La Part-Dieu ou « l’effet métropole »

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Analyse et critique du quartier de la Part-Dieu, parfait exemple de ces grands centres d’affaires et de décisions interurbains, élaborés et pensés à partir des années 1950-1960 en France et dont l’histoire et la forme sont inséparables de l’idéologie alors naissante et aujourd’hui triomphante de la « métropole ».

Construit sur les ruines d’une ancienne caserne militaire, l’histoire de l’actuel quartier de la Part-Dieu est indissociable des ambitions « métropolitaines » de Lyon. Selon le projet initial établi dans les années 1960 par le maire de l’époque Louis Pradel et l’urbaniste Charles Delfante, le quartier devait devenir le nouveau centre-ville de Lyon, plus moderne, plus spectaculaire et mieux adapté aux nouvelles ambitions de la ville : un centre-ville à l’échelle régionale et non plus seulement locale (la métropole lyonnaise étant sensée englober Grenoble et St-Etienne). Une « City » à la lyonnaise, en quelque sorte. D’échecs en complications, cependant, le projet n’a cessé d’être chamboulé et, depuis 40 ans, chaque nouvelle équipe municipale tente de rattraper l’échec initial du projet Pradel/Delfante. La rénovation du quartier est de nouveau à l’ordre du jour. Porte d’entrée économique de la métropole lyonnaise, la Part-Dieu est redevenue la priorité et la vitrine de l’action politique de l’équipe Collomb pour les prochaines années, tandis qu’urbanistes et communicant-e-s se posent maintenant une étrange question : « la Part-Dieu a-t-elle une âme ? ». L’article suivant, extrait du nouveau numéro de l’INTERNATIONALE UTOPISTE, tente de décrypter et d’analyser l’histoire de ce quartier et les enjeux idéologiques à l’oeuvre.

A lire, au choix, en version pdf, scannée de l’Internationale Utopiste #3 (plus d’infos ici) :

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...ou en version texte « brut » ci-dessous :

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Quartier « moderne », centre de commerces et d’affaires, véritable « City » à la lyonnaise, emblème de la ville (la fameuse tour en forme de crayon), « centre de la grande métropole lyonnaise » (selon les voeux de Gérard Collomb), la Part-Dieu est surtout le quartier le plus invivable et le plus moche de Lyon. Un véritable cauchemar urbain : une succession de barres et de tours toutes plus affreuses les unes que les autres (chacune abritant une banque différente), une succession d’immenses autoroutes en plein centre-ville (le boulevard Vivier-Merle et la rue Garibaldi), un temple dédié au commerce et à la consommation, un quartier sans-queue-ni-tête scindé en deux par une voie ferrée, un paradis de la vidéo-surveillance... n’en rajoutez plus : La Part-Dieu est le repoussoir parfait. En journée, c’est pourtant l’un des lieux les plus actifs de Lyon, une véritable fourmilière même. Les chiffres donnent le tournis : chaque jour, il y aurait en moyenne 477 000 déplacements dans ce tout petit quartier (entre la gare, le tram et le métro) et plus de 100 000 personnes fréquenteraient le centre-commercial. Au rayon palmarès, avec ses 900 000m² de bureaux, la Part-Dieu est le deuxième quartier d’affaires de France (juste derrière la Défense, à Paris) et se vante de posséder le plus grand centre-commercial interurbain d’Europe (120 000m² répartis sur trois étages). En 2009, 2170 établissements économiques y étaient installés pour un total de près de 40 000 emplois, très majoritairement répartis entre l’administration publique (avec la Cité Administrative d’Etat et le siège de la Communauté Urbaine de Lyon) et la finance (banques, assurances...). Comme le disent les cabinets d’étude employés par la mairie, la Part-Dieu est le « hotspot » et le « territoire totem » du tertiaire à Lyon (et, ce, malgré la concurrence grandissante des nouveaux quartiers de la Confluence, de Gerland ou des anciens docks de Vaise). Le tout coincé dans un périmètre très restreint et aisément identifiable (la transition architecturale est brutale avec les quartiers environnants), entre le Cours Lafayette, la rue Garibaldi, la rue de la Villette et la rue Paul Bert, dans le 3e arrondissement. Et malgré cela (ou plutôt à cause de cela), pas une once de sociabilité ou de chaleur humaine : la Part-Dieu est le quartier le plus inhumain et le plus froid de Lyon. Sortez du centre-commercial et de la gare et allez vous promener sur les grandes esplanades bétonnées qui les entourent, allez vous balader dans ces « rues » sans vie, sans âme où l’on n’a qu’une envie : accélérer le pas et fuir, vite, fuir, et vous verrez. Et je ne parle même pas de la nuit : dès que les bureaux et les magasins ont fermé, ce quartier est un véritable no man’s land, la plus parfaite définition du mot « ennui ». Loin d’être un cas isolé, il constitue un parfait exemple de ces grands centres d’affaires interurbains élaborés et pensés dans les années 1950-1960 en France, conséquences de la mutation économique du tertiaire et de la naissance de l’idéologie de la « Métropole ».

