tu relèves ton courrier pour apprendre que la Caisse d’Allocations Familiales contrôlera ton domicile demain, épluchera tes comptes, ton passeport, ta vie. Que de la haine dans la dérive de l’homme traqué. Avant d’aller mendier le soir même à la boîte d’intérim de quoi enrichir ton propriétaire.

Ça va du chantier à l’usine, du centre ville à ma zone (…),
ça va de mon cerveau à mon stylo comme des battements de cœur,
des bruits de pas dans le noir pour une paye de braqueur !

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  • Le 3 avril 2007 à 02:41

    Beaucoup de force dans ce texte. Beaucoup de force, et de colère. Elles sont partagées.

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