Non, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes de féminicides

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Depuis quelques mois, le mouvement Nous Toutes Lyon diffuse sur les réseaux sociaux des portraits de femmes assassinées qui leurs associent des qualités flatteuses. Ce procédé interroge, en ce qu’il crée une division entre bonnes et mauvaises victimes. De plus, il pose problème politiquement. Et pas qu’un peu.

Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes. La réalité de la violence généralisée, qu’elle soit institutionnelle, économique, policière, médicale, sexuelle, conjugale — la liste est infinie — c’est qu’elle s’abat sur toutes et tous, et a fortiori sur les personnes fragiles, déjà peu armées pour se défendre. On pense aux migrant·es, aux travailleur·ses les plus précaires, aux victimes de violences et de scandales médicaux, aux victimes de violences policières, à toutes celles et ceux qui vivent des injustices criantes. En face d’un pouvoir centralisé et brutal, la défense des cas individuels, à la force des militant·es et lanceur·ses d’alerte épuisé·es, conduit à faire la lumière sur les cas les plus criants, sur les personnes dont la vie privée et publique ne présente aucune zone d’ombre. Stratégie peu pensée, elle vise à maximiser les chances de faire avancer leur dossier, d’obtenir des papiers, des réparations ou des indemnités, de gagner des procès et de faire valoir une cause.

Cette tendance, observée dans certains milieux militants, consistant à mettre en avant les « bonnes victimes », au détriment des « mauvaises », se conçoit en réaction à un pouvoir et à des institutions en face desquels faire valoir les droits les plus élémentaires est un travail de lutte acharnée et quotidienne. C’est une stratégie dictée par les errements du pouvoir et par une volonté de « toucher le plus de monde possible ». Elle peut néanmoins être questionnée et critiquée : lorsqu’elle résulte de maladresses militantes isolées ou d’instrumentalisation par les médias, elle agace ou désespère. Lorsqu’elle s’inscrit dans des campagnes de communication sensées être réfléchies, elle nous met en colère, parce que ses effets pervers sont potentiellement désastreux. L’exemple des récentes publications de Nous Toutes Lyon est à ce titre particulièrement éclairant.

Pour Nous Toutes Lyon et Fanny Vella, l’illustratrice : « ce sont des hommages », des « commandes familiales ». Les portraits diffusés, en bande dessinée naïve, enfantine, sur fond de fleurs de cerisiers ou de vagues douces, sont empreints d’une empathique intention de rendre hommage en images à certaines victimes de féminicides, de rappeler que « derrière les chiffres il y a des femmes, des filles, des amies. Et qu’elles avaient une vie ». Et ça donne : « Elle aimait les fleurs, cultivait son jardin, aimait le yoga, ses petits-enfants ou ses neveux, régalait amis et collègues de cuisine fine ou de gâteaux au chocolat. Elle était douce, gentille, jolie, coquette, lumineuse, formidable. Elle était une belle personne. »

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Ces dessins sont publiés avec pour titre « Derrière les chiffres ». En pied de page, sur fond noir : « tuée par son conjoint, avec telle arme, à telle date, alors qu’elle avait tel âge ». L’effet de contraste est voulu comme saisissant. Cette formidable personne, c’est la réalité derrière le chiffre du Xe féminicide ; un féminicide, c’est l’horrible crime contre une formidable personne.

Ces dessins font sans doute sens pour les proches de la victime, qui ont bien des raisons sans doute de l’avoir trouvée super et qui ont toute la légitimité du monde à trouver que le meurtre de cette personne est une abomination, une horreur, d’une cruauté sans nom. Le problème c’est que la conséquence directe est que les moins supers n’auront pas d’hommage relayé par Nous Toutes, parce que bon… elles étaient pas supers.

Non. « Elles étaient pas supers » : c’est volontairement ironique. Performer post-mortem encore et toujours la perfection lisse des femmes « comme il faut » et intégrer ce type d’hommage dans une campagne de communication pose problème en termes d’analyse féministe. Plusieurs problèmes.

• Ça trimballe un paquet d’injonctions à la féminité qui font « la bonne victime », « la bonne compagne », « la bonne sœur » ou « la mère idéale ». Se souvenir des belles choses ? Oui, dans le cadre des cérémonies familiales. Dans le cadre d’un mouvement féministe, appuyer une partie de son discours sur quelques-uns de ces hommages réduit ces « belles choses » aux attentes sociales que l’on a envers les femmes : le soin aux autres, la grâce, la coquetterie, le goût des petites choses mignonnes, les loisirs inoffensifs, être une bonne mère, une bonne sœur, une bonne fille, une bonne collègue, jusqu’à la nausée.
• Ce sont encore des femmes qui sourient : une injonction parmi d’autres, mais qui prend une dimension absurde quand on évoque, dans un cadre militant, une personne qui a subi des violences ayant entraîné la mort. Cela va contre l’un des combats des militantes féministes : le droit pour les femmes d’être ce qu’elles veulent, y compris des personnes pas sympas, pas souriantes, pas cools, pas généreuses, pas ce qu’on attend d’elles, pas sages, et de ne pas se faire tuer par leurs conjoints, père, frères, clients, ou par des inconnus.
• Si « on ne tue pas sa compagne quand elle est chouette », peut-on taper dessus quand c’est une peau de vache ? La question est monstrueuse et absurde ? C’est exprès. C’est le second versant du phénomène de la « bonne victime ». Cela met en avant celle qui ne l’a « pas du tout cherché » et c’est un peu lâcher en route les moins « exemplaires ». Celle qui l’aurait cherché en étant chiante, voire elle-même violente, psychologiquement ou physiquement, mérite comme tout être humain d’être laissé en vie. D’être quittée, d’être sanctionnée, peut-être, mais en aucun cas cela ne justifie le fait de la tuer. On ne tue pas, tout court.