UN QUARTIER INACHEVE

Ce qu’on ne se sait pas toujours, c’est que l’histoire de la Part-Dieu est d’abord celle d’un des plus grands échecs urbanistiques à Lyon de ces cinquante dernières années. Mais revenons un peu en arrière. Jusqu’à il y a deux cent ans, la Part-Dieu était un terrain de marécages puis un vaste domaine agricole, d’abord privé puis propriété de l’administration hospitalière de l’Hôtel-Dieu. Au 19e siècle, le préfet Vaïsse mène à Lyon ce que le baron Haussmann fit à Paris : il détruit les rues tortueuses du centre-ville avec l’objectif de les remplacer par de larges avenues plus sécurisées. De nombreuses maisons sont détruites, entraînant autant d’expropriations. Les populations les plus pauvres commencent alors à s’installer en grand nombre sur la rive gauche du Rhône, vers la Guillotière, les Brotteaux et Charpenne et toute la zone commence à s’urbaniser. Dans la deuxième moitié du 19e siècle, les Hospices civils vendent les terrains de la Part-Dieu à l’armée qui y construit une grande caserne. Celle-ci restera en place jusqu’au milieu du 20e siècle. En 1958, l’Etat cède le terrain à la ville de Lyon. Louis Pradel, alors maire de la ville, désire y construire un quartier moderne et réhabiliter ainsi toute cette partie de Lyon. Exit, alors, la caserne et les vieux immeubles populaires ! La Part-Dieu est promise à un nouveau destin : devenir le centre-ville de Lyon, plus « moderne » et plus adapté aux ambitions de la nouvelle métropole. A partir des années 1950, en effet, les urbanistes et les technocrates associés au « développement du territoire » n’ont plus que ce terme à la bouche. Plus précisément, on parle alors de « métropole d’équilibre ». L’idée est simple : afin de contrebalancer le pouvoir central de Paris et d’homogénéiser le développement du territoire, l’Etat encourage le développement de différents pôles décisionnels et d’affaires en Province. En 1963, le plan d’aménagement du territoire prévoit la création des pôles suivants : Marseille/Aix, Lille/Roubaix/Tourcoing, Toulouse, Bordeaux, Nantes/Saint-Nazaire, Strasbourg et Nancy/Metz. Lyon doit constituer le 8e de ces pôles en étendant son influence à l’échelle de la région Rhône-Alpes et en regroupant autour d’elle St-Etienne et Grenoble. Pour cela, elle doit se constituer un nouveau centre, non plus à l’échelle locale mais à l’échelle régionale.

Toute une série de plans farfelus sont d’abord envisagés, pour cela. L’un d’entre eux prévoit, par exemple, de raser intégralement les immeubles de la presqu’île pour édifier à la place un « Manhattan lyonnais », un autre envisage de couvrir le Rhône et la Saône afin d’agrandir l’espace du centre-ville historique de Lyon, tandis qu’un dernier propose de construire ce nouveau centre dans les monts du lyonnais ! Assez rapidement, cependant, le consensus se fait autour du quartier de la Part-Dieu. Le maire Louis Pradel travaille alors avec l’urbaniste Charles Delfante, un jeune technocrate qui a déjà fait ses armes aux côtés d’un architecte comme Le Corbusier (ce qui n’est assurément pas un gage de qualité à nos yeux). Le projet qu’il met sur pied est extrêmement ambitieux. Il rêve de créer une « skyline » composée de différentes tours modernes et monumentales qui traceraient une ligne allant de la rue de la République aux Gratte-Ciels à Villeurbanne, en passant par le quartier de la préfecture et la Part-Dieu. Heureusement, les tours et les grandes barres d’immeubles resteront finalement concentrées uniquement dans ce dernier quartier. Une telle volonté architecturale de faire à la fois dans la verticalité et le monumental n’est pas simplement un effet de mode importé des Etats-Unis. Comme l’explique Delfante, l’idée est de créer une « silhouette » de la ville aisément reconnaissable et dont on puisse se servir comme d’un « logo promotionnel facilitant l’identification ». Aujourd’hui, la tour dite du « crayon » (dont l’emplacement fut décidé de telle sorte qu’on puisse l’apercevoir en sortant de l’aéroport de Satolas) joue parfaitement ce rôle-là. L’idée est aussi de signaler ce nouveau centre de loin et d’indiquer par la présence de ces grandes tours « qu’ici il se passe quelque chose ». Enfin, comme l’explique encore Delfante, les urbanistes de l’époque sont « convaincus que le caractère décisionnel ne peut être inspiré que par le volume ».

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Le projet ne se limite évidemment pas à la seule construction de grandes tours. Celui-ci prévoit la mise en place de nombreux centres de décision privés et publics, d’un grand centre-commercial, d’une nouvelle gare, d’un vaste centre culturel avec la bibliothèque municipale, l’auditorium, des cinémas et la maison de la radio, et, ce, en plus de nombreux logements concentrés dans de grandes barres à la mode des années 1960-1970. Il comprend, au départ, la création de 400 000m² d’activités tertiaires et de 50 000m² de commerces. En clair, il s’agit d’imiter le quartier de la Défense à Paris. Reprenant certaines théories de Le Corbusier sur la « ville idéale » telles qu’elles ont été exposées et détaillées dans la fameuse « Charte d’Athènes » en 1933, Delfante propose de diviser la ville par fonctions (habitat, travail, loisirs et transports). La Part-Dieu devra satisfaire les quatre fonctions élémentaires théorisées par cette école architecturale : « habiter, travailler, circuler, se recréer le corps et l’esprit ». Toujours dans l’héritage de Le Corbusier, Delfante propose de séparer les flux de voitures et de piétons. Dans cette optique, il envisage de construire un quartier à deux étages : de grands espaces piétonniers doivent être mis en place en hauteur sur de vastes terrasses et passerelles construites au-dessus des rues et des voies de circulation automobiles. La maquette du nouveau quartier est présentée à la presse le 3 septembre 1967. Les travaux sont lancés dans la foulée.

Dès le début, pourtant, l’entreprise se heurte à des dissensions et le vaste projet unitaire du départ cède place à une construction désordonnée, au coup par coup. Le pouvoir décisionnel échappe peu à peu aux politiques et aux urbanistes au profit des grands groupes privés qui financent la création du quartier et qui entendent bien rentabiliser leur investissement et l’édifier selon leurs propres objectifs à court terme. Le projet de centre-culturel s’enlise et le projet de gare est d’abord rejeté par la SNCF. Dans les années 1970, le quartier n’est qu’un vaste chantier dont le gouvernail est cassé. Les principaux bâtiments annoncés émergent tout de même de terre, peu à peu : la bibliothèque municipale en 1972, l’auditorium et le centre-commercial en 75, l’Hôtel de la Communauté urbaine en 76, la célèbre tour du Crédit Lyonnais en 77 et, enfin, les immeubles d’EDF et de la Caisse d’Epargne. Malgré les fanfaronnades du maire Pradel et de la SERL (l’entreprise qui coordonne les travaux d’aménagement du quartier), les objectifs initiaux sont loin de se réaliser, aussi bien d’un point de vue économique (la tour du Crédit Lyonnais qui devait être le coeur du quartier d’affaire n’est d’abord occupée qu’à 30%) que d’un point de vue urbanistique. Charles Delfante n’en finit pas de dénoncer l’affadissement de son projet initial et le grand n’importe quoi qui caractérise alors la construction du quartier. Il est bientôt remplacé, ne cessant alors de critiquer ce quartier dont il fut pourtant l’instigateur. La suite, on la connaît : la gare SNCF est finalement construite au début des années 1980, après de nombreux atermoiements, et vite jugée inadaptée et sous-dimensionnée, tandis que de nouvelles tours de bureaux (des banques, principalement) sortent de terre.