Pour toutes ces raisons, si la démarche est compréhensible, elle présente des risques considérables. Surtout, se pose la question des finalités politiques et morales de ce combat, et des causes profondes que l’on reconnaît les un·es les autres comme responsables de cet état de fait : trop de femmes meurent parce qu’elles sont des femmes.

Quelle est la position des femmes dans un monde capitaliste et a fortiori dans le monde néolibéral ?
Celle d’un agent dont on attend qu’il remplisse un certain nombre de fonctions, dont l’enfantement, le soin à la famille, la décoration et le travail domestique. Le capitalisme a renforcé l’oppression des femmes en instituant la famille moderne, microcosme enfermé sur lui-même qu’est la famille nucléaire, lieu idéal de déchaînement de la violence. La dérégulation des services publics, l’obsession de soi, le consumérisme délirant aggravent l’oppression patriarcale et laissent libre cours à la violence de ceux qui considèrent les femmes comme leurs biens et ne supportent pas qu’elles s’émancipent, qu’elles existent ailleurs, qu’elles claquent la porte.

Et que voudrions-nous ?
Un monde où les rôles ne seraient plus genrés et subis, où la liberté serait totale et respectueuse des autres, où les formes d’organisation seraient variées et choisies. On pourrait vivre en famille, en famille élargie, en groupe plus large, sans famille, on pourrait coexister autrement. Et les femmes pourraient exercer les rôles qu’elles se donnent, là où ça leur chante.

Promouvoir l’image de la « bonne victime » pour évoquer les féminicides, ce n’est rien moins qu’anodin.

Célébrer la mémoire de femmes qui correspondent parfaitement aux attentes sociales dans le monde patriarcal, capitaliste et libéral, et faire comme si leur meurtre était une absurdité et un accident à éradiquer, c’est politiquement superficiel et aberrant.

Ça ramène les femmes aux injonctions déjà trop présentes tout au long de leur vie, mais c’est aussi plaquer à la logique de l’institution judiciaire. On sait combien la justice patriarcale et bourgeoise sera plus encline à protéger, indemniser, « rendre justice » à une femme qui correspond à l’archétype de la « bonne victime ». Cela fait partie des raisons qui conduisent à s’interroger sur ses limites. Pour certaines des féministes qui dénoncent les violences faites aux femmes, la logique pénale police-justice n’est qu’un piètre recours, car c’est un retour à l’individu et au punitif. Au lieu de cela, il faudrait profiter de la mise en lumière, crue et dure, des féminicides, pour évoquer les moyens de prévenir les violences, de favoriser l’autonomie des femmes, notamment en favorisant des mesures redistributives et un accès aux collectifs où les femmes s’organisent. Le « féminisme carcéral » n’est pas un horizon : des flics et des juges qui font leur boulot sans ajouter de la violence et de l’injustice aux violences et aux injustices que vivent les femmes, c’est juste le minimum. Le reste est à inventer : dans les têtes de nombre d’entre nous, un monde vivable c’est un monde sans prisons et sans tribunaux, sans bonnes et mauvaises victimes, entre êtres libres.

En creux, le risque est que ce genre de campagne aggrave les effets de la pathologisation et de la psychiatrisation des femmes victimes de violences. Subir des violences conjugales et rester avec un conjoint violent, c’est souvent aller mal. Tenter de sauver la face et les apparences, mais ne pas aller bien du tout. On comprend encore trop peu pourquoi les femmes n’arrivent pas à partir, alors que ça fait partie du processus des violences, d’empêcher d’être capable de partir. On parle trop peu des femmes qui développent des addictions, des femmes qui sont internées en psychiatrie, des femmes qui se suicident, à cause de conjoints violents. Avant de partir, et pour celles qui en meurent, avant d’être tuées, ça ne va pas très bien. Ne souligner que les beaux aspects de la personne, que ceux qui sont attendus d’une femme, la joie, la douceur, l’énergie, c’est aussi nier son malaise profond. Les femmes tuées par leurs conjoints souriaient sans doute, étaient sans doute pleines de qualités, mais ça n’allait pas, pas du tout.

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