Le résultat final ne séduit personne. Les autorités elles-mêmes ne manquent pas de critiques à son égard. Pour Delfante, « la Part-Dieu est, du point de vue de l’urbanisme, un échec retentissant parce que les objectifs d’origine n’ont pas été atteints et que les plans ont été bousculés dans tous les sens ». Chargé de l’urbanisme à la Ville et au Grand Lyon dans les années 1990, Henry Chabert estime, lui, que ce quartier est « refermé sur lui-même, illisible, impraticable ». Pour un piéton, circuler dans le secteur est un véritable parcours du combattant. En effet, le quartier est éventré par de véritables autoroutes urbaines, des trémies et des autoponts. Traverser à pied le boulevard Vivier-Merle ou la rue Garibaldi relève de l’inconscience. L’idée de départ de circulation piétonne sur des passerelles en étage est un échec complet. Leur réseau n’est soit pas assez dense soit inadapté. La plupart d’entre elles sont d’ailleurs détruites dans les années 1990. Aujourd’hui, il n’en reste plus que deux ou trois. Tout le secteur est bruyant, pollué, dominé par les voitures. Le quartier est coupé du reste de la ville par ces immenses voies routières ainsi que par la voie ferrée. On y arrive en train, en métro, en voiture mais on ne s’y promène pas. Il n’y a aucune rue piétonne, aucune place où passer un moment agréable, aucun commerce de proximité, aucune vie de quartier. L’endroit est mort, dominé par une architecture déprimante, inhumaine, peu à peu gagnée par la rouille et la saleté. Hormis quelques jeunes qui viennent traîner dans le centre-commercial, attiré-e-s par les boutiques ou venu-e-s pour draguer, personne ne s’attarde sans raison dans le coin, personne n’y vient par plaisir. Ce quartier sans âme ne suscite aucune vie sociale, aucun attachement particulier et pas un-e seul-e lyonnais-e ne le considère aujourd’hui comme le centre-ville. Pour toutes et tous, c’est une enclave à part dans Lyon où l’on vient pour faire les boutiques, prendre un train où travailler dans les bureaux. Au regard des ambitions de départ, c’est un cuisant échec.

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LA PART-DIEU A-T-ELLE UNE ÂME ?

En février 2009, le cabinet Nova rend public les résultats d’une enquête sur la perception de la Part-Dieu par ses usagers et ses habitants. Les résultats sont édifiants : le quartier est « désincarné et sans âme », purement utilitaire et associé à des fonctions commerciales et économiques, « vide et isolé » le soir et le week-end, et où « les usagers y viennent et en repartent sans plaisir et sans émotion », un lieu sans lien social et sans lieux de convivialité. Tout cela, la mairie actuelle en est consciente. En 2010, l’OPALE (Observatoire Partenarial Lyonnais en Economie) rend des conclusions similaires dans un rapport pour l’Agence d’Urbanisme pour le Développement de l’Agglomération Lyonnaise. Là encore, il s’inquiète du manque d’ « âme » et d’ « identité » de la Part-Dieu. Telle est la question à la mode ces dernières années : quartier affreux cherche âme, de toute urgence ! La perspective de cette seconde étude a le mérite, cependant, d’être un peu plus explicite. L’enjeu, on l’aura compris, est d’essayer de reprendre les objectifs initiaux du quartier de la Part-Dieu et de corriger les erreurs réalisées ces trois dernières décennies. Par bien des aspects, l’actuel maire de Lyon, Gérard Collomb, est l’héritier de Louis Pradel. Tout son mandat peut se résumer à ce principal objectif : inscrire Lyon dans une dynamique métropolitaine à l’échelle de la région Rhône-Alpes.

Tout cela est très théorisé de sa part, en particulier dans son récent ouvrage Et si la France s’éveillait. Son idée de départ est la suivante : comme à la renaissance, le développement économique du capitalisme marchand doit s’appuyer aujourd’hui, non plus principalement sur les Etats nations, mais sur les métropoles. Comme il l’explique dans son ouvrage, « l’économie mondialisée impose, à nouveau, la figure de la ville et, en particulier, celles des grandes métropoles ». Ce sont elles, écrit-il, qui ont « exprimé, symbolisé la Renaissance européenne du 16e siècle. Elles l’ont rendue possible par la fertilisation croisée du commerce, de l’université et des arts. Ce sont elles qui ont inventé le capitalisme marchand ». Aujourd’hui, explique-t-il, les villes « retrouvent leur rôle historique de lieux d’échanges, de lieux de création de richesses économiques, intellectuelles et culturelles ». Dès lors s’ouvre une compétition féroce entre les grandes métropoles européennes dans laquelle il s’agit de placer au mieux la ville de Lyon, en augmentant son rayonnement et son attractivité sur la scène internationale. Pour cela, bien sûr, il s’agit de fédérer autour de cette ville toutes les ressources et les énergies régionales au sein d’une grande métropole dont Lyon serait le centre. La problématique est donc la même que dans les années 1960 : il faut construire des quartiers et des infrastructures dont les réalisations et le rayonnement soient à la hauteur des ambitions de la ville. Les constructions récentes de la Cité Internationale (vers le parc de la Tête d’Or), du Carré de la Soie à Vaulx-en-Velin et du nouveau quartier de la Confluence répondent à cet objectif. Il n’en faut pas moins un centre aisément identifiable de la métropole. C’est là que la question de la Part-Dieu revient sur le devant de la scène.

Porte d’entrée économique de la métropole, la Part-Dieu est redevenue la priorité et la vitrine de l’action politique de Collomb pour les prochaines années. Comme l’explique ce dernier, « la Part-Dieu est un quartier qui reste à construire ou plutôt à reconstruire ». Celui-ci doit incarner « le coeur de l’agglomération ainsi que celui de la métropole […], le point de rassemblement qui permet de relier toutes ces entités urbaines [Lyon, Villeurbanne, St-Etienne, Grenoble] entre elles ». Pour cela, la mairie doit améliorer l’image du quartier. Grand bâtisseur comme Pradel, Collomb n’en est pas moins de son temps. Il a compris le rôle central du « culturel » et du symbolique dans les politiques urbaines d’une grande ville comme Lyon. Il a compris combien son attractivité économique est fonction de la qualité du cadre de vie qu’elle propose. L’ancien dirigeant de l’Agence d’Urbanisme du Grand Lyon, Jean Frébault, résume cette question ainsi : « Dans ce contexte d’émulation entre villes attractives, les composantes immatérielles importent aujourd’hui autant que les ingrédients physiques du projet urbain. À une époque, on pensait la ville en termes de mètres carrés et de fonctions. Mais la ville ce n’est pas que des fonctions, c’est aussi des émotions, du frottement social et culturel, des rêves, de l’imaginaire ». Changer l’image du quartier, lui donner une « âme », n’est donc pas simplement un luxe ou un « à-côté » du projet : c’est son coeur même, son enjeu principal. La Part-Dieu n’a pas seulement à être « fonctionnelle », elle doit être pour elle-même sa propre publicité. Pour les grands groupes financiers et les entreprises, son attractivité est fonction de son prestige sur la scène nationale et internationale et son prestige s’acquiert à coups d’extravagances architecturales et de rayonnement culturel. Comme n’importe quelle autre marchandise, le quartier doit véhiculer avec lui une image positive et séduisante. Le travail de l’urbaniste se confond désormais avec celui du publicitaire. Les préconisations de l’OPALE vont toutes dans ce sens. Pour redonner une « âme » au quartier, il faudrait créer des lieux de rencontres et de convivialité, améliorer sa communication avec le reste de la ville et, surtout, développer l’offre culturelle, nous explique son rapport. Cela ne suffit pas, cependant : plus qu’une âme, c’est une identité qu’il faut donner à la Part-Dieu. Il faut développer son image comme on développe celle de n’importe quelle autre marque. Les communicants entrent alors en jeu. Ainsi l’OPALE conclut-elle son rapport en suggérant d’associer la Part-Dieu à un nouveau slogan porteur : « more than a business district »... Oui, ne rigolons pas : « plus qu’un quartier d’affaire », la Part-Dieu doit vendre du rêve – et si possible en anglais, réalité économique exige.

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Pour cela, la tâche a été confiée à l’agence AUC et aux architectes Klouche et Decoster, « Dupont et Dupond style punky-crados » d’après les auteurs de La Part-Dieu a-t-elle une âme ? (traduisez : bourgeois parisiens à l’image vaguement « bohème », comme n’importe quels architectes dans le vent dignes de ce nom aujourd’hui). Leur projet se veut ambitieux. D’après Decoster, il s’agit de remettre le quartier « dans une nouvelle logique. Nous l’avons nommée logique de hub métropolitain contemporain car c’est un quartier de Lyon fonctionnant aussi à l’échelle de la métropole ». En clair et sans s’embarrasser de ces discours complètement creux, il s’agit d’adapter le quartier aux nouveaux usages et aux attentes des individus et des entreprises. Le projet de rénovation du quartier est présenté en 2011 à Cannes, au Marché International de l’Immobilier. En guise d’ « âme », il promet surtout de faire passer la superficie des bureaux de 900 000m² à 1,5 million de m² et, pour cela, de construire de nouvelles tours puisque, comme l’explique Decoster, « on est dans une stratégie de la densité ». Après la tour « Oxygène » (sic) en 2010, la mairie entend laisser sa marque dans le quartier en construisant la gigantesque tour Incity qui, du haut de ses 200 mètres, supplantera largement les actuels 165 mètres du fameux « crayon » construit par l’équipe Pradel. Et pour le reste ? Rien de bien nouveau, à vrai dire. Un simple « toilettage ». On annonce la rénovation du centre-commercial pour 12M d’euros pour que celui-ci devienne un centre « lifestore » conciliant « l’art de vivre et le commerce » (selon le designer Olivier Saguez). Il est question aussi d’améliorer les transports avec la refonte de la gare, saturée aujourd’hui (80 000 usagers par jour alors qu’elle était prévue pour en accueillir 35 000...) et afin de préparer l’arrivée des grandes lignes de train européennes. Côté transports interurbains, une liaison tram sera mise en place du côté du nouveau quartier de la Villette, de l’autre côté de la voie ferrée. Et notre « âme » dans tout ça ? Decoster et Klouche ne manquent pas de grandes formules creuses pour vendre le projet. Pour revaloriser le déplacement à pied, on nous vend ainsi les beaux concepts de « sol facile » et de « socles actifs » qui consistent à « remettre de l’animation dans les rez-de-chaussée » car, nous dit-on, « les rues à la Part-Dieu sont souvent sinistres ». Concrètement, le principal chantier concerne la transformation de la rue Garibaldi qui, d’autoroute urbaine, devrait devenir un grand axe piétonnier – ce dont on ne peut que se réjouir. Il s’agit aussi de décloisonner l’espace en « ouvrant la gare de la Part-Dieu », en déplaçant l’entrée principale du centre-commercial face à la gare et en atténuant donc la barrière que constituait jusque-là la rue Garibaldi. L’objectif, nous explique Decoster, est de « réintégrer le centre-commercial dans la ville. Il faut redonner de la porosité sans heurter la logique de ce qui fonctionne ». Afin de créer des lieux de convivialité, il est question, enfin, de créer une esplanade de commerces et de jardins sur le toit du centre-commercial.

La question se pose, maintenant : ces propositions sont-elles à la hauteur des objectifs annoncés ? est-ce ainsi que l’on donne une « âme » et une identité à un quartier ? Cela, personne n’y croit vraiment. C’est avec une pointe de déception que le projet est reçu par les medias, en 2011. « Tout ça pour ça... », telle est l’impression qui domine. Pourtant peu difficile à contenter d’habitude, la presse locale se montre critique. Somme toute, le projet de rénovation actuel s’apparente à un simple dépoussiérage, une simple adaptation à l’air du temps. Hormis la transformation de la rue Garibaldi en voie piétonne, il ne fait finalement que renforcer ce qui existait déjà : toujours plus de bureaux et un centre-commercial toujours plus central dans le quartier. La création des esplanades ou le déplacement de l’entrée de ce dernier ont-ils pour but de rendre les lieux plus agréables à vivre ? Ils ont surtout pour objectif de favoriser le commerce et de rendre encore plus incontournable et inévitable le passage par le centre-commercial. Pendant ce temps, la mairie signait un accord avec les commerçants du quartier pour mutualiser leurs efforts en matière de vidéo-surveillance, nous promettant un véritable paradis du contrôle policier digne du 1984 d’Orwell. Passer le nombre de caméras de 373 aujourd’hui à 1200 demain, c’est comme ça qu’on donne une « âme » à un quartier ? Et, pendant que l’industrie du sécuritaire fait fortune en commercialisant ses caméras dernier cri (capables d’identifier un visage à plus de 200 mètres...), on ignore et on traite par le mépris les revendications d’employé-e-s qui se plaignent de conditions de travail éprouvantes au sein d’un centre-commercial étouffant et invivable, où il fait un bon 35°C l’été et où le bruit et les lumières artificielles ont vite fait de vous transformer en rat de laboratoire. La voilà l’identité de la Part-Dieu : un blockhaus invivable dédié au dieu Argent, un cauchemar sécuritaire où tout individu qui fréquente les lieux est filmé, suivi, contrôlé et traité comme un potentiel délinquant, un temple capitaliste moderne qui sacrifie le bien-être des gens aux exigences de l’économie. Mais peu importe, on l’aura compris : la question n’est pas tant que la Part-Dieu ait une « âme » mais qu’elle donne l’impression d’en avoir une et qu’on puisse en communiquer l’image. Qu’on nous permette alors de tout faire pour en gâcher le clinquant. On peut bien décorer un tas de merde comme on veut, il n’en reste pas moins puant. Et quant à moi, si je devais y aller de mes propres conseils, je ne préconiserais l’emploi que d’un seul instrument et la réalisation que d’un seul grand projet : le bâton de dynamite et la destruction complète, dans les plus brefs délais.

contact : utopie_pour_tous[at]hotmail.fr

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  • Le 16 novembre 2012 à 19:47, par I.U.

    @keskispass :

    Le débat de type esthétique sur l’architecture moderne en général ne m’intéresse absolument pas... surtout si c’est pour le résumer à un débat « architecture moderne vs. maisons de bois » (désolé, mais ça me fait un peu penser aux discours du type : « ah, mais les gens qui sont contre la croissance sont pour le retour aux cavernes et à l’éclairage à la bougie ! »).

    Ce qui (me) pose problème avec la Part-Dieu, c’est le type de projet de société et d’idéologie qu’impose et matérialise ce quartier : primauté de l’économique dans l’espace urbain, circulation accélérée des flux de marchandises et des êtres humains, surveillance et contrôle permanent, centralisation des pôles de décision étatiques et économiques, normalisation de l’espace à partir d’un même modèle économiquement et politiquement efficace, destruction de toute dimension poétique et sociale de l’espace, absence de toute vie de quartier, idéologie de la « métropole », instauration d’un milieu de vie « inhumain » (voir à ce sujet les plaintes des employé-e-s du centre commercial), etc.

  • Le 16 novembre 2012 à 13:20, par keskispass

    Mouai, moi j’aime bien la Part-dieu même si c’est pas militantement correcte.

    On peut etre libertaire et aimer l’architecture moderne ou on doit se forcer a aimer les maisons de bois ?

  • Le 11 novembre 2012 à 16:34, par I.U.

    Merci ! Cet article fait partie d’une série publiée dans l’Internationale Utopiste sur différents quartiers de Lyon. Le précédent (dans l’IU n°2), sur le nouveau quartier de la Confluence, est dispo ici : http://rebellyon.info/Eloge-de-la-zone-Critique-du.html

  • Le 9 novembre 2012 à 13:34, par SisiLaFamille

    Superbe article ! On en voudrait plus des comme ça, félicitations a l’auteur !

